Histoire d’une dépossession

Histoire d’une dépossession

Entretien avec Xavier Noulhianne

Xavier Noulhianne est éleveur et a écrit Le Ménage des champs – Chroniques d’un éleveur du XXIe siècle, Éditions du bout de la ville, 2016. Nous avons souhaité l’interviewer car ce qu’il documente, depuis sa propre expérience, des conditions de la production alimentaire aujourd’hui, décrit un système à proprement parler totalitaire (dont la formule « il n’y a qu’un seul éleveur en France : l’État », rend spectaculairement compte). Ses propos ne peuvent que nous interroger sur le territoire perdu en matière de maîtrise et d’autonomie, et sur la tâche à mener désormais pour reprendre possession, politiquement et matériellement, de ce rapport à l’alimentation, des conditions de sa production et des modalités de sa consommation.

Xavier Noulhianne, pouvez-vous nous dire rapidement d’où vous parlez aujourd’hui ?

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Séverine et moi allons fêter cette année nos vingt ans… d’élevage. Chacun fête les vingt ans qu’il peut ! Nous sommes installés depuis quinze ans dans un petit coin du Lot-et-Garonne. En Bio depuis nos premiers pas, nous vivons aujourd’hui sur seize hectares avec soixante chèvres et une quarantaine de brebis dont le lait sert à faire les fromages que nous vendons sur trois marchés de producteurs de la région bordelaise. Trois particularités peuvent définir rapidement notre travail.

Premièrement nous travaillons à construire, depuis le début, un mode d’alimentation 100 % à l’herbe, donc sans céréales dans la ration des animaux. Depuis 2015 le travail s’est accéléré, suite à la rencontre d’un ingénieur de l’INRA1 de Toulouse avec lequel nous développons des mélanges de prairies composés de 15 à 20 variétés. L’objectif principal est d’avoir des prairies qui soient capables de supporter la modification des conditions climatiques qui accompagne le réchauffement (donc avoir de l’herbe même pendant les sécheresses estivales) et que ces prairies ne nécessitent pas d’être resemées (donc les pérenniser sans travail du sol). Nous sommes devenus « éleveur d’herbe » comme nous sommes éleveur d’animaux.

La seconde particularité est que nous sommes complètement autonomes en termes de santé de l’animal. À savoir que nous faisons nous-mêmes les diagnostics et décidons des remèdes à administrer, qui sont quasi exclusivement issus de plantes. Précisons peut-être que le simple fait de « diagnostiquer » et « d’administrer » des remèdes sans le recours à un vétérinaire est aujourd’hui considéré comme une pratique illégale, surtout lorsqu’il s’agit de remèdes qui n’ont pas reçu d’AMM (Autorisation de Mise sur le Marché).

Enfin notre troisième particularité est que, quel que soit le fromage que nous fabriquons, nous n’utilisons aucun ferment industriel. Nous travaillons exclusivement avec notre petit-lait, qui est au fromage ce que le levain est au pain. Ce sont ces trois particularités qui dessinent en grande partie notre recherche d’autonomie vis-à-vis des organismes de gestion agricoles, qu’ils sont étatiques ou plus directement issus de l’agroalimentaire. À quoi il faudrait ajouter pour finir le tableau que les subventions européennes correspondent à moins de cinq pour cent de notre chiffre d’affaires. En fait nous ne déclarons presque rien à la PAC de façon à ne pas avoir de contrôle – ce qui marche relativement bien pour l’instant –, mais surtout pour ne pas avoir une économie qui soit dépendante de la politique agricole et de ses logiques.

Votre livre est le portrait critique de la société à partir d’une critique de l’organisation bureaucratique de l’agriculture.

En 2016 j’ai écrit Le Ménage des champs  en m’appuyant sur l’expérience que nous avons vécue en entrant dans l’agriculture et que tous les « candidats » à l’installation agricole vivent. N’étant pas issu du monde agricole, le choc que constitue la confrontation entre l’idée que « Monsieur tout le monde » se fait de l’agriculture, avec ce qu’elle est devenue en réalité, est d’une violence inouïe. Ce livre retrace toutes ces étapes en y ajoutant toute la démarche qui nous a permis de refaire surface pour ne pas se laisser ensevelir.

