Les utopies aident à respirer

Les utopies aident à respirer

Entretien avec Thomas Bouchet

Dans ton dernier livre, Utopie (Anamosa, 2020), tu évoques bien la différence ou l’ambiguïté qu’il y a entre outopos, un non lieu, et eutopos, un lieu du bonheur. Avant Thomas More, peut-on assimiler à des utopies certaines descriptions de l’âge d’or, voire du paradis ?

Il me semble qu’en 1516 Thomas More donne à lire quelque chose de nouveau. Utopia, le titre même de son texte, est un néologisme ouvert. Le jeu entre outopos et eutopos rend possible une pluralité d’interprétations. Dans le même ordre d’idées, Utopia est formé non pas d’un seul livre mais de deux, dont les statuts diffèrent : si le livre deux est centré sur l’île d’Utopie et ses habitants, le livre un est une dénonciation serrée de l’injustice et la corruption qui règnent dans l’Angleterre de Henry VIII. Dans Utopia plusieurs voix distinctes voire discordantes se font entendre et les statuts respectifs des personnages sont complexes. Miguel Abensour montre enfin que plusieurs régimes d’écriture y coexistent – « la sotie, la satire, le traité du meilleur régime politique, la comédie, le projet de législation idéale » –, ce qui permet à More de « brouiller les pistes » (L’Utopie de Thomas More à Walter Benjamin, 2009).

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L’originalité d’Utopia est telle qu’il apparaît difficile de faire usage du mot « utopie » pour des textes antérieurs à 1516. « Âge d’or », « Pays de Cocagne » ou encore « Paradis » renvoient à autre chose, même s’il est possible de tisser des fils entre ces divers univers, et même si More puise pour écrire chez des devanciers qu’il connaît fort bien : dans les traditions gréco-latines, ce sont par exemple Platon et Aristote, ou bien Lucien pour la touche d’humour et d’inventivité verbale qui colore Utopia. En bref, je suis d’avis que le mot utopie et tout ce qu’il rend tangible, imaginable et possible gagnent à n’être mobilisés que pour ce qui se pense et se pratique dans l’histoire de ces cinq cents dernières années. Chantier immense, à vrai dire, tant l’œuvre de More infuse profondément ensuite, par exemple dès 1532 en France via Rabelais.

Lieu du bonheur pour leurs inventeurs, mais souvent lieu fermé, normé, hiérarchisé : ce sont là les utopies qui mettent un terme à l’histoire, où plus rien ne change. Or notre réflexion porte sur des utopies comme expériences concrètes, voire comme préfigurations. Les utopies fermées risquent de devenir des dystopies ; les utopies concrètes risquent d’être détruites ; et on continuerait de rêver ?

On pourrait faire l’hypothèse que, dans la perspective donnée par Thomas More, les utopies ne peuvent être qu’ouvertes et en mouvement. Les lieux fermés, normés et hiérarchisés renvoient à tout autre chose, d’où la proposition que je livre à la discussion : l’utopie et la dystopie ne se situent pas sur le même plan, la dystopie n’est pas dégradation de l’utopie ou sa face sombre. Cela suppose que l’utopie soit disjointe de l’horizon biface (candide ou terrifiant) de ces mondes parfaits où le Bonheur serait érigé en absolu. Le mouvement de l’utopie ne serait-il pas plutôt celui de pensées et de pratiques critiques, lucides sur l’oppression qui règne, tendues vers davantage de bonheur – ou, pour le dire autrement, vers moins de malheur ? Les utopies sont dans le mouvement de l’histoire. Or revendiquer, désirer ou bien constater, sans en être affecté·e, une fin de l’histoire, ce serait imposer ou s’imposer le « c’est (ou ce sera) ainsi et pas autrement ». Les utopies aident à respirer et non l’inverse ; elles sont un anti-fatalisme au combat contre un « there is no alternative » thatchérien qui s’est largement répandu.

