Unité de l’humanité et valeurs universalistes

Unité de l’humanité et valeurs universalistes

Entretien avec Francis Wolff

Vous venez de publier un triptyque consacré à l’idée d’humanité1. Qu’est-ce qui vous fait vous intéresser particulièrement à la question de l’universel ?

Ce qui m’a fait passer de l’idée d’humanité à celle d’universel, c’est une sorte de paradoxe dans la situation que nous vivons actuellement. En un sens, jamais nous n’avons été aussi conscients de former une seule humanité. L’extraordinaire progression des moyens de transport et de communication, notamment depuis l’Internet et le développement des réseaux sociaux, renforce chaque jour une conscience horizontale d’humanité globale. En outre, nous savons que nous sommes exposés aux mêmes risques planétaires : épidémies, changement climatique, catastrophe nucléaire, épuisement des ressources naturelles, extinction des espèces, crise économique mondiale, etc. Et pourtant l’unité de l’humanité et les valeurs universalistes qui lui sont associées reculent dans les représentations collectives. À droite comme à gauche. À droite, les replis identitaires et xénophobes ne cessent de progresser, d’un bout du monde à l’autre (Trump, Modi, Bolsonaro, etc.) et aux deux extrémités de l’Europe (Brexit, Orban, etc.), s’opposent aux immigrants, aux étrangers, aux envahisseurs, au « grand remplacement ». On connaît la critique : le « droits-de-l’hommisme hors sol » écrase les identités « enracinées ». À gauche, sous l’influence de la New Left américaine, on repense en termes d’identités antagoniques (de race, de genre, d’orientation sexuelle, etc.) les conflits que l’on pensait naguère en termes de lutte de classes. L’universel, dit-on, ne serait au fond que le « droit du plus fort ». Il est assimilé tantôt au patriarcat (tous les hommes, mais pas les femmes), tantôt à la « blanchité » (tous les hommes, mais seulement les mâles blancs), à l’européocentrisme (tous les hommes, mais seulement occidentaux), ou à l’anthropocentrisme (tous les hommes, mais pas les animaux), etc. En somme l’universel ne serait jamais vraiment universel. Ou lorsqu’il l’est, il l’est trop : oublieux des « nations » ou des « victimes », des « cultures » ou des « religions des dominés », et même des « races » – car cette notion ressort actuellement de la poubelle de l’histoire où l’avaient reléguée les « crimes contre l’humanité ».

Une des critiques les plus classiques à l’universel porte sur l’évidence du relativisme culturel, et l’impossibilité de fonder une hiérarchie entre les cultures. Cet argument est-il réfutable à vos yeux ?

Je consacre en effet deux chapitres à réfuter cette idée. Le relativisme culturel a d’incontestables vertus libératrices contre l’arrogance des dominants, l’ethnocentrisme satisfait et l’impérialisme conquérant (souvent, mais pas seulement, occidental). Mais il a l’inconvénient d’aboutir à un nihilisme moral : « Après tout, chacun son truc ! L’esclavage, le travail des enfants, la mutilation des fillettes ou leur mariage à 6 ans, n’est-ce pas le truc de certaines « cultures » ? Et l’universel n’est-ce pas seulement un truc occidental ? ». Je ne crois nullement que l’universel soit un « truc » occidental. Il suffit de reconnaître que, selon les époques, ou même parfois dans un même moment, ce sont les cultures les plus diverses qui peuvent être porteuses de cette idée, comme ce peut être les cultures les plus diverses qui ont pu être porteuses de barbarie. L’Andalousie du Xe siècle où cohabitaient les cultures juive, musulmane et chrétienne était sans doute plus civilisée que sous les rois catholiques, après la Reconquête, quand les Juifs et les Arabes furent chassés d’Espagne, en 1492, l’année même où Colomb découvrait l’Amérique, pour le malheur des peuples qui s’y trouvaient. Amartya Sen, philosophe indien et économiste (prix Nobel), s’est toujours insurgé contre l’idée que les idéaux de liberté individuelle et de tolérance seraient l’apanage de l’Occident. Par ailleurs, je crois de moins en moins à l’idée qu’il y a des « cultures » comme autant de mondes fermés et unifiés. Chaque prétendue « culture » est non seulement toujours métissée et évolutive, mais elle est surtout traversée par des contradictions et des conflits. Il y a des Antigone partout ! Ce n’est pas parce que ces voix universalistes sont inaudibles qu’elles n’existent pas.

