Pouvoir, économie, subjectivation

Pouvoir, économie, subjectivation
La démocratie sauvage de Claude Lefort au-delà des vestiges de marxisme classique ?

Anders Fjeld

Le problème du marxisme, selon Claude Lefort, n’est pas simplement d’avoir ignoré la conflictualité propre à l’ère démocratique, mais de l’avoir inscrite dans une eschatologie qui intègre les conflits démocratiques dans une trame historique visant le « bon ordre final ». Lefort réévalue le lien entre conflictualité et démocratie, faisant de celle-là une dynamique de dissolution de tous les repères de certitude et de celle-ci la mise en scène de l’indétermination dernière. Dans cet article, dans un premier temps, je vais proposer que l’usage sporadique que fait Lefort de la notion du « sauvage » pour caractériser cette pensée de la démocratie n’est pas fortuit : cet usage peut être lu comme une stratégie critique vis-à-vis de la figure du « sauvage » héritée des Lumières, faisant passer cette figure par une subversion interne.

Pierre Clastres emploie la notion du « sauvage » selon la même stratégie critique, me semble-t-il, mais il infléchit les enjeux, non pas seulement puisque son travail porte sur l’anthropologie, mais surtout parce qu’il développe une autre critique du marxisme que celle de Lefort. Clastres s’attaque à la conception marxiste du pouvoir politique comme purement coercitif puisque déterminé par l’infrastructure économique. Dans un deuxième temps, je voudrais montrer comment cette critique concerne aussi la pensée de la démocratie sauvage de Lefort, non pas en ce qui concerne la détermination économique, mais par rapport à la conception du pouvoir – liée à sa relecture de Machiavel et à l’idée d’une division originaire du social.

Dans un troisième temps, et suivant toujours cet usage critique de la notion du « sauvage », j’aborde la critique que développent Gilles Deleuze et Félix Guattari de l’anthropologie de Clastres, notamment concernant les « vestiges » de l’évolutionnisme dans sa pensée. Ceci ouvre une nouvelle question critique qui concerne, cette fois, à la fois Clastres et Lefort, et qui porte sur les pratiques politiques. Je termine en me tournant vers Jacques Rancière pour indiquer quelques pistes concernant le lien entre pratiques politiques et subjectivation.

Mon propos consiste ainsi à poser des défis à la pensée de la démocratie sauvage, notamment concernant les vestiges de marxisme classique qui semble encore la déterminer dans sa version lefortienne (ce qui est aussi caractéristique de l’anthropologie de Clastres), et à souligner la manière dont elle constitue un enjeu partagé entre ces auteurs. Ces défis sont à comprendre comme des potentiels de réinvention de l’héritage du marxisme et d’approfondissement de la pensée de la démocratie sauvage.

Subversion interne : Adam Smith et le « sauvage » des Lumières

Venant étymologiquement du latin silva qui signifie habitant de la forêt, la figure du « sauvage », de par son opposition au « civilisé », est souvent associée aux frontières de l’humanité, à l’animalité et à l’état naturel précédant l’histoire de la civilisation. Faire de ces significations la base de détournements critiques – au sens de critiquer le « civilisé » en lui retournant son propre terme opposé – nous amène à lier le « sauvage » à une revendication de l’Autre ou à une sorte d’extériorité ou dehors qui déstabilisent, voire déconstruisent les frontières de la civilisation. Or, ce n’est pas de cette stratégie critique dont il s’agit chez Lefort, Clastres et Deleuze et Guattari. Il ne s’agit pas non plus de réinventer un passé perdu ou de dresser un tribunal des violences de la colonisation. Il s’agit plutôt de faire du « sauvage » un principe de subversion interne qui ne vient ni du dehors ni d’un temps passé, qui a plutôt pour effet de dissoudre les repères mêmes qui permettraient de constituer un dehors et un temps passé. C’est un certain héritage des Lumières qui est en jeu ici, me semble-t-il, qu’il s’agit de détourner et de réinvestir.