En ce sens le mouvement de l’utopie ne désignerait pas un lieu à atteindre mais plutôt des parcours et des passages. Envisager qu’elles n’ont pas de demeure définitive ou fixe, c’est conjurer le pouvoir du Fait : ainsi n’est-ce à mon avis pas l’envers de l’utopie qu’on retrouve sous la plume du personnage principal de Nous (Evgueni Zamiatine, 1920), lui qui affirme dans sa note no 40, la dernière du livre : « Plus de délire, plus de métaphores ineptes, plus de sentiments : rien que des faits ».

D’où l’intérêt de penser les utopies comme mortelles. Et s’il en meurt sans doute tous les jours, il en naît aussi. Voilà qui est perceptible par exemple tout au long du parcours d’une femme et d’un homme du XIXe siècle, Désirée Véret (devenue Désirée Gay) et Jules Gay. Elle est ouvrière de l’aiguille ; il travaille dans le monde de l’édition et de la librairie. Elle et lui traversent sans cesse les frontières de l’Europe soit de leur plein gré soit pour fuir la répression ; elle et lui imaginent, créent et font vivre sans relâche des espaces autres, souvent éphémères : des journaux (pour elle La Femme libre en 1832, pour lui Le Communiste en 1849), un « Institut de l’Enfance », une maison d’édition, des associations. Elle, au soir de sa vie (1890), pour ainsi dire aveugle, isolée à Bruxelles, continue à appeler de ses vœux la création d’un petit journal « utopiste scientifique » et écrit que l’époque a besoin d’une « École utopique scientifique et sociale ».

Continuer donc de rêver malgré tout, relancer malgré les échecs, se remettre en route comme les saltimbanques d’Apollinaire qui font avec tant de grâce le geste de l’utopie tel que je crois le percevoir :

Dans la plaine les baladins

S’éloignent au long des jardins Devant l’huis des auberges grises

Par les villages sans église

Et les enfants s’en vont devant

Les autres suivent en rêvant […]

(Alcools, 1913)

114 Pablo Picasso, Famille de Saltimbanques, 1905.

Le bonheur, donc, comme aspiration ? Le célèbre tableau de Paul Signac, Au temps d’harmonie (qui s’appela d’abord Au temps d’anarchie), montre une scène bucolique, ensoleillée, où les rôles des hommes et des femmes sont fort traditionnels. « L’âge d’or n’est pas dans le passé, il est dans l’avenir », commente Signac ; mais là le temps semble arrêté. Aujourd’hui nous peindrions au moins un tableau « interculturel », des rôles inversés ou inventés, avec quelques panneaux solaires et un compost pour les poules et le potager. L’utopie, témoin de son temps, témoin des limites de l’imaginaire ?

Ce tableau de Signac, composé entre 1893 et 1895, peut effectivement entraîner des réactions contrastées. D’un côté il est possible d’y voir une ode à la liberté, à la douceur des relations entre les humains ; l’œuvre s’inscrit dans le sillage du saint-simonisme : « L’âge d’or, qu’une aveugle tradition a placé jusqu’ici dans le passé, est devant nous » (Le Producteur, journal saint-simonien, premier numéro, 1er octobre 1825) ; quant au mot « harmonie », il renvoie sans doute, entre autres, à Fourier. De l’autre, c’est une œuvre monumentale plutôt écrasante (3 mètres de haut, 4 mètres de long) avec entre les êtres des lignes de partage somme toute assez classiques et selon un ordonnancement strict. Ces réserves formulées, il vaut sans doute la peine de se souvenir qu’avec Au temps d’harmonie, Signac dénonce en creux la société française de son temps, et que l’immobilité perceptible sur la toile n’est peut-être que l’instant qui précède le retour du mouvement – lancer la boule, cueillir le fruit.

