La parution de l'Atlas de l'anthropocène (Presses de Sciences Po, 2019), dirigé par François Gemenne et Aleksandar Rankovic, avec l'atelier de cartographie de Sciences Po, est à saluer. Parcourir d'un bout à l'autre cet ouvrage, ou sinon plonger à loisir dans ce kaléidoscope de sujets, de phénomènes et d'échelles (temporelles ou spatiales) permet de saisir à la fois les contours et les enjeux de notre époque. Nous savions la crise actuelle profonde, nous la découvrons complexe, à la fois dans les diagnostics produits et les décisions rendues. À tel point qu'à chaque nouvelle proposition concrète une série de problèmes quasi insolubles semble s'abattre sur ses promoteurs et les laisser à quia. Ou tout au moins dans l'obligation de « composer avec les évolutions en cours » et les forces en présence – avec le résultat que l'on sait.
Si nous partageons la mise en garde de Gemenne et Rankovic – « Méfions-nous des marchands de solutions, qu'ils jouent sur les terrains idéologique ou technologique » –, il faut reconnaître que l'anthropocène est davantage l'ère du conflit que celle du consensus ou de la dite « composition ». Conflit tout d'abord autour du nom à donner à cette période inédite dans la géohistoire. Doit-on suivre le chimiste de l'atmosphère Paul J. Crutzen quand il propose en janvier 2002 de la nommer « époque de l'homme » ou doit-on plutôt choisir une des cent appellations alternatives qui ont cours aujourd'hui, parmi lesquelles se trouvent pêle-mêle « carbocène » (des combustibles fossiles), « capitalocène » (du capital), « thanatocène » (de la destruction), « agnotocène » (de l'ignorance choisie)… ? Alors que l'Union internationale des sciences géologiques n'a toujours pas entériné la proposition de Crutzen, d'aucuns pensent que l'humanité, avec des degrés de responsabilité extrêmement dissemblables, est devenue un acteur géologique. Certains s'en accommodent, comme les tenants de la géo-ingénierie, y voyant même l'opportunité de financer leurs recherches et de développer de nouveaux marchés. D'autres, la plupart en fait, s'en inquiètent. Tandis que d'autres encore prennent tout le monde de court et n'annoncent rien moins que la fin de l'anthropocène.
James Lovelock est mondialement connu pour son hypothèse Gaïa. Élaborée à l'heure des débuts de l'exploration spatiale et de la découverte des premières images de la Terre prises depuis l'espace, ses prémisses peuvent être résumées ainsi :
Les voyages spatiaux firent plus que modifier notre perception de notre Terre. Ils fournirent une information relative à son atmosphère et à sa surface qui favorisa une compréhension nouvelle des interactions entre les parties vivantes et inorganiques de la planète. De celle-ci est née l'hypothèse suggérant que la matière organique, l'air, les océans, et la surface terrestre de la Terre forment un système complexe susceptible d'être appréhendé comme un organisme unique. (La Terre est un être vivant : l'hypothèse Gaïa, Le Rocher, 1986, p. 16-17).
C'est sur les conseils de l'écrivain William Golding qu'il nomme ce super-organisme « Gaïa » et c'est avec la microbiologiste Lynn Margulis qu'il approfondit son intuition de départ pour arriver à l'idée que la Terre constitue un système capable de favoriser la vie. Pour Lovelock, des questions capitales se font aussitôt jour : quelle place l'humain occupe-t-il dans ce système ? Quelles relations se nouent entre « l'espèce animale dominante » et ce système vivant complexe ? Enfin peut-on postuler un « éventuel déplacement de pouvoir entre eux » ?