Cet héritage, nous pouvons le trouver dans les deux rôles que joue le « sauvage » dans la pensée d’Adam Smith, pensée située dans les Lumières écossaises caractérisées d’une part par l’empirisme – particulièrement présente dans la Théorie des sentiments moraux dans ses continuités avec les théories morales de David Hume et de Francis Hutcheson – et d’autre part par l’école historique et sa théorie des sociétés humaines – qui, chez Smith, est introduite dans ses Cours sur la jurisprudence et notamment dans la Richesse des nations où la question de la colonisation devient centrale aussi.

Dans la Théorie des Sentiments Moraux de 1759, œuvre de théorie morale, Smith fait de la sympathie, au sens de la capacité de se mettre dans la position de l’autre, le vecteur de moralité que les hommes développent entre eux, aboutissant à la figure du « spectateur impartial »1 :

Ces passions, comme toutes les autres passions de la nature humaine, ne nous paraissent convenables et ne sont approuvées, que lorsque tout spectateur impartial, tout témoin indifférent, sympathise entièrement avec elles, les accompagne et les partage en tous points.2

Le sauvage, dit Smith, est pourtant dénué de sympathie et, par conséquence, de la possibilité même de cultiver un spectateur impartial :

Tous les sauvages sont trop occupés de leurs besoins personnels, pour faire très attention à ceux des autres. Un sauvage, de quelque nature que soit sa détresse, ne compte donc sur aucune sympathie de la part de ses voisins.3

22 Егор Журавлёв

Il ne s’agit pas là, évidemment, d’une observation empirique mais d’un postulat anthropologique : le « sauvage » représente le niveau zéro de civilisation. Le niveau zéro de civilisation ne renvoie pas à un dehors de la civilisation, c’est-à-dire à un simple être de la nature – un être de la forêt au même titre que les animaux de la jungle. Le niveau zéro de civilisation renvoie à un homme pur sans médiation sociale. Autrement dit, le sauvage n’est pas l’animal déguisé en homme, l’Autre de la civilisation, mais loge à l’intérieur de tout un chacun en tant que potentialité zéro : le sauvage est ce qui reste quand toute civilité s’évapore. Le sauvage est ainsi imaginé comme un être social dépourvu de tous les éléments sur lesquels est bâti le tissu social du monde civilisé. Il ne marque pas une frontière extérieure de l’humanité comme le fait l’animalité – mobilisée pour désigner a contrario ce qui est spécifiquement humain –, mais est « contenu » dans l’humanité – mobilisé pour désigner ce qui minimalement humain.

Dans la _Richesse des nations _publiée en 17764, le sauvage n’est plus traité de la même manière comme un postulat anthropologique. Conformément à l’école historique écossaise qui développe une théorie matérialiste des stades de développement de l’histoire humaine5 – chasse, élevage, agriculture et commerce –, le sauvage se trouve porté au niveau de société, c’est-à-dire à « l’état primitif » de l’humanité, et figure alors plutôt comme une _origine _des civilisations6. Il s’agit d’une origine au sens où les éléments fondamentaux de toute société puissent y être étudiés dans leur nudité. Autrement dit, c’est le stade historique qui ne connaît aucun « avant », pris dans sa propre immobilité d’où peut, potentiellement, sortir un premier mouvement historique, premier mouvement qui correspond à l’inauguration de l’histoire elle-même. Comme le dit J. G. A. Pocock à propos de la vision de Smith :

Quant aux Amériques, […] dans leur condition précolombienne elles ne pouvaient pas générer une histoire propre. […] Smith suivait Robertson et Raynal […] en supposant que les Américains natifs avaient uniformément vécu dans la condition sauvage ou de chasse, et que les villes du Mexique et du Pérou – dont l’économie et la culture étaient en effet difficilement compréhensibles pour les Européens – étaient essentiellement un mythe espagnol.7

C’est cette idée du sauvage – répandue dans les Lumières et qui comprend aussi la notion courante du « bon sauvage » que nous trouvons par exemple chez Jean-Jacques Rousseau – qui prépare un potentiel critique de subversion interne, voire un usage stratégique contre les intentions de départ. Il s’agit de réinvestir cette présence intime du sauvage au sein d’un ordre dans lequel il est en même temps déclaré comme inassimilable. Le désir de civilisation des Lumières fait couler le sauvage dans ses veines, l’installe dans son imaginaire, comme une condition pour étudier et fonder sa propre civilité, voire pour s’assurer de sa propre civilité. L’usage stratégique du « sauvage », dans un premier temps, ne consiste donc pas à dénoncer les injustices de la colonisation, mais à retourner contre la culture dominante, contre la culture colonisatrice, la vérité subvertie de ses propres désirs : elle désire et phantasme un sauvage au fond d’elle-même.