Vous expliquez ensuite que, dans la condition philosophique moderne, rien ne peut fonder l’universel, ni les dieux, ni la nature ; comment se sortir de cette aporie, et maintenir l’idée d’universel malgré tout ?

Il a pu y avoir un universalisme dérivé du monothéisme (d’ailleurs katholikè signifie « universel »), mais il a toujours été en crise, car le Dieu révélé prouve tout et son contraire. Tous les hommes sont égaux puisqu’ils sont tous ses créatures ; tous les hommes sont inégaux puisqu’ils n’ont pas tous reconnu le seul Dieu, le vrai Dieu. Il en va de même de l’idée de nature, qui a pu, au XVIIIe siècle, jouer ce même rôle fondateur mais il était aussi fragile. Tous les hommes sont égaux par nature ; tous les hommes sont inégaux parce que la nature a fait des forts et des faibles. De là le nihilisme du XXe siècle qui a servi de terreau aux idéologies totalitaires : « Exterminons les races des sous-hommes ! » ; ou « Sacrifions les classes sociales irrécupérables ! ». J’essaie donc de relever le défi suivant : comment fonder l’universel humaniste s’il n’a pas d’autres sources que l’homme lui-même ? Et je m’efforce de montrer qu’il y a dans l’humanité, dans ce que cette espèce de vivants a de spécifique, une tendance à l’universel : la capacité, inscrite dans sa nature, à parler, c’est-à-dire non pas à s’exprimer ou à communiquer (ce qui est commun à beaucoup d’espèces sociales) mais à dialoguer, à dire oui ou non, à affirmer et à nier, et donc à échanger des paroles avec n’importe qui. Et dialoguer suppose une relation universalisable d’égalité et de réciprocité.

Le souci actuel pour l’environnement se traduit, entre autres, par une critique de la raison et de la science, une nouvelle apologie de la nature et du vivant, qui voudrait réduire l’homme à cette dimension.

Si nous sommes informés des risques que nous fait courir le productivisme, c’est bien grâce à la science : l’écologie ou la climatologie. Sans les rapports des scientifiques du G.I.E.C., par exemple, nous ignorerions les conséquences catastrophiques auxquelles nous acculent le développement illimité de l’industrie, de l’exploitation effrénée des ressources naturelles et du consumérisme. Donc : vive la Science et la Raison contre l’hybris du « toujours plus ! ».

Cependant, pour répondre à l’autre aspect de votre question, il y a plusieurs manières de faire l’apologie de la nature et de la vie. Certains défendent la nature en dénonçant le prétendu « anthropocentrisme » de l’homo sapiens. Il est vrai que, ainsi qu’on le caricature facilement, c’est le super-prédateur qui a assujetti diverses autres espèces pour les mettre à son service, qui pollue son habitat, qui croît numériquement jusqu’à la démesure, qui a épuisé le sol et le sous-sol à force d’en extraire métaux et énergies fossiles pour servir ses conquêtes, et dont la redoutable technique s’avère capable de faire exploser la planète. Tout cela est vrai. Malgré cela, je soutiens que la valeur de la nature dépend de celle de l’homme. Si elle vaut, c’est par l’homme, si elle vaut, c’est pour l’homme. En effet, il n’y a de nature considérée globalement que du point de vue de l’homme. Seul l’homme est capable de considérer l’ensemble des espaces naturels, non plus comme de simples milieux locaux, mais globalement, du point de vue de l’équilibre général. La nature dans son ensemble ne peut donc tenir sa valeur que de nous autres humains. Si l’humanité a une valeur absolue, la nature, elle, a une valeur relative à l’humanité, laquelle a donc le devoir absolu de défendre les équilibres écologiques et de sauvegarder la planète. Car enfin, mesurons les conséquences dangereuses de cette sacralisation de la nature aux dépens de l’homme : si la nature avait une valeur intrinsèque, alors adieu l’humanisme ! Adieu tous les combats humains pour lutter contre les inégalités naturelles, pour protéger les faibles des forts, pour nous imposer à nous-mêmes des règles et des normes anti-naturelles, s’il ne régnait qu’une seule valeur, celle de la prédation naturelle, de la survie des plus aptes, en somme, l’immorale et détestable loi de la vie ou loi de la nature. C’est pourquoi je pense que le combat écologique est un combat humaniste : il faut défendre « l’environnement », comme vous dites, et plus généralement se battre pour la préservation de la biosphère afin que la vie humaine soit possible dans les meilleures conditions, non pas seulement aujourd’hui mais pour toujours. Cela implique de lutter contre le productivisme, qu’il soit capitaliste ou socialiste. Cela ne diminue en rien notre obligation à l’égard de la nature ; cela lui donne au contraire un sens.