À ce premier livre va en succéder bien d'autres, parmi lesquels Gaia : une médecine pour la planète : géophysiologie nouvelle science de la terre (Sang de la terre, 2001) ou La Revanche de Gaïa : pourquoi la Terre riposte-t-elle et comment pouvons-nous encore sauver l'humanité ? (Flammarion, 2007). Mais c'est finalement dans son dernier opus, non traduit en français, Novacene : The Coming Age of Hyperintelligence (Novacène : l'âge à venir de l'hyperintelligence), sorti cet été aux MIT Press, à l'heure où l'auteur fêtait son centième anniversaire, que Lovelock répond à l'ensemble de ces questions. On connaissait ses avis extrêmement clivants sur toutes sortes de sujets de société. À l'exception du réchauffement climatique qu'il considère dorénavant comme une menace indirecte, ses idées n'ont en vérité guère dévié. Le recours à la géo-ingénierie reste plus que jamais à l'ordre du jour. L'explosion démographique demeure un problème majeur, tandis que l'abandon de l'énergie nucléaire est comparé à un « auto-génocide » ! Aussi surprenantes soient-elles, ces affirmations ne sont qu'un avant-goût de Novacène.
Les idées relatives à l'anthropocène tout d'abord. Vous pensiez que cet âge de l'homme, aussi inédit soit-il, pouvait le prendre par surprise ? Eh bien détrompez-vous, car pour Lovelock rien n'est plus naturel que l'anthropocène. Il serait même un « produit de l'évolution », en ce sens « une expression de la nature ». Parce que selon lui l'homme est la « façon dont l'univers s'est éveillé à la conscience », chaque action humaine peut en retour logiquement s'apparenter à une action cosmique, donc naturelle. Dès lors si un missile nucléaire devait un jour être lancé pour détruire ou dévier de sa route un astéroïde menaçant la Terre, la raison serait à chercher non du côté du complexe militaro-industriel qui l'a produit mais de la Terre elle-même ; laquelle l'a rendu possible dans le but de protéger la vie…
Il faut dire que Lovelock fait préalablement sien le principe anthropo-cosmologique de John D. Barrow et Frank J. Tipler selon lequel l'information serait une propriété innée de l'univers et, partant, l'existence d'êtres intelligents une finalité cosmique ; et qu'il va jusqu'à souhaiter que « le bit soit la particule élémentaire à partir de laquelle l'univers est formé » ! Aussi inattendues soient-elles au premier abord, ces idées s'inscrivent en réalité dans le prolongement de ses premières intuitions. Sous couvert d'une prise de distance radicale avec nos cadres de pensée habituels, l'hypothèse Gaïa n'aura peut-être été qu'une extension et une amplification de la théorie cybernétique fondée par Norbert Wiener. Ainsi était-il logique que dès le départ Lovelock qualifie la Terre de « système cybernétique biologique » (« Gaia as seen through the atmosphere » Atmospheric Environment, 1972, vol. 6, no 8, p. 579-580) et qu'il comprenne l'homme comme un de ses rouages essentiels ; essentiel bien qu'imparfait. Sachant que la cybernétique fut à l'origine destinée à « remplacer la décision aléatoire et subjective des hommes par celle, rationnelle et objective des calculateurs » (Pièces & main d'œuvre, Manifeste des chimpanzés du futur : contre les inhumains, Service compris, 2017, p. 60) et que Lovelock naturalisa très tôt ce phénomène techno-scientifique, il est somme toute logique qu'il puisse aujourd'hui affirmer que notre « règne en tant que seuls êtres capables de comprendre le cosmos, est tout prêt de se terminer ».
Ainsi sans le savoir, nous serions entrés de plain-pied dans le Novacène, cet âge de la cybernétique, d'une intelligence artificielle auto-apprenante émancipée de sa tutelle humaine, filant quasi à la vitesse de la lumière et dont le message ultime serait : la communication tant écrite qu'orale, parce que faisant barrière à la pensée véritable, est un vestige du passé. Mais il n'est pas lieu pour lui de s'inquiéter car l'essentiel demeure intact : la Terre continuera d'« élever les comprenants » (nurture the understanders). Qu'entend-il par là ? Simplement que de nouveaux êtres, il les nomme « cyborgs », reprendront le flambeau de l'évolution des mains de l'humanité. Glaçant, proprement glaçant.