Cela rappelle ce que l’écrivain américain James Baldwin dit sur le mot « nègre » aux États-Unis des années 1960 :

Ce que les Blancs doivent faire, c’est essayer de trouver au fond d’eux-mêmes pourquoi, tout d’abord, il leur a été nécessaire d’avoir un “nègre”, parce que je ne suis pas un “nègre”. Je ne suis pas un nègre, je suis un homme. Mais si vous pensez que je suis un nègre, ça veut dire qu’il vous en faut un.7

Par rapport au « sauvage », il y a cependant une différence avec ce que dit Baldwin sur le « nègre » ici : il ne s’agit pas d’indexer le sauvage sur une humanité partagée8, mais de faire du sauvage un principe de subversion interne, comme quelque chose d’inassimilable au cœur de la société moderne qui secoue ses coordonnées hégémoniques, qui défait ses marqueurs de certitude, qui porte même atteinte aux modèles de rationalité et de scientificité. C’est précisément, me semble-t-il, comme le dit Pierre Clastres dans La Société contre l’État à propos de ce que penser le Sauvage fait à l’anthropologie :

[L’anthropologie politique] se heurte à une limite, moins celles des sociétés primitives que celle qu’elle porte en elle-même, la limitation même de l’Occident dont elle montre le sceau encore gravé en soi.9

Le conflit : Claude Lefort et la démocratie sauvage

N’est-ce pas en ce sens que l’adjectif « sauvage » vient qualifier l’idée de la démocratie chez Claude Lefort, comme une subversion interne qui perpétuellement déjoue tout désir de domination au sein des sociétés modernes, un désordre qui surgit du dedans pour brouiller les repères de certitude ?10 Selon Lefort, la démocratie, qui apparaît avec la Déclaration des droits de l’homme de la Révolution française, est un régime irréductiblement conflictuel qui, grâce à l’indétermination qui naît continuellement dans ces rapports conflictuels, déjoue sans cesse la substantialisation du pouvoir, ainsi que du savoir et de la loi. Comme il le dit :

L’essentiel, à mes yeux, est que la démocratie s’institue et se maintient dans la dissolution des repères de certitude. Elle inaugure une histoire dans laquelle les hommes font l’épreuve d’une indétermination dernière, quant au fondement du Pouvoir, de la Loi et du Savoir, et au fondement de la relation de l’un avec l’autre, sur tous les registres de la vie sociale.11

Liée à sa relecture de Machiavel, la démocratie est une scène de division originaire entre le désir de dominer et le désir de ne pas être dominé,scène qui n’existe que pour autant que l’incarnation du lieu de pouvoir est suspendue par les conflits : le lieu de pouvoir reste un lieu « vide », occupé seulement en intermittence et soumis au conflit. Cependant, explique Lefort, cette scène est hantée par le désir d’achever le conflit, de remplacer l’indétermination démocratique par un ordre stable. Ce désir, qui est en vérité consubstantiel à la démocratie moderne, porte en germe le totalitarisme du peuple-Un, allié de la bureaucratie étatique, et peut encore prendre la forme d’une eschatologie révolutionnaire. Autrement dit, l’indétermination démocratique qui fait la liberté des sociétés modernes sécrète aussi sa propre antimatière : le désir d’unification, de bon ordre. C’est un désir qui vise l’achèvement de la condition même qui la fait naître, c’est-à-dire la démocratie sauvage.

C’est partant de cette conception de la démocratie et du totalitarisme que Lefort élabore sa critique du marxisme. La démocratie n’est pas seulement l’_impensé du marxisme, mais la preuve de son incapacité_ à penser la conflictualité politique étant donné que la révolution française est réduite à une révolution bourgeoise et la démocratie à la domination bourgeoise. Cette critique vise en particulier la conception du conflit dans le marxisme, c’est-à-dire la manière dont le conflit démocratique dans la société capitaliste est pensé en termes eschatologiques, en termes de son achèvement futur. La conflictualité n’est que provisoire au sens d’un moyen pour parvenir au bon ordre futur. Pour Lefort, ce n’est pas seulement cette conception elle-même qui fait problème, mais aussi son caractère totalisant, au sens où l’ensemble des conflits sociaux et politiques dans la société capitaliste sont appréhendés comme des moments partiels qui seront absorbés dans la polarisation de la lutte des classes. C’est sur cette base que Lefort cerne des tendances totalitaires dans la tradition marxiste, dans cette « foi en un état final […], un état où les causes de la division [démocratique] seraient supprimées »12.