Deux choses nous ont essentiellement frappées. Tout d’abord se rendre compte à quel point les méthodes industrielles avaient déjà pénétré si profondément les pratiques, même dans la Bio. Mais surtout nous avons réalisé à quel point tous les aspects de notre métier, même les plus anodins, étaient dorénavant gérés, réglementés et contrôlés par l’Administration. C’est à travers l’histoire du monde agricole que nous avons compris comment l’État avait littéralement construit l’agriculture industrielle depuis le début de la Ve République. En fait c’est un projet de société.

Finalement ce livre est une sorte de regard posé sur le monde actuel à travers ce qu’il a produit sur le monde agricole durant les soixante-dix dernières années. La société industrielle est aujourd’hui si définitivement ancrée dans toutes les couches de la société que chacun, depuis sa propre place, peut en faire l’expérience concrète. C’est ce que décrit ce livre en prenant le parti de toujours s’appuyer sur des expériences vécues pour analyser les causes générales.

Vous dénoncez le puçage comme une politique du contrôle non seulement des bêtes mais aussi des êtres humains (éleveurs, consommateurs, etc.) en mettant en avant le poids des normes conduisant à une dépossession du savoir de l’éleveur, une amputation de sa singularité. Pourriez-vous revenir plus précisément sur ce point ?

Pour comprendre l’emprise qu’a le système normatif sur le monde agricole il faut d’abord revenir brièvement sur les raisons historiques qui l’ont fait émerger. L’industrialisation de l’agriculture en France remonte à une époque assez récente. Même si les premières tentatives de rationalisation de la production agricole remontent au milieu du XIXe siècle, c’est après la seconde guerre mondiale que commence réellement le processus d’intensification de la production. En se plongeant dans les livres d’histoire2, on comprend que l’intensification n’est pas apparue comme un processus naturel d’évolution, il s’agit d’un projet de société savamment construit, à dessein.

Contrairement à une idée reçue, et encore trop largement reproduite, l’intensification de l’agriculture n’a pas eu pour origine la volonté de nourrir la France après la seconde guerre mondiale. En effet au sortir de la guerre, le monde agricole reprend son activité sur le modèle qui était le sien avant-guerre. C’est encore un modèle familial, avec beaucoup de travail manuel, qui implique jusqu’à trois ou quatre générations sur le même lieu. Or c’est avec ce modèle, qui était lui-même en pleine évolution, que les paysans français parviennent en à peine quatre années à produire assez de blé pour nourrir les Français et recommencer à exporter les surplus à l’étranger, donc dès 1949 ! Pour s’en convaincre il suffit de se rappeler que les premières subventions, qui datent de 1950, ont été mises en place pour soutenir l’exportation des surplus de blé en en diminuant artificiellement le prix pour l’adapter au marché mondial. Il suffit de se souvenir que les premières surproductions laitières datent de 1953, alors qu’en 1955, 70 % des agriculteurs français n’ont toujours pas de tracteur. Tracteur qui était pourtant le premier pas vers l’intensification.

C’est en fait à De Gaulle que l’on doit l’entrée de l’agriculture dans l’ère industrielle. À son retour en politique en 1957, De Gaulle a le projet d’engager la France dans un processus généralisé d’industrialisation. Pour cela il va, entre autres, suivre les conseils de Jacques Rueff, un économiste qui propose un plan de « suppression des obstacles à l’expansion économique ». Je vais m’arrêter un instant sur ce haut fonctionnaire aujourd’hui oublié.