Mais n'ayons crainte, humains et cyborgs – ceux-ci n'auraient pas forcément des traits anthropomorphes et composeraient plutôt un « écosystème parallèle » – auront vocation à vivre en paix. Pourquoi donc ? Pour la simple raison qu'ils partageraient un même projet : assurer leur survie, autrement dit conserver une température terrestre moyenne permettant à la vie organique et électronique de se perpétuer (l'ingénieur fixe cette limite à 47° Celsius, sachant qu'elle est actuellement de 15° !). Et peu importe si nous perdons pour l'occasion le statut de créature la plus intelligente car nous demeurerions pour les cyborgs des « collaborateurs », voire des sources d'agrément, un peu comme le seraient pour nous les fleurs et les animaux de compagnie, « des êtres enfermés dans des processus de perception et d'action formidablement lents » ! Avant que, abandonnant tout anthropocentrisme apparent, Lovelock annonce un temps où les cyborgs deviendront l'unique forme d'intelligence terrestre et doteront la Terre de nouvelles capacités…
Lire le Lovelock d'aujourd'hui plutôt que le Lovelock d'hier est une expérience plus enrichissante que déroutante. On y perçoit mieux qu'ailleurs les dangers d'une pensée obsédée par la transformation de la culture en nature et qui, pour cela, naturalise à tout va. Comme le remarque Vilém Flusser, « on peut changer les faits, on ne peut pas changer les données » (Post-histoire, T&P Work Unit, Cité du design, 2019, p. 148). Pour Lovelock, Gaia est une donnée, non un fait. Voilà pourquoi il joue à la fois sur les terrains technologique et idéologique. Nous connaissons désormais l'output, mais quels sont les input ? Un géologue contemporain de Darwin, James D. Dana avait déjà défendu l'idée d'une évolution sans retour de l'intelligence, processus nommé « céphalisation ». Plus tard, Wladimir Vernadsky, le grand savant russe de la biosphère, allait reprendre cette idée en soulignant cette fois que « le cerveau qui atteint un certain stade dans le processus d'évolution n'est plus sujet à la régression et ne peut que progresser », alors « un futur immense est ouvert » (« The Biosphere and the Noosphere » American Scientist, janvier 1945, 33 (1), p. 1-12). Lovelock s'inscrit résolument dans la lignée de ces métaphysiciens de l'avenir.
Certains d'entre nous ont pu croire que parce que le dogme du progrès était mis à mal, l'ardeur de ses laudateurs serait à l'avenant. Aujourd'hui il apparaît clairement que plus la réalité vient les démentir, plus ils s'arc-boutent ; même s'il faut pour cela tomber, et Lovelock en est la preuve malgré lui, dans les délires les moins vraisemblables ou les simplifications les plus outrancières ; comme lorsqu'il laisse supposer que l'intelligence est fonction de la vitesse de déplacement de l'information. Bêtise ou intelligence artificielle oblige, la fin de l'anthropocène, que Lovelock le veuille ou non, n'est toujours pas à l'ordre du jour. Pour le meilleur ou pour le pire.