Le caractère « sauvage » de la démocratie joue un rôle ici précisément pour réorienter cette conception du conflit, l’engageant non pas sur la voie royale d’un évolutionnisme sociétal mais en incarnant une conflictualité que cette société ne peut ni assimiler ni supprimer. En ce sens, le « sauvage » chez Lefort déjoue le désir d’unification de par d’autres modalités du conflit, où celui-ci n’est pas évalué en termes de ses finalités ou de son achèvement, mais en termes des conditions de sa mise en scène.

Le pouvoir : Pierre Clastres et la société contre l’État

Chez Pierre Clastres, la notion du « sauvage » n’est pas liée comme chez Lefort à une réflexion sur la démocratie. Il me semble cependant que les deux la mobilisent selon le même usage stratégique. Or, Clastres développe par là une autre critique du marxisme que celle de Lefort, visant non pas sa conception eschatologique de la conflictualité démocratique mais sa conception du pouvoir. Cette critique du marxisme concerne aussi la démocratie sauvage de Lefort, même si c’est pour des raisons différentes. C’est néanmoins l’hypothèse défendue ici : la critique que développe Clastres contre le marxisme, au nom du « sauvage », peut également être émise contre Lefort et la conception du pouvoir qui accompagne sa théorie de la démocratie sauvage.

Considérant les sociétés primitives comme des sociétés contre l’État, Clastres décrit plusieurs mécanismes sociaux qui conjurent la formation de l’État. La société primitive empêche la formation d’un pouvoir indépendant de la société, et cela en raison de l’existence d’un _leader _charismatique qui dépend de la volonté commune. Elle empêche le mode de production qui lie accumulation et surtravail, et cela en rapportant le travail directement à la satisfaction des besoins – rendant donc le surtravail inutile. Et en assurant, par la guerre, l’unité interne de la communauté13, elle empêche la division sociale et la hiérarchisation étatique. « la société primitive fonctionne de telle manière que l’inégalité, l’exploitation, la division y sont impossibles »14.

La critique du marxisme que Clastres développe, partant de cette étude de la société primitive, vise sa conception du pouvoir. Il critique la manière dont le marxisme classique cherche à dériver, de l’infrastructure économique, un pouvoir de _coercition _agissant sur l’ensemble de la société. Ce pouvoir de coercition et de discipline est celui de « l’autorité du capital », ancrée dans la chair du social et imprégnant tous les modes de vie. Or, Clastres renverse ce primat de l’infrastructure économique sur l’organisation politique de la vie sociale. Il considère que c’est, au contraire, le pouvoir politique qui précède et encadre l’organisation économique. Autrement dit, l’économie n’est pas une force autonome qui structure la société dans son ensemble. Elle est institutionnalisée et _présuppose _une organisation du pouvoir. Avec ce renversement, Clastres ouvre alors un questionnement sur les modalités du pouvoir. Ou, pour le dire ainsi, ces modalités ne sont plus simplement déterminées par l’infrastructure économique, mais s’ouvrent à l’horizon du possible, voire à une possible expérimentation à ce niveau. Le pouvoir, justement, ne se confond plus avec la coercition disciplinaire : ce ne serait qu’une de ses modalités possibles. C’est ce que prouve selon lui l’organisation du pouvoir non-coercitif dans les sociétés contre l’État. Comme il le dit :

Le pouvoir politique comme coercition (ou comme relation de commandement-obéissance) n’est pas le modèle du pouvoir vrai, mais simplement un cas particulier, une réalisation concrète du pouvoir politique en certaines cultures, telle l’occidentale (mais elle n’est pas la seule, naturellement). Il n’y a donc aucune raison scientifique de privilégier cette modalité-là du pouvoir pour en faire le point de référence et le principe d’explication d’autres modalités différentes.15