Jacques Rueff fut l’un des premiers néolibéraux français. Il est l’un des vingt-six économistes à participer en août 1938 au « Colloque Walter Lippmann » à Paris, qui est reconnu comme l’acte inaugural de ce que l’on nomme à cette occasion le « nouveau libéralisme » (soit littéralement, le néolibéralisme). L’une des conclusions de ce colloque, qui a une certaine importance pour notre propos, c’est que la leçon que le capitalisme doit retenir de la crise de 1929, c’est que dorénavant, les États doivent prendre part à l’organisation et au développement de l’économie libérale pour éviter les dérives des « capitaines d’industrie ». L’État doit à la fois produire les cadres réglementaires dans lesquels l’économie libérale peut s’épanouir, mais également se charger de la « fabrique du consentement » à ce modèle. C’est très exactement ce que De Gaulle et ses successeurs vont s’acharner à faire durant toute la Ve République… jusqu’à aujourd’hui.

Dans son plan général d’industrialisation, Rueff propose d’assigner à l’agriculture le rôle de consommateur de produits industriels et de producteur de matière première pour l’agroalimentaire. Mais la « profession » est alors très rétive à cette perspective. En effet, aussi bizarre que cela puisse paraître aujourd’hui, la FNSEA de l’époque est absolument opposée à l’industrialisation de l’agriculture. Ce syndicat, né sous Pétain, reste défenseur d’une vision agrarienne (le fameux « ordre éternel des champs ») qui cherche avant tout à maintenir l’organisation rurale d’avant-guerre, donc pour le dire rapidement : aristocratique. Pour montrer qu’il a bien digéré les propositions du Colloque Lippmann, De Gaulle fait naître ex nihilo une administration agricole, celle-là même qui est toujours aux affaires aujourd’hui. Il le fait par le biais de deux lois d’orientation agricole en 1960 et 1962. Dans ces lois il donne explicitement à son administration toute neuve l’objectif d’accompagner les agriculteurs dans la voie de l’intensification. Pour vous dire jusqu’où va le degré organisateur de ces lois, elles légifèrent une décroissance programmée du nombre d’agriculteur en accord avec les syndicats, jusqu’à fixer un quota de 94 000 agriculteurs à faire disparaître par an sur dix ans (quota qui sera rapidement réévalué à la hausse). Aujourd’hui encore, ces lois originelles et leurs objectifs sont systématiquement rappelés à chaque nouvelle mouture d’une loi d’orientation agricole. Enfin, par le biais de ces lois, les services administratifs vont s’installer en lieu et place de toutes les organisations qui jusque-là remplissaient ce rôle.

L’une des caractéristiques de cette grande transformation dans le monde agricole, qui n’apparaît peut-être pas au premier regard, est qu’à partir de la naissance de cette administration, l’agriculteur ne sera plus jamais au centre de l’organisation agricole. Or on a oublié qu’auparavant, le monde agricole avait ses propres organisations. Quoique l’on puisse penser de chacune d’elles et de leur motivation, elles avaient en commun d’être aux mains des agriculteurs eux-mêmes et d’être, par définition, décentralisées. Elles n’étaient pas aux mains d’une élite surdiplômée ou de fonctionnaires anonymes, qui est l’apanage de l’organisation centralisée actuelle. Il est important de préciser que ces organisations n’ont pas été éliminées à cause de leur manque d’efficacité. Toutes les races françaises de vache que nous connaissons aujourd’hui, celles que l’on nomme « rustiques » comme si elles avaient toujours existé, n’existaient pas en 1880. Elles sont nées du travail coopératif et décentralisé des éleveurs dans chaque région entre 1890 et 1950.

Le système de production de masse, soutenu par l’administration, repose sur la mise en place de « filières ». Chaque production agricole devient à partir de ces années-là une filière. En élevage, par exemple, la filière désigne tous les acteurs, du fabricant d’aliment pour bétails jusqu’à la barquette de viande dans le supermarché. L’éleveur n’est plus qu’une étape dans cette longue chaîne. Or la particularité d’une filière c’est qu’elle doit être régie par des règles homogènes pour tous les acteurs. Une contrainte qui apparaît dans le mode de la distribution de la viande peut avoir des conséquences sur tous les secteurs de la filière. Par exemple si la grande distribution décide que la taille des collectes d’agneau doit être réduite de 10 % (pour une question de place sur l’étal et de taille de barquette) cela aura des conséquences directes sur les éleveurs qui devront modifier leur méthode d’élevage afin de répondre à la demande de la filière, qui lui sera imposé par une nouvelle norme. La norme devient l’outil technique qui permet « d’harmoniser » un marché. Aussi étonnant que cela paraisse au profane, c’est la raison pour laquelle la norme est devenue une « méthode de gestion de marché ». Donc une norme environnementale n’a pas pour objectif d’apporter l’écologie dans un marché, elle permet de gérer un marché avec des arguments environnementaux.