Alexandre Chollier
En annonçant l'imminence de l'effondrement de la société « thermo-industrielle » tout en montrant comment nous adapter à l'inéluctable, la collapsologie pourrait bien constituer le symétrique du transhumanisme, dernier avatar en date de la religion du Progrès techno-scientifique. Dans son livre Au-rendez vous des mortels, sous-titré Le déni de la mort dans la culture moderne, de Descartes au transhumanisme, Jacques Luzi se tient fermement à distance de ces deux formes d'extrapolation vers le futur. En questionnant l'imaginaire et l'organisation socio-politique de la société industrielle, l'auteur, co-fondateur de la revue Agone et animateur de la revue Écologie et politique, cherche à donner à son lecteur les moyens de s'extraire du piège de l'administration technoscientifique des effets funestes d'une triple domination : celle du capitalisme technologique, de la bureaucratie et du complexe militaire. Il s'agit bel et bien de délimiter à l'heure actuelle le terrain de lutte sur lequel se jouera l'avenir terrestre de l'humain. Le sous-titre ne doit pas tromper le lecteur. En effet, l'auteur n'a pas vocation, avec ce court essai, d'ajouter un nouveau volume à la nécessaire critique du projet transhumaniste. En ces matières, d'ailleurs, il serait difficile de faire beaucoup mieux que le Manifeste des chimpanzés du futur : contre les inhumains, de Pièces et main d'œuvre, publié en 2017 par Service compris. Si J. Luzi étrille les élucubrations des théoriciens transhumanistes tout en disséquant les ressorts politiques, économiques et militaires de leur domination en marche, c'est au cours d'une réflexion à la fois plus vaste et plus profonde, qui traite du déni de la mort dans la « culture moderne ». En ce sens, ce livre se présente comme une méditation philosophique sur les chances et les voies culturelles (civilisationnelles pourrait-on dire) d'un soulèvement des humains « sans qualités » face aux « tout-puissants ». Les premiers, résolus à ne plus servir d'instruments pour le Léviathan industriel, là où les seconds, fanatiques de la délivrance par rapport à la condition humaine ordinaire, n'auraient de cesse de répandre le nihilisme sur une Terre ravagée.
Ce déni de la mort, autrement dit de la condition humaine en sa dimension tragique (toujours tentée d'agir dans la démesure alors même qu'elle saisit la nature profondément destructrice de cette négation des limites), Jacques Luzi en fait le trait culturel prédominant d'une organisation se donnant pour seule fin la productivité, de sorte qu'en définitive il devienne possible d'« avaler la Terre pour la régurgiter sous forme d'argent » (p. 86). La relation entre maître et esclave est par excellence fondée sur un tel déni, puisque l'esclave, ce « cadavre vivant », n'accède même pas à l'honneur d'être tué par son vainqueur et demeure perpétuellement sous la menace de la mort. Le maître est en capacité de donner la mort mais sa propre victoire et sa soif de possessions pourraient bien s'avérer elles-mêmes des divertissements mettant à distance sa propre mort : une forme de déni. Ainsi, mort donnée, mort subie et mort déniée constituent la trame de relations de domination dont l'époque industrielle va fournir l'illustration la plus totale (sinon « totalitaire »). Et Luzi de poser la question centrale : si le servage est la subsistance de l'esclavage, adapté au climat chrétien (selon Georges Duby), peut-on concevoir le salariat comme « la subsistance de l'esclavage, adapté au climat techno-capitaliste ? » Les conditions d'hétéronomie et d'aliénation extrêmes rendues possibles par un système économique, des artefacts politiques et des forces répressives toujours plus abstraits, capables de subvertir intégralement l'expérience sensible des communautés humaines au sein du « monde de la vie » (Edmund Husserl), imposent selon lui de répondre par l'affirmative. Soumis à la double contrainte de la mort par la faim et de la mort par le « glaive », autrement dit l'arsenal bureaucratique et répressif de l'État moderne, le salarié se retrouve libre dans une « société fermée par la menace de mort, peuplée de morts-vivants et vouée, pour servir l'appétit débridé de ses maîtres, à entraîner l'humanité entière dans le néant » (p. 58).
À ce point survient la promesse transhumaniste dans toute sa duplicité : s'évader de la prison du corps et de notre vulnérabilité, fusionner avec les machines et plonger dans le narcotique de la réalité virtuelle, pour se délivrer une bonne fois d'une condition incarnée préalablement délabrée par son artificialisation à marche forcée. Mais, comme le disait Jean Baudrillard, « il n'y a plus que des survivants dans une société qui prétend abolir la mort ». Reste, pour Jacques Luzi, l'appel politique à tenir le monde de la vie, monde de la pluralité et du soin que des êtres foncièrement communautaires et fragiles sont capables de se donner réciproquement.