Quelle conséquence pour la démocratie sauvage de Lefort ? Lefort suit bien sûr Clastres en ce qui concerne le renversement du primat de l’économique sur la politique, mais qu’en est-il de la question des modalités du pouvoir ? Lefort indexe la démocratie sauvage sur la division originaire entre le désir des grands à dominer et le désir du peuple à ne pas être dominé. Mais ne présuppose-t-il pas, par-là, que le pouvoir est nécessairement coercitif, fondé sur le désir de dominer et de commander, et qui ne peut être que suspendu et déjoué dans la conflictualité, mais non pas réinvesti selon d’autres modalités ? Autrement dit, Lefort n’essentialise-t-il pas le pouvoir précisément comme une relation de commandement-obéissance qui ne se trouve que déjouée et suspendue par la conflictualité démocratique ? Et sa conception de la conflictualité démocratique, de son côté, ne présuppose-t-elle pas précisément une telle essentialisation du pouvoir comme coercitif, comme tendant vers l’Un, comme dominateur, afin d’y trouver le sens et les coordonnées de sa propre conflictualité ? N’est-ce pas cette essentialisation du pouvoir qui explique pourquoi Lefort considère que la démocratie sauvage n’a d’autre rôle, au fond, que de creuser et de perpétuer le lieu vide du pouvoir ?

Si cette critique s’avère fondée et du marxisme et de la démocratie sauvage de Lefort, n’y aurait-il pas non pas tant un cul-de-sac qu’une ouverture problématique : la critique du marxisme doit certes partir de l’ambition de repenser la conflictualité démocratique, mais celle-ci devra alors, à son tour, aussi s’ouvrir à la question des modalités du pouvoir, accompagnée d’une désessentialisation du pouvoir comme coercitif et liée à un renversement de l’ordre de détermination entre l’économique et la politique. Quant à l’analyse économique, ceci signifierait qu’elle n’est plus renvoyée à un économisme de type marxiste, ou encore de type libéral ou technocrate, auquel il ne serait possible d’opposer que l’idée de l’autonomie de la politique – présupposant deux sphères démarquées par une sorte de ligne rouge. Il s’agirait plutôt de penser une économie institutionnelle à réinvestir en termes de démocratie sauvage16.

La subjectivation : Deleuze, Guattari, Rancière et la question des pratiques politiques

Or cette ambition dépasse aussi, me semble-t-il, le cadre conceptuel de Clastres car son apport potentiel à l’idée de la démocratie sauvage est ancré dans sa conception de la société primitive. Cet ancrage s’accompagne d’un critère contraignant : une pensée des « sociétés » en termes de totalités sociales définies par des seuils de reproductibilité (non sans écho à l’historicisme marxiste). Les pratiques sociales sont alors pensées essentiellement dans leur rapport à cette reproductibilité : ou bien société primitive contre l’État ou bien la société à État. C’est précisément ce problème que Deleuze et Guattari ciblent dans leur critique de Clastres, et qui, me semble-t-il concerne tout autant Lefort, ouvrant possiblement sur des nouveaux enjeux problématiques encore quant à la pensée de la démocratie sauvage.

Deleuze et Guattari reprennent une problématique que Clastres pose lui-même sans avoir pu la résoudre : pourquoi et comment quelque chose comme une société étatique avec ses relations de division sociale, son accumulation de surtravail, sa concentration du pouvoir, sa privatisation des terres, son imposition d’impôts (pour soutenir une administration publique séparée de la communauté), etc., surgit-elle à partir d’une formation sociale primitive qui, en raison de ses mécanismes sociaux, conjure toutes ces relations étatiques ?