Pour un éleveur qui n’appartient pas à une filière, comme c’est mon cas, le travail d’élevage consiste à adapter un troupeau à son territoire. Cela signifie que quotidiennement j’observe mon troupeau et mon territoire afin de déterminer comment faire en sorte qu’ils s’harmonisent. C’est sur mon expérience d’éleveur d’animaux et d’éleveur d’herbe que je m’appuie pour décider des gestes que je fais librement. C’est donc la confiance en mon jugement, qui se renforce au même rythme que mon expérience, qui détermine la qualité de mon travail.

Un éleveur intégré à une filière va, de son côté, devoir appliquer des méthodes d’élevages qui ne lui sont dictées ni par son troupeau, ni par son territoire. Ce sont les modalités d’organisation de la filière tout entière qui vont présider à ses propres décisions. Or pour cela son expérience d’éleveur n’est d’aucune utilité. Lui, son troupeau et son territoire vont devoir s’adapter à ces décisions mêmes si elles n’ont aucune logique agricole. Après quelques années de cette pratique, l’éleveur finit par ne même plus avoir confiance en son propre jugement et en sa propre expérience. Car ces dernières peuvent s’avérer être mauvaises conseillères. Au fur et à mesure du temps c’est la norme qui prend la place de l’expérience dans le processus de décision. Même dans son propre esprit, ce n’est plus son expérience personnelle qui alimente ses décisions, mais une logique extérieure qui est constamment en mouvement : la norme. C’est sa capacité a intégré la norme dans son travail quotidien qui devient la vertu la plus payante pour l’éleveur. Un éleveur rompu à cette logique sait qu’il a davantage intérêt à remplir ses « documents administratifs de suivi de traçabilité de troupeau », qu’à s’occuper de la santé de ses animaux ; car, des premiers dépendent le versement de ses subventions et son maintien dans la filière, alors que de la seconde tout le monde se fout, pourvu que les animaux malades meurent en respectant les normes du « bien-être animal ».

Pour finir de répondre à votre question, j’ajouterai que lorsque toute une profession décide de respecter les mêmes normes de productions, il est ensuite assez difficile de chercher une quelconque singularité dans le travail de l’agriculteur. La capacité à reproduire dans sa propre ferme des conditions de surproduction standardisée devient l’objectif de chacun. Comme un travailleur à la chaîne ou un bureaucrate, un éleveur doit pouvoir être remplacé par un autre sans que cela ne perturbe la filière. Il n’y a pas besoin de l’unité physique d’une usine pour produire de façon standardisée, puisque l’administration a fait son travail depuis le début de la Ve République, afin que cet impératif de la production de masse soit intégré par chaque agriculteur dans sa chair.

36 Eugène Boudin, Vaches, vers 1881-1888. Photographie MuMa Le Havre / Florian Kleinefenn.

Vous évoquez également les oppositions qui se sont constituées autour de la traçabilité des animaux. Pourtant, il se trouve qu’une partie de ses défenseurs, « ceux qui ne voient pas le problème », se trouvent parmi ceux qui la subissent. Comment pourriez-vous expliquer cela ?

