Gustav Landauer
Depuis octobre 2019, le lectorat francophone dispose d’une traduction française inédite de l’Appel au socialisme, texte majeur de Gustav Landauer, initialement paru en 1911. Publiée aux éditions La Lenteur dans un volume comprenant également les « Douze articles » de l’Alliance Socialiste ainsi que trois tracts Que veut l’Alliance Socialiste ? Que faire pour commencer ? La colonie, la traduction, particulièrement soignée, est l’œuvre de deux amis réfractaires, Jean-Christophe Angaut et Anatole Lucet. C’est peu dire que la publication de ce texte est un événement particulièrement bienvenu, aussi bien pour la critique sociale en général que pour celles et ceux qui ne craignent pas de voir les dogmes rudoyés, y compris ceux de l’anarchisme lui-même. Car si Landauer est, dans ce texte, impitoyable à l’égard du marxisme (du moins celui de la social-démocratie allemande de son temps) fustigeant sa foi grossière dans une théorie des stades de l’histoire condamnant à l’attente indéfinie de la révolution, l’Appel reste en bonne part un texte de proposition. Le socialisme culturel et communautaire qui s’y trouve présenté ouvre des voies peu explorées dans l’histoire de l’anarchisme, et qui n’ont à l’évidence rien perdu de leur actualité. Qu’on en juge par la formule suivante : « il n’y a de libération que pour ceux qui se mettent intérieurement et extérieurement en état de sortir du capitalisme, qui cessent de jouer un rôle et commencent à être des êtres humains ». Prolétaires compris, donc.
Florent Martin
Au-delà de ces dimensions en tout point passionnantes, Landauer pense également, dès 1911, l’aliénation sociale et spirituelle des peuples, en mêlant très souvent le désespoir le plus profond avec l’enthousiasme le plus résolu dans la possibilité de commencer ici et maintenant le socialisme.
Dans cette anarchive, nous avons donc souhaité donner un peu de champ à l’idée d’effondrement discutée dans ce numéro, en présentant quelques réflexions, tirées de l’Appel au socialisme, sur l’éventualité de la fin de l’humanité. Et comme une bonne chose n’arrive jamais seule, Jean-Christophe Angaut, l’un des traducteurs, a bien voulu clarifier le contexte et le sens de l’extrait choisi.
La commission
Dans le paragraphe 6 de son Appel au socialisme, l’anarchiste allemand Gustav Landauer, après avoir produit une critique détaillée des dogmes du marxisme orthodoxe, et tout particulièrement de l’idée suivant laquelle il faudrait attendre l’avènement du socialisme de l’évolution immanente du mode de production capitaliste, explique que si les peuples hésitent encore devant les tâches à accomplir, le socialisme risque de ne plus pouvoir advenir et le monde pourrait entamer son déclin. Loin de conduire tout droit au socialisme, suivant une sorte de nécessité naturelle, le capitalisme, nous le savons sans doute plus que jamais, conduit l’humanité à sa perte. À attendre le socialisme d’un effondrement du capitalisme, on aura l’effondrement, mais pas le socialisme.
Florent Martin
Landauer parle à cet endroit de « déclin du monde », et non de fin du monde. La thématique n’est donc pas explicitement apocalyptique, et il prend lui-même soin de préciser que le déclin du monde ne signifie pas « une extinction soudaine ». Elle n’en consiste pas moins à représenter à l’humanité sa possible disparition afin de la mobiliser.
Le déclin du monde que dépeint Landauer afin de mobiliser des ressources spirituelles en faveur du socialisme n’est pas le désastre écologique mondial que l’Occident commence aujourd’hui à se représenter concrètement. Il a bien plutôt à voir avec un affaissement de l’humanité. Le raisonnement de Landauer, non dénué de conceptions biologisantes, est le suivant. L’adaptation au capitalisme ne produit pas seulement des dégâts sociaux – de l’ordre de ceux qui interviennent entre les êtres humains et auxquels la grande régénération provoquée par la révolution sociale peut venir remédier – mais menace de s’attaquer aux corps individuels et de tourner à l’atavisme. Jusqu’à présent, dans l’histoire universelle, une telle situation s’est réglée de la manière suivante : un peuple déclinant s’est trouvé conquis et finalement absorbé par un autre plus vigoureux. Mais aujourd’hui que la planète est quasi entièrement explorée, que l’humanité est en train de se réaliser extérieurement, une telle régénération par des peuples encore non parvenus à la civilisation est devenue impossible, de sorte que ce n’est plus le déclin de telle ou telle civilisation qui menace, mais le déclin du monde en tant que tel.
Pour Landauer, l’humanité se trouve donc à la croisée des chemins, où l’amorce de sa réalisation extérieure peut aussi signifier sa prochaine disparition si elle ne parvient pas à se réaliser intérieurement, si ne s’éveille pas, au sein de chaque individu, l’esprit qui le pousse à nouer des alliances avec ses semblables. Quant à savoir si l’humanité en est encore capable, Landauer pourra écrire quelques pages plus loin, en accord avec l’invalidation de toute science de l’avenir : « Nous ne le savons pas, et pour cette raison nous savons que notre tâche est d’essayer. »
Jean-Christophe Angaut
Nous vivons aux temps de l’humanité commençante, et il n’est pas exclu, il n’est pas tout à fait exclu que cette humanité commençante puisse être le début de la fin de l’humanité. Aucune époque n’a peut-être eu sous les yeux, aussi dangereusement que la nôtre, ce qu’on se plaît à appeler le déclin du monde.