Deleuze et Guattari notent que, chez Clastres, ce passage de « l’avant » à « l’après », de la société primitive à la société à État, est à la fois _nié _et assumé : nié par la conjuration systématique de l’État dans la société primitive, mais affirmé comme problème – problème de penser le surgissement de l’État_ à partir _de la société primitive. Même si Clastres critique fortement tout évolutionnisme comme base explicative des sociétés primitives, il y a pourtant, disent Deleuze et Guattari, un vestige de ce cadre évolutif dans sa pensée : c’est l’affirmation même du problème, c’est-à-dire le problème de penser une généalogie de l’État à partir de la société primitive, de comprendre comment l’État succède à la société primitive. En critiquant la figure de « l’histoire », Deleuze et Guattari disent ainsi que : « L’histoire ne fait que traduire en succession une coexistence de devenirs17. » Et ils précisent :

L’autosuffisance, l’autarchie, l’indépendance, la préexistence des communautés primitives est un rêve d’ethnologue : ce n’est pas que ces communautés dépendent nécessairement des États, c’est qu’elles coexistent avec eux dans un réseau complexe.18

L’idée sur laquelle cette critique ouvre, la coexistence de dispositifs incommensurables, ne se réduit pas à une critique de l’évolutionnisme, mais cible plus largement l’ambition de penser les pratiques sociales relativement à leur inscription dans une totalité sociale ou, pour le dire plus précisément, d’évaluer les pratiques sociales relativement aux seuils de reproductibilité et de basculement d’une totalité sociale. Ce problème n’est-il pas aussi valable par rapport à la démocratie sauvage de Lefort ? Étant donné que Lefort pense la conflictualité en partant des conditions de sa mise en scène, ne la rapporte-t-il pas à la totalité sociale que cette conflictualité présuppose et dans laquelle elle s’inscrit, voire qu’elle véhicule comme totalité sociale dans tous ses actes situés, c’est-à-dire la démocratie ? N’est-ce pas pour cela que Lefort se concentre sur une dimension démocratique à l’insu des acteurs dans leurs pratiques ? :

C’est ce qui m’incite à juger que se déploie dans la pratique sociale, à l’insu des acteurs, une interrogation dont nul ne saurait détenir la réponse et à laquelle le travail de l’idéologie, vouée toujours à restituer de la certitude, ne parvient pas à mettre un terme.19

Et ne pourrait-on pas dire la même chose quant aux dynamiques dominatrices : ne sont-elles pas immédiatement renvoyées à la totalité sociale totalitaire qu’elles contiennent comme germe et qu’elles véhiculent comme germe dans tous leurs actes situés ? Certes, chez Lefort le problème ne se pose pas en termes d’une scission historique comme chez Clastres. Il y a chez Lefort coexistence dans les sociétés modernes entre la conflictualité démocratique et des tendances de bureaucratisation, de désir totalitaire du peuple-Un, d’eschatologie révolutionnaire, etc. Mais ces dynamiques coexistantes ne sont-elles pas justement pensées et polarisées en termes de « modèles de société », démocratiques ou totalitaires, dont elles portent en elles les germes, tout comme le prolétariat dans le marxisme classique ? Ne sont-elles pas immédiatement indexées sur leur rapport à la totalité sociale, aux seuils de basculement d’une société à l’autre, c’est-à-dire soit à la perpétuation de l’indétermination démocratique soit à la substantialisation du pouvoir ?

31 Julio Silva, Pyégémalion (1977), photographie Pedro Ribeiro Simões.

Pour aborder ce défi, dans le cadre de la pensée de démocratie sauvage, il me semble pertinent de faire appel à la philosophie de Jacques Rancière, même s’il ne fait aucune référence à la notion du « sauvage ». Néanmoins, son œuvre, à mon sens, montre qu’il ne suffit pas, comme Lefort, de constater que la démocratie est sans fondement, et donc vouée à l’indétermination perpétuelle, qui suspend et travaille les coordonnées du pouvoir. Il faut aussi situer la démocratie au niveau des pratiques d’émancipation, ou des pratiques d’égalité selon le vocabulaire de Rancière. Ces pratiques ne peuvent être saisies ni par rapport au modèle de société qu’elles véhiculent, ni comme un désir de ne pas être opprimé. Rancière cherche à les penser en termes de subjectivation, et plus spécifiquement en termes de formes de désidentification qui réinvestissent le tissu social et qui ouvrent, comme il le dit, d’autres paysages du possible. Là, entre les intervalles explorateurs de La Nuit des prolétaires20, l’émancipation intellectuelle du maître ignorant21, la subjectivation politique de La Mésentente22, les politiques de l’esthétique23, Rancière semble rejoindre la même critique de Lefort que celle de Deleuze et Guattari : il s’agit non pas de penser les pratiques démocratiques relativement à la totalité sociale et ses seuils de basculement, mais plutôt de défaire cette continuité que Lefort suppose entre la démocratie comme fondement absent et les pratiques censées la véhiculer, la perpétuer, en tant que désirs cantonnés à rien d’autre que de ne pas vouloir être opprimés. Autrement dit, il ne suffit pas de penser la démocratie comme absence de fondement exposant l’ordre à sa propre contingence, il faut encore considérer la spécificité des pratiques d’égalité travaillant le tissu social24.