Je vais m’appuyer sur l’exemple de l’agriculture biologique pour vous répondre. Les racines de ce qui deviendra la Bio plongent jusqu’en 1899 avec les premiers travaux d’Albert Howard et son Agriculture Naturelle. Puis, pendant tout le XXe siècle, diverses branches se développeront en initiant des voies culturales différentes. Après presque un siècle d’existence qui se caractérisera par une grande diversité de pratiques, une démarche de certification s’engage à partir de 19803 pour aboutir en 1991 à une réglementation européenne RCE 2092/91 qui donne naissance à l’appellation officielle « AB ». Alors que le seul point commun entre les diverses branches de la bio avait toujours été de vouloir s’opposer à un modèle intensif de l’agriculture4, la nouvelle famille « AB » décide de structurer sa certification autour de concepts parmi les plus emblématiques de la production industrielle, dont la traçabilité.

La grande majorité des agriculteurs bio, avec lesquels je discute, arguent en général qu’à l’époque, les initiateurs de cette démarche de certification ne savaient pas ce dans quoi ils s’engageaient. Malheureusement pour eux, dès 1994 le vice-président de Nature & Progrès (une des organisations historiques de la bio, née en 1964) s’était fendu d’une série de conférences où il exposait doctement tous les bienfaits qu’allait apporter la conversion de la bio à ces méthodes de production de masse5. Avec deux principes : 1 « pour développer une consommation de masse de produit AB il faut employer les méthodes de la production de masse » et 2 « il n’y a pas à se méfier de l’impact de telles méthodes sur les pratiques agricoles puisque par principe, les outils ne sont pas déterministes ». Dit autrement, l’utilisation des outils d’organisation industriels n’aboutit pas forcément à une industrialisation car « cela dépend de comment on les utilise ».

En réalité on ne juge un outil que sur ce qu’il fabrique réellement dans la vie des gens. Or, en trente années d’existence, cette réglementation n’a cessé d’autoriser l’introduction de méthodes intensives de production qui ont permis toutes les dérives que connaît la bio aujourd’hui. Une des conséquences les plus directes est que l’outil de certification n’est jamais pointé du doigt par les producteurs lorsqu’ils tentent de comprendre les raisons du dévoiement de la bio qu’ils ont connue ; même s’ils constatent eux-mêmes que cette réglementation s’est évertuée depuis le début à écarter tout ce que la Bio avait tenté de construire en termes d’organisation sociale. La certification AB n’est là que pour gérer des flux de marchandises, et ils l’acceptent.

Mais pour répondre complètement à votre question, il nous faut aller un peu plus loin. Une des choses qui m’a le plus marqué en arrivant dans la Bio il y a vingt ans, c’est de voir à quel point ce milieu était dépolitisé. Tout se passe comme si les dimensions environnementales et écologiques, aussi importantes soient-elles, avaient pris la place de l’analyse politique, et qu’elles-mêmes avaient été « déchargées » de leur dimension politique ; allant jusqu’à ne plus se souvenir qu’il y avait un projet social qui encadrait la pratique agricole bio. Les questions environnementales étaient devenues l’alpha et l’oméga des discussions et effaçaient toutes les autres, simplement parce qu’elles apparaissaient comme plus urgentes. Une sorte de « grand récit » se met alors en place dans lequel notre engagement dans ce monde pourrait se limiter à produire « proprement » pour créer le changement, en faisant fi des conflits sociaux entre autres. Yannick Ogor6 explique clairement comment cet écologisme a pu transformer le syndicat de la gauche paysanne, la Confédération Paysanne. C’est par une telle transformation que la Conf’ a troqué la dimension de lutte qu’elle avait depuis les Paysans-travailleurs de Bernard Lambert des années soixante-dix7, pour celle de la cogestion agro-environnementale à partir de la fin des années quatre-vingt-dix.