Florent Martin
Assurément, pour l’instant, l’humanité au sens d’un complexe effectif de relations, au sens d’une société terrestre portée vers autrui par des fils extérieurs et par une traction et une pression intérieures, débordant les barrières des peuples, n’existe pas encore. Il existe des succédanés, mais qui cette fois-ci pourraient être plus que des substituts, qui pourraient être un commencement : le marché mondial, les traités internationaux dans la politique des États, les associations et congrès internationaux des sortes les plus diverses, le commerce et la communication tout autour du globe terrestre, tout cela crée de plus en plus, sinon leur identité, du moins un rapprochement des intérêts, des mœurs, de l’art ou de ses substituts à la mode, un rapprochement de l’esprit des langues, de la technique, des formes de la politique. Or tout ce qui est réalité spirituelle – la religion, l’art, la langue, l’esprit commun en général – existe en double : une fois dans l’âme individuelle comme propriété ou ressource, une autre fois à l’extérieur comme quelque chose qui, faisant la navette entre les êtres humains, tisse des organisations et des alliances […]
Et nous ne parviendrons à une humanité effective au sens extérieur du terme que lorsque l’action réciproque ou mieux l’identité – car toute action réciproque apparente est communauté identique – sera advenue pour l’humanité concentrée dans l’individu et l’humanité qui aura grandi entre les individus. Dans la graine habite la plante, tout comme la graine n’est que la quintessence de la chaîne infinie des ancêtres végétaux ; à partir du caractère humain de l’individu, l’humanité reçoit son existence authentique, tout comme le caractère humain de l’individu singulier n’est que l’héritage des lignées infinies du passé et de toutes leurs relations réciproques. Ce qui est devenu est ce qui devient, le microcosme le macrocosme ; l’individu est le peuple, l’esprit est la communauté, l’idée est l’alliance.
Mais pour la première fois dans l’histoire des quelques milliers d’années que nous connaissons, l’humanité, au sens plein et dans toute son envergure, veut devenir extérieure. La Terre est pour ainsi dire complètement explorée, elle sera bientôt pour ainsi dire complètement occupée et colonisée ; ce qui est maintenant en jeu, c’est un renouveau tel que le monde humain qui nous est connu n’en a jamais vu. C’est le trait décisif de notre époque, cette nouveauté qui devrait être pour nous quelque chose d’effroyablement écrasant : tout autour du globe terrestre, l’humanité veut se créer et veut le faire au moment où, si le début de l’humanité ne doit pas être sa fin, un puissant renouveau doit s’emparer du genre humain. Auparavant, un tel renouveau coïncidait souvent avec les peuples nouveaux, tout juste sortis de la tranquillité et du mélange des cultures, ou bien avec de nouveaux pays dans lesquels on migrait. Plus avance l’assimilation entre les peuples, plus les pays deviennent denses et plus densément occupés, et moindre devient l’espoir qu’un tel renouveau intervienne de l’extérieur ou vers l’extérieur. Ceux qui veulent déjà désespérer de nos peuples ou qui, du moins, croient que l’impulsion extérieure pour le renouveau radical du cœur et de la force vitale doit venir de l’extérieur, de peuples anciens nouvellement sortis de leur cure de sommeil, ceux-là peuvent nourrir quelque espoir sur les peuples chinois, indien ou encore russe ; un bon nombre peuvent encore s’en tenir à penser que sous la friponne barbarie nord-américaine sommeillent quelque idéalisme encore caché et quelque excédent dynamique de chaleur et d’esprit qui pourraient miraculeusement jaillir ; mais il est plausible que nous autres quadragénaires et quinquagénaires fassions encore l’expérience de la déception de cette attente romantique, que les Chinois suivent le chemin simiesque des Japonais, que les Indiens ne se lèvent que pour glisser rapidement sur les rails de la déchéance, et ainsi de suite. À très vive allure, l’assimilation, la civilisation, et en lien avec elle la décadence physique et physiologique absolument véritable vont de l’avant.
Nous devons nous immerger dans cet abîme pour y puiser le courage et la nécessité pressante dont nous avons besoin. Cette fois, le renouveau doit être autre et plus grand qu’il n’a jamais été dans les époques connues ; nous ne cherchons pas seulement la culture et la beauté humaine de la vie partagée ; nous cherchons la guérison, nous cherchons le salut. Le plus grand élément extérieur qui ait jamais été sur Terre doit être créé et il se prépare déjà dans les couches privilégiées : l’humanité terrienne ; mais ce n’est pas par des liens extérieurs, par des arrangements ou par une structure étatique ou l’État mondial, fruit d’une invention affreuse, qu’elle peut advenir, c’est seulement par la voie de l’individualisme le plus individuel et de la renaissance des plus petites collectivités ; la commune avant toute autre. C’est quelque chose de vaste qu’il s’agit de construire, et la construction doit commencer en petit ; nous devons nous étirer dans toutes les dimensions et nous ne le pouvons que si nous creusons dans toutes les profondeurs ; car cette fois, nul salut ne peut plus venir de l’extérieur et aucune terre inoccupée n’invite plus à la colonisation les peuples trop densément comprimés ; nous devons fonder l’humanité et nous ne pouvons la trouver que dans l’élément humain, nous ne pouvons la faire naître qu’à partir de l’alliance volontaire des individus et à partir des communes formées par les individus singuliers qui sont originellement autonomes et naturellement contraints les uns par les autres.
Nous autres socialistes ne pouvons respirer librement et accepter l’inéluctable nécessité de notre tâche, comme partie de notre existence, que là où nous ressentons et portons vivante en nous la certitude que notre idée n’est pas une opinion à laquelle nous nous rallions, mais une contrainte puissante qui nous met devant l’alternative suivante : ou bien vivre par avance le véritable déclin de l’humanité et voir ses prémices s’étendre en rongeant autour d’eux, ou bien entamer nous-mêmes la remontée.
Gustav Landauer