Rendre sa dignité à la Terre, écrit-il, suppose des êtres humains se rendant à eux-mêmes leur propre dignité. Des personnes qui réapprennent à se maintenir dans l'existence en tant que Nous authentique, contre ce que les abstractions bureaucratiques et marchandes s'entêtent à faire d'eux. (p. 118)
À l'aune de cette orientation culturelle seule, la légitime défense contre la guerre intégrale menée par les « tout-puissants » (un combat que symbolise à merveille le mouvement des Gilets jaunes, favorablement cité à condition qu'il parvienne à « concevoir l'industrialisme comme la racine commune de son malaise sociopolitique et du désastre écologique », p. 123) aura une chance de récuser le chantage séculaire de la force : promettre le confort et la sécurité sur fond de misère et d'autodestruction.
R. G.
Robert Chenavier, le directeur des Cahiers Simone Weil, a pu dire de la lecture de la philosophe française, disparue en 1943, qu'elle « donne à chaque page l'impression que c'est notre histoire que nous écoutons » (cf. : Charles Jacquier (éd.), Simone Weil : l'expérience de la vie et le travail de la pensée, Sulliver, 1998). On ne saurait mieux souligner l'insigne importance de cette œuvre pour comprendre ce qui nous arrive en ces temps « disruptifs » où il en va de la préservation de notre diginité humaine dans un monde dont on voudrait avant tout éviter qu'il ne se « défasse », pour paraphraser Camus. En cela, la parution de l'ouvrage coordonné par le professeur au Collège de France Alain Supiot, intitulé Mondialisation ou globalisation ? Les leçons de Simone Weil, tombe à point. Issu d'un colloque sur l'auteur de L'enracinement, tenu en 2017 dans cette même institution, cet ensemble de contributions se propose de mettre à l'épreuve les concepts de Weil (« enracinement » ; « déracinement » ; « attention » ; « besoins de l'âme » ; « limite » ; « dignité » ; « oppression » ; « milieu vital » ; la triade « argent, machinisme, algèbre » ; la notion de « travail » comme « valeur humaine ») en les confrontant à notre situation actuelle soumise aux effets de la globalisation. Les champs d'analyse sont à la fois multiples et intriqués, dessinant les quatre parties de l'ouvrage : question écologique et responsabilité pour la Terre ; rôle de l'enracinement dans la confrontation des civilisations ; conditions juridiques et politiques d'un travail échappant à la servilité et restaurant la pensée dans l'action ; situation du droit par rapport à l'idéal de justice.
Pour mieux saisir la ligne directrice du recueil, les textes introductif et conclusif par Alain Supiot sont indispensables. Qu'entendre ici par l'opposition entre « mondialisation » et « globalisation », qui, sans de plus amples précisions, n'a guère le mérite de la clarté ? La globalisation, avance Supiot, constitue la pointe extrême du capitalisme. Elle désigne une uniformisation civilisationnelle qui ôte à la vie son cadre (pour une bonne part juridique) de sécurité et de stabilité. La globalisation, c'est également le règne du quantitatif anonyme, des signes purs : l'algorithmique qui fait passer les peuples, le travail humain et bientôt la nature entière à son service, dans une dynamique vouée à l'illimitation. Face à ce que l'on pourrait aussi bien nommer le rouleau compresseur du progrès technoscientifique, se dessine pour les peuples une alternative ruineuse : être entraîné dans ce mouvement globalisant ou se crisper sur un repliement identitaire, dans une voie autoritaire ou fasciste.
Parce qu'elle envisage l'être humain dans son « milieu vital », parce qu'elle ne sépare pas la liberté de l'enracinement, Simone Weil offre les outils théoriques pour s'extraire de l'idéologie de la globalisation. En posant fermement qu'il n'est pas de liberté pensable sans limite, elle permet de penser, selon Supiot, les conditions d'une mondialisation dont on devine qu'elle se rapproche d'un « faire monde », où les échanges n'annulent pas la singularité des individus et des peuples, ne se réduisent pas non plus à un simple apport, mais stimulent leur vie propre en les incitant à ressaisir leur originalité.