à partir de là, un concept comme la traçabilité n’est plus considéré comme ayant une dimension politique, c’est un simple outil d’organisation « transparent » que l’on peut tourner à son avantage. Pire, on finit par prétendre qu’elle nous protégerait des attaques de l’industrie en nous différenciant sur l’étal. Pourtant à cette époque ces méthodes ont déjà démontré leur capacité de nuisance dans d’autres domaines. Leur présence dans tous les secteurs professionnels et dans la vie elle-même, montre non pas qu’il s’agisse d’outils dont l’usage se serait simplement « démocratisé », mais plutôt parce que c’est une entité politique, comme un signe que cette vision politique du monde est appliquée à tous les secteurs qu’ils sont économiques ou sociaux. Là où se trouve la norme, se trouve la société industrielle. Car la société industrielle n’est pas qu’un projet productif, elle est un projet social. C’est en oubliant la dimension politique des mécanismes qui mettent en mouvement la société industrielle, qu’une organisation comme l’agriculture biologique l’a adoptée sans trop rechigner pour organiser ce qui devient par ce simple geste une « filière », si vous m’avez un peu suivi.

Dès lors, on peut aller jusqu’à prétendre être en lutte contre l’agriculture industrielle sans pour autant dénoncer les outils qui la mettent en mouvement. La lutte contre les OGM est assez emblématique de ce point de vue. Il suffit de lire les communiqués écrits par les collectifs anonymes qui menaient les actions de sabotage lors des deux premières campagnes anti-OGM de 1998 à 2008, ou de se plonger dans les ouvrages produits par René Riésel8 à cette même époque. On constate à quel point il est possible d’articuler une critique politique de la société industrielle à partir de ce qu’elle produit sur le monde agricole. Donc de s’appuyer sur la dimension politique de ce que subit le monde agricole depuis le lendemain de la seconde guerre mondiale, pour faire une critique plus globale de la société industrielle. Ce fut, à cette occasion, la première fois dans l’histoire de l’agriculture française qu’une analyse anti-industrielle était articulée depuis le cœur même du monde agricole, qui jusque-là s’était contenté de réclamer une meilleure place pour les siens dans cette « grande transformation ». Mais cette vision fit long feu puisque dès 2003 les « faucheurs volontaires » se proposèrent de poursuivre le combat anti-OGM en utilisant la traçabilité comme un outil, et de réclamer le traçage des aliments contenant des OGM ; coupant ainsi toute velléité de critiquer l’outil lui-même qui devenait du coup inoffensif. Pire ! Qui devenait bénéfique. Car dorénavant, pour tout ce petit monde, il y aurait la « méchante » traçabilité qui veut mettre une puce à une brebis, et la « gentille » traçabilité qui nous protégerait de l’industrie. En fait ce sont les deux faces d’un même comprimé idéologique… quand on l’avale, on avale les deux faces.

En vidant la traçabilité de sa dimension politique, la question des OGM devenait une question de santé publique : « est-ce que c’est bon ou mauvais pour le consommateur ? ». Par ce biais les OGM eux-mêmes ne seront envisagés que comme des marchandises, alors que cette lutte avait réussi à poser des questions sur la nature d’une société qui prétendait devoir passer par une telle prothèse technologique pour nourrir la planète.

42 Eugène Boudin, À la ferme Saint-Siméon, vers 1867 (Wikimedia Commons).

Sur la sélection des animaux et, d’une manière plus générale, la technicisation de l’agriculture, pourriez-vous expliciter davantage le rôle de l’appareil d’État, de l’Union européenne, des institutions scientifiques (INRA) dans ce que vous appelez la « voix mâle » ? Dans quelle mesure « l’éleveur devient un opérateur administré » et « l’État le seul éleveur de France » ?

Nous l’avons déjà évoqué plus haut, aussi loin que l’on puisse remonter dans l’histoire, le travail d’un éleveur consiste à adapter un cheptel à un territoire, en agissant sur ces deux leviers. Il ne s’agit pas uniquement d’un choix de conviction, c’est avant tout un choix économique. Car tout éleveur sait, du moins avant l’ère industrielle, que de cette recherche d’harmonie dépendent sa solidité et son autonomie économique. De ce point de vue, les races issues du travail des éleveurs de la première moitié du XXe siècle étaient un don pour les générations futures. Des races complètement adaptées au territoire et à l’utilisation qu’en faisaient ces gens, qu’on pouvait encore appeler des paysans. Donc pour se saisir d’une profession qui montre une telle indépendance, et l’embarquer dans une direction qu’elle désapprouve, il faut avoir les bonnes « poignées ».