Vous dites dans votre livre qu’une des spécificités de l’homme c’est d’avoir « conscience qu’il est conscient ». Pouvez-vous nous en dire plus ?

C’est pour moi l’essentiel de mon propos. C’est ce qui me permet de réellement fonder l’universalisme humaniste. Il y a beaucoup d’animaux conscients, en ce sens qu’ils éprouvent quelque chose ; on peut même parler de « croyances » et de « désirs » au sens large du terme. Mais l’être humain peut non seulement avoir des désirs, mais des volontés, ce qui signifie qu’il peut désirer ou non ce qu’il désire, par exemple s’abstenir de satisfaire un désir qu’il éprouve pourtant. Il peut de même avoir des croyances sur ses propres croyances, juger qu’elles sont finalement vraies ou fausses. C’est le premier degré. Mais il y en a un second. On peut aussi vouloir des choses que nous estimons objectivement désirables au nom de valeurs qui justifient même qu’on puisse se sacrifier pour elles ; ou justifier nos croyances en nous appuyant sur des sources de vérité que nous pensons absolument fiables. La question est de savoir si, au-delà de ces valeurs ou de ces vérités admises, il y a des valeurs ou des vérités universelles. Et je m’efforce de montrer que les seules valeurs ou vérités universelles sont en quelque sorte formelles ou procédurales. Par exemple, au-delà de toutes les croyances, la « science » ne nous donne pas des vérités absolues, mais elle nous offre des procédures universelles d’objectivation (méthode critique, reproductibilité de l’expérience, etc.). De même une valeur ne peut être considérée comme universelle que si elle pourrait être acceptée par tous les êtres humains qui en délibéreraient librement, indépendamment de leur « race », de leur religion, de leur statut social, de leur sexe ou de leur condition de naissance. Et cet universel, nous avons peut-être une chance d’y parvenir, grâce à cette maudite « mondialisation ». Le mauvais côté de la mondialisation, c’est évidemment la globalisation contre laquelle il faut lutter : elle écrase les différences culturelles, qu’il faut tout faire pour sauvegarder, car cela même fait partie de l’éthique humaniste. Mais en un autre sens, la mondialisation a peut-être un bon côté : c’est la cosmopolitisation, c’est-à-dire la prise de pouvoir progressive par les citoyens du monde de leur destin commun, comme on le voit aujourd’hui à Hong Kong, à Alger, à Santiago du Chili, ou même à Beyrouth et à Tunis. Le vrai universalisme humaniste qui pourrait naître de cette cosmopolitisation repose à la fois sur une éthique de l’égalité et sur une politique des différences.

Propos recueillis par Heloisa Castellanos et Monique Rouillé-Boireau


  1. Notre humanité. D’Aristote aux neurosciences, Paris, Fayard, 2010. Trois utopies contemporaines, Paris, Fayard 2017. Plaidoyer pour l’universel, Paris, Fayard, 2019. 

À l’encontre de l’universel Anarchive