Le cadre étant ainsi délimité, les contributions restituent par petites touches la puissance philosophique de l'œuvre de Weil. Des développements travaillent l'articulation de l'enracinement, du détachement et du déracinement pour penser une commune présence au monde vivant ; d'autres opposent de manière féconde la pensée fédéraliste au colonialisme, dont Weil entreprit la critique sans renier la nécessité d'une repentance. La partie consacrée aux réflexions de la philosophe sur le travail libre et les processus d'oppression permet de mesurer avec quelle acuité elle avait anticipé le devenir algorithmique du travail sous la triple domination de l'argent, du machinisme et de l'algèbre, se montrant si en avance par rapport au marxisme dominant focalisé sur la seule exploitation de classe. La pensée juridique, toujours susceptible de dégénérer en contractualisme gestionnaire, est quant à elle tenue de prendre position et de mesurer ce qu'elle peut, dans la « région moyenne » qui est la sienne, à l'aune d'une pensée du sacré qui place au fondement de l'ordre humain l'obligation et non le droit.
Tout cela est fort enrichissant, et même si certaines contributions utilisent davantage l'œuvre de Weil comme un prétexte, ne s'en inspirant qu'à la marge, le lecteur est invité à se plonger dans cette philosophie puissante et tendue, qui travaille sans cesse des motifs que des « libertaires » pourraient d'une manière hâtive estimer « conservateurs », pour les faire servir au contraire au combat contre l'oppression et la déshumanisation opérées par le capitalisme, la technologie et la bureaucratie. Il ne semble pas usurpé, en effet, de voir en Simone Weil un des esprits les plus lucides du XXe siècle et dans son œuvre un véritable trésor conceptuel pour un anarchisme qui, gagné à la sensibilité écologique, aurait tout d'abord compris que l'expansion économique « n'est plus loin du moment où elle se heurtera aux limites mêmes de la surface terrestre » (La Révolution prolétarienne, n° 158, 25 août 1933), avant d'assumer que « La force brute n'est pas souveraine ici-bas. Elle est par nature aveugle et indéterminée. Ce qui est souverain ici-bas, c'est la détermination, la limite. » (L'Enracinement : prélude à une déclaration des devoirs envers l'être humain, Gallimard, 1949.)
Néanmoins, par rapport à de telles attentes, l'ouvrage finit par décevoir, au sens où l'on dit que la montagne accouche d'une souris. En effet le cadre théorique fondé sur la distinction entre globalisation et mondialisation conduit trop souvent à voir les enjeux d'en haut, du point de vue des instances internationales régulatrices appelées à se concerter dûment sur les ravages des dogmes « néolibéraux » de la croissance illimitée. D'une certaine façon, s'il ne s'agit de mobiliser le corpus de Simone Weil que pour proposer de faire de nouveau du travail un « objet politique » (Yves Clot), de penser l'« économie d'une globalisation régulée » ou la « création de richesses au service du maintien des équilibres dynamiques écosystémiques » (Cécile Renouard) ou encore de simplement « canaliser le rêve des algorithmes afin que l'intelligence artificielle ne verrouille pas l'intelligence humaine » (Isabelle Vacarie), alors ce n'est sans doute pas le meilleur service à rendre à sa philosophie.
Par conséquent, un livre qui, de notre point de vue, ne portera ses véritables fruits anarchistes qu'à condition que sa lecture elle-même s'effectue avec le détachement attentif cher à Simone Weil.
R. G.
Ce court essai présente un condensé des thèses avancées par l'historien et critique social Jérôme Baschet dans ses deux derniers ouvrages, Adieux au capitalisme : autonomie, société du bien vivre et multiplicité des mondes et Défaire la tyrannie du présent : temporalités émergentes et futurs inédits, toujours sur fond des leçons de l'expérience zapatiste dont il est un témoin direct. C'est d'ailleurs par la reprise d'une très belle lettre écrite en décembre 2018 depuis le Chiapas, à destination de « celles et ceux qui ne sont rien », que s'ouvre Une juste colère. Les réflexions qui suivent ce chapitre inaugural