Défis pour la pensée de la démocratie sauvage

Ainsi apparaît une série de défis à la pensée de la « démocratie sauvage » développée par Lefort, défis qui sont aussi liés à des critiques partielles du marxisme classique (la conflictualité machiavélienne de Lefort et le reste d’évolutionnisme chez Clastres). En ce qui concerne Lefort, nous pourrions peut-être même parler de vestiges du marxisme classique.

Un premier défi apparaît avec Clastres. Ne faudrait-il pas abandonner l’essentialisation du pouvoir en termes de commandement-obéissance – héritée, me semble-t-il, de Machiavel car inhérent à la division originaire –, et ouvrir la réflexion sur d’autres modalités ? Cela impliquerait aussi de repenser l’idée du conflit, qui ne pourrait plus être celui, générique peut-être, entre le désir de dominer et le désir de ne pas être dominé.

Un deuxième défi, toujours avec Clastres : ne faudrait-il pas, plutôt que de sacrifier l’analyse économique par une insistance sur l’autonomie du politique comme seule manière d’échapper à l’économisme, réintégrer le champ économique dans les réflexions sur la démocratie sauvage, en suivant Clastres dans sa critique du marxisme, renversant l’ordre de détermination entre l’organisation du pouvoir et l’économie ?

Enfin, troisième défi, ne faudrait-il pas aussi résister à penser les pratiques dans leur rapport à la totalité sociale, ses seuils de basculement, tout comme le prolétariat dans le marxisme classique ? Ne faudrait-il pas plutôt, suivant Rancière, ancrer la réflexion dans les différentes formes de pratiques qui traversent et travaillent cette démocratie sauvage sans pour autant l’incarner, ce qui présuppose aussi d’éviter de réduire ces pratiques au désir de ne pas être opprimé et de les ouvrir à la question des stratégies, des formes organisationnelles et des désirs de réinstitutionnalisation…

Anders Fjeld


  1. Pour une lecture intéressante de cette notion, cf. Vivienne Brown, « The Impartial Spectator and Moral Judgment », Econ Journal Watch, Vol. 13, 2, 2016, p. 232-248. 

  2. Adam Smith, Théorie des sentiments moraux, Paris, Payot & Rivages, 2016, p. 178. 

  3. Ibid., p. 456. 

  4. Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Tome I, Paris, Flammarion, 1991. 

  5. Comme le dit Véronique Rostas : « Les élèves d’Hutcheson, poursuivant sa pensée, considèrent que, pour connaître l’homme et l’évolution de ses idées, il faut étudier les différents types de société qui l’ont entouré au cours des siècles, puisque ces sociétés ont modifié l’utilisation du sens moral instinctif qui est le propre de l’homme. Ainsi, ces écrivains, de philosophes moraux, deviennent-ils des historiens “sociaux”, s’intéressant au problème du progrès, progrès de la nature humaine et de la société ; les deux sont intimement liés et représentent le point de rencontre ultime entre la philosophie et des disciplines comme l’histoire, la politique, la sociologie ou l’économie. » Véronique Rostas, « Adam Smith et le mouvement des Lumières écossais », Histoire, économie et société, 2, 1983, p. 337-352. 

  6. La « société sauvage » correspond aux premières sociétés de chasse, peu peuplées, dispersées et nomades. La « société barbare » qui lui succède se fonde sur l’élevage, avec une sédentarité et une croissance de population. Ces deux sociétés précèdent les « sociétés d’agriculture » où apparaissent les villes, les marchés et les premières étapes de la division du travail. Avec la division du travail viendra le quatrième stade, celui des « sociétés commerçantes ». Cf. J. G. A. Pocock, « Adam Smith and History », in The Cambridge Companion to Adam Smith, éd. Knud Haakonssen, New York, Cambridge University Press, 2006. 