Petit cours de rattrapage : le défi de la production intensive en élevage revient à faire ingurgiter à un animal le maximum d’alimentation. Naturellement les ruminants sont attirés par la consommation d’herbe sur pied ou en fourrage. Malheureusement l’herbe, quel que soit son état, n’est pas assez riche pour assurer le niveau de productivité rendu nécessaire par l’agroalimentaire – produire plus & moins cher ! Il va donc s’agir de faire avaler un maximum de céréales, naturellement beaucoup plus riche que l’herbe, à un animal qui n’est pas constitué pour la digérer… surtout à ce niveau-là.

Comme tout bon éleveur, l’État engage un travail d’adaptation du cheptel français à ces nouvelles conditions économiques de « filière ». Car les impératifs économiques, que l’État participe de créer, constituent désormais le nouveau « terroir » auquel il faut adapter les animaux. Or l’organisation de l’élevage en France, avant l’éclosion de l’administration, était particulièrement décentralisée. La sélection passait par des Syndicats d’élevage qui se déclinaient jusqu’à l’échelle communale. Les éleveurs s’y rencontraient souvent pour parler de leur propre sélection et échanger avec les voisins. Et, n’en déplaise à nos élites, malgré cette dispersion des centres de décisions, chaque bassin d’élevage est parvenu à converger vers une race unique pour un territoire définit par des conditions bioclimatiques identiques, et cela avec ce qu’un certain Kropotkine appelait « l’entraide ». Donc, pour l'état, la première étape fut de centraliser le lieu de décision en cassant cette belle mécanique au moment même de son triomphe. C’est ce que fit l’administration, en récupérant la totalité des fonctions qu’avaient ces groupes sans aucune transition puisque les méthodes différaient en tout.

Depuis, les éleveurs ne sont plus les personnes centrales dans les prises de décisions. Or les vaches qui devaient être capables de supporter ce projet d’alimentation de pointe, n’existaient pas encore. C’est donc l’INRA, l’INSERM9 et l’INED10 qui se chargeront de tous les aspects techniques de l’opération. Ils mirent au point le régime alimentaire ainsi que le mode de sélection, applicable à toutes les races, permettant de faire converger ces races locales mixtes vers une spécialisation « viande » ou « lait ». Tous les travaux de sélection menés dorénavant par ces chercheurs, dont les paillasses étaient devenus les quais de traites, auront pour seul objectif de produire « plus de viande » ou « plus de lait ».

Pour imposer cette déflagration dans la profession, on légiféra avec la « loi sur l’élevage » de 1966 nommé aussi « loi génétique » dans les couloirs du ministère. Par cette loi, qui n’est que la traduction pour l’élevage de la logique des lois de 60 et 62 dont nous avons parlé, l’État instituait d’une part son administration, mais officialisait en même temps l’insémination artificielle (IA) comme le seul mode de sélection reconnu. Car l’organisation d’un tel mode de procréation est forcément centralisée.

Les éleveurs qui voulaient poursuivre leur travail d’amélioration de la performance de leurs animaux, laissés sans le recours des Syndicats d’élevage, devaient passer par le processus mis au point par l’INRA et donc accepter son mode de sélection. Soit en pratiquant eux-mêmes l’IA soit en achetant des mâles issus d’IA. Dans ces deux cas c’est bien le schéma de sélection de l’INRA qui s’impose dans toutes les races. Or, pour des raisons que je développe dans mon livre : maîtriser la sélection, c’est maîtriser la ferme !