Plus tôt dans le XIXe siècle, Charles Fourier a exploré avec beaucoup plus d’audace que Signac les effets d’une très subversive et joyeuse confusion des rôles. Dans son œuvre, les fées voisinent avec des fés, des hordes de couleurs – la horde jonquille du Japon, par exemple – circulent de-ci de-là et d’un continent à l’autre, les agencements passionnels sont infinis ou presque ; et le phalanstère est bien davantage un espace en mouvement – avec ses passages couverts et ses circulations entre les courtes séances qui rythment la vie associée – qu’un bâtiment lui-même à peine esquissé. Or le temps de Fourier n’était pas plus propice à l’invention utopiste que le temps de Signac. C’est ainsi que même si elles se trouvent inscrites dans leur temps certaines pensées peuvent être intempestives, en décalage radical avec tout contexte.

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Une référence fréquente d’« utopie préfiguratrice », dans les textes récents, c’est le mouvement Occupy, en Amérique du Nord. Un moment fort, fédérateur, chargé d’espoir, qui s’est vite éteint de lui-même, sans subir de forte répression. E. Armand, faisant en 1931 un bilan des « milieux de vie en commun » du début du XXe siècle, les voyait comme des exemples possibles, non comme des modèles d’une société future[^1]. L’utopie comme exemple possible ou comme modèle absolu ?

J’y vois des exemples possibles et non des modèles absolus. Dans Milieux de vie en commun et colonies, le texte qu’E. Armand publie en 1931 et que tu évoques, Armand indique que les colonies anarchistes sont bel et bien un moyen, certainement pas un but. Elles permettent de comprendre quel résultat « peuvent déjà atteindre, dans le milieu capitaliste et archiste actuel, des humains déterminés à mener une vie relativement libre, une existence où l’on ignore le moraliste, le patron et le prélèvement des intermédiaires, la souffrance évitable et l’indifférence sociale, etc. » Une expérimentation utopiste aurait ici valeur d’amorce ; à partir d’elle peuvent s’inventer et se réinventer des manières d’être ensemble. On dirait, à observer l’histoire des utopies, qu’elles sont vives parce qu’elles se placent sous le signe du devenir. Fragiles lorsqu’elles sont minoritaires face à l’ordre établi, elles ne peuvent devenir dominantes. Autre chose adviendrait, avec une puissance normative qui ne ressemble décidément pas à ce qu’il y a d’oblique et de latéral dans l’utopie.

Selon toutes les apparences cette conscience critique anime par exemple celles et ceux qui ont occupé la Zone à défendre de Notre-Dame-des-Landes. C’est quelque chose comme une capacité d’impulsion exigeante.

Ce qu’on veut ici, c’est quelque chose qui n’existe pas, qui n’a jamais existé, mais qui a des inspirations […] On refuse ce qui existe déjà, tout ce qui serait des avenirs certains, des mondes déjà connus. Il y a déjà des choses ici qui sont complètement inédites. Plein de gens se sont jetés dans la vie sur la zone, sans filet. On est comme tombés dedans, ça nous a engagés totalement. Être dans cette disposition, ça nous a transformés, et en même temps ça nous a fait chercher ce que seraient nos exigences les plus profondes. C’est un cheminement personnel, mais aussi politique. Il y a déjà comme une victoire là-dedans. (Kevin, à la Zad à partir de 2014, dans Contrées[^2], 2016)

Il en existe aujourd’hui, de ces utopies en pensée et en action ; elles ne se présentent pas forcément comme telles car le mot est fragilisé par les connotations négatives qui l’alourdissent ; des utopies ici et là – parfois dans la pleine lumière de la contestation ouverte et parfois dans la discrétion rusée – où à plusieurs ou à beaucoup s’expérimente autre chose que la soi-disant indépassable nécessité du « c’est ainsi et pas autrement ».

Utopie, préfiguration et révolution chez Gustav Landauer Il ne s’agit pas d’îles, mais de croisées de chemins