  7. James Baldwin, Malcom X et Martin Luther King, Nous, les Nègres, Paris, La Découverte, 2008, p. 46. 

  8. L’humanité partagée et l’égalité « véritable » au-delà de la ségrégation a des racines profondes aussi dans la pensée de Martin Luther King. Inspiré de Gandhi et du penseur chrétien Reinhold Niebuhr, Martin Luther King fait de la croyance une responsabilité civique à assumer, ainsi qu’un tribunal du système de ségrégation mesuré par l’égalité de tout homme devant Dieu, et aussi une stratégie politique de désobéissance. Cette stratégie est fondée dans une conception de l’amour, qu’il défend contre les polarisations conflictuelles et l’instrumentalisation de la violence qu’il trouve dans le marxisme. Au lieu de polariser l’adversaire, il faut, partant de l’amour, présupposer l’égalité humaine, l’entente, la solidarité, et chercher la compassion et la compréhension de l’adversaire à travers une dignité qui résiste, pacifiquement, aux violences du monde. Cf. Anders Fjeld, « La subjectivation au pluriel. Croyance religieuse, désidentification et organisation politique dans le mouvement des droits civiques », Cahiers de psychologie politique, 32, 2018, en ligne. 

  9. Pierre Clastres, La Société contre l’État, Paris, Les Éditions de Minuit, 2011, p. 23. 

  10. À noter que la qualification « sauvage », sur laquelle insiste Miguel Abensour dans sa lecture de Claude Lefort (cf. Miguel Abensour, « “Démocratie sauvage” et “principe d’anarchie” », La Démocratie contre l’État. Marx et le moment machiavélien, Paris, Le Félin, 2004, p. 161-190), est employée sporadiquement par Lefort lui-même. Antoine Chollet a répertorié les occurrences pour défendre l’idée, contre les lectures plus « libérales » du Lefort tardif, que la démocratie sauvage, liée aux tumultes machiavéliens de la division originaire du social, est un axe transversal. « Le conflit est désordonnant chez Lefort, surgissant partout, proliférant, se débondant des lieux ou des figures qui lui sont traditionnellement assignés. Figure de la démocratie sauvage, cette forme de conflit a chez Lefort la mêmefonction que chez Machiavel : elle rend possible la liberté. » Antoine Chollet, « L’énigme de la démocratie sauvage », Esprit, janvier/février 2019, en ligne. C’est cette lecture machiavélienne que je poursuis ici. 

  11. Claude Lefort, Essais sur le politique, Paris, Seuil, 1986, p. 30. 

  12. Claude Lefort, Maquiavelo – Lecturas de lo politico, Madrid, Editorial Trotta, 2010, p. 568, ma traduction. 

  13. Cf. Pierre Clastres, Archéologie de la violence : la guerre dans les sociétés primitives, Gémenos, Éditions de l’Aube, 1999. 

  14. Pierre Clastres, La Société contre l’État, op. cit., p. 54. 

  15. Ibid., p. 20. 

  16. Il me semble qu’il y a un effort important en ce sens, dans les travaux sur le commun de Pierre Dardot et Christian Laval, (Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle. Paris, La découverte, 2015), ainsi que les travaux sur l’associationnisme de Jean-Louis Laville (L’économie sociale et solidaire – Pratiques, théories, débats. Paris, Seuil, 2016). 

  17. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux – Capitalisme et schizophrénie 2, Paris, Les Éditions de Minuit, 1980, p. 537. 

  18. Ibid., p. 535. 

  19. Claude Lefort, Essais sur le politique, op. cit., p. 31. 

  20. Jacques Rancière, La Nuit des prolétaires. Archives du rêve ouvrier, Paris, Fayard, 2009. 

  21. Jacques Rancière, Le maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Paris, Fayard, 1987. 

  22. Jacques Rancière, La Mésentente. Politique et philosophie, Paris, Galilée, 1995. 

  23. Jacques Rancière, Politique de la littérature, Paris, Galilée, 2007. 

  24. Je me permets de référer à mon livre : Anders Fjeld, Jacques Rancière. Pratiquer l’égalité, Paris, Michalon, 2018. 

Radicalité de Claude Lefort Mettre le sauvage à sa place ?