Il y a bien eu des résistances, au début des années quatre-vingt, dans certaines zones d’élevage comme la Franche Comté ou la Haute Garonne. Ces éleveurs qui avaient compris les objectifs de l’État – prendre possession de l’économie de la ferme en se rendant maître de la sélection – ne refusèrent pas l’IA. Mais ils refusèrent le schéma de sélection et l’administration qui allaient avec l’IA, car ce schéma détruisait le travail qu’avaient fait leurs aînés pour fabriquer la race Montbéliarde si bien adaptée à leur territoire. Ils s’organisèrent pour utiliser des semences dissidentes, provenant de taureaux non issus des schémas de sélection officiels. Malgré l’acceptation de la technique de procréation artificielle, l’État considéra ce refus comme assez sérieux pour faire intervenir jusqu’à 300 gendarmes dans des fermes pour saisir la semence non conforme11 et faire « respecter la loi du 28 décembre 1966 ». Après un tel processus, l’État est devenu en moins de vingt ans le seul éleveur de France !

Si on ajoute à cela le fait que depuis l’épisode de la « vache folle », l’État s’est donné le droit de saisir n’importe quel cheptel pour des raisons administratives, et le droit de mort sur des animaux même lorsqu’ils sont en bonne santé ; alors en plus d’être le seul éleveur de France il est le seul propriétaire d’animaux, car qui d’autre que le vrai propriétaire possède le droit de vie et de mort sur des animaux, ne serait-ce que sur le plan légal ?

Et l’éleveur, que devient-il me direz-vous ? À l’éleveur, il ne reste plus que le rôle « d’administré ». Donc celui dont la principale compétence est de savoir naviguer au milieu de réglementations en constantes modifications et dans un contexte économique où seule la rentabilité de la « filière » est visée, pas la sienne !

Propos recueillis par Heloisa Castellanos et Alexandre Guilloteau


  1. Institut National de Recherche Agronomique, devenu INRAE Institut National de Recherche Agronomique, de l’Alimentation et de l’Environnement en 2020. 

  2. Histoire de la France rurale, tome IV : Depuis 1914, de Michel Gervais, Marcel Jollivet et Yves Tavernier, sous la direction de Georges Duby et Armand Wallon, Seuil, 1977. 

  3. Loi du 4 juillet 1980, première reconnaissance officielle de l’agriculture biologique par l’État français. 

  4. Yvan Besson, Les fondateurs de l’agriculture biologique, éditions Sang de la terre, 2011. 

  5. Gérard Caplat « L’agriculture biologique et la qualité », « l’agriculture biologique et la normalisation » et « La défense de l’environnement en agriculture » dans L’agriculture biologique, une agriculture durable ?, Presses universitaires de Limoges, 1994. Voir aussi sa contribution au rapport pour Ministère de l’Environnement intitulé « L’agriculture biologique et la qualité. Approche juridique et normative », juin 1995. 

  6. Yannick Ogor, Le paysan impossible, récit de luttes, Les éditions du bout de la ville, 2017. 

  7. Bernard Lambert Paysans dans la lutte des classes, Seuil, 1970. On peut noter, dans le cadre de notre propos, que Bernard Lambert critiquait l’agriculture industrielle sans, paradoxalement, chercher à la combattre. Elle était pour lui la seule façon, pour un agriculteur sans terre, de réussir à détenir un outil de production. Outils de domination du patronat et en même temps outils d’émancipation pour les petits paysans ? On peut en douter. Il a lui-même été à la tête d’un élevage de volaille hors-sol. Pour lui, détenir un atelier industriel de production permettait aux paysans, qui avaient toujours été tenus à l’écart de la révolution, de gagner leur statut de prolétaire et ainsi de rejoindre le peuple de la révolution. C’est en 1972 sur le Larzac qu’il lâche son fameux « plus jamais les paysans ne seront des Versaillais ! ». 

  8. Aux éditions de l’Encyclopédie des Nuisances : Remarques sur l’agriculture génétiquement modifiée et la dégradation des espèces, 1999 ; Déclarations sur l’agriculture transgénique et ceux qui prétendent s’y opposer, 2001 ; Du progrès dans la domestication, 2003. 

  9. Institut National de la Santé et de la Recherche Médicale. 

  10. Institut National d’Études Démographiques. 

  11. Dominique Jacques, La défense de la race montbéliarde : une action collective pour la défense d’une identité, thèse de doctorat sous la direction d’Henri Mendras, 1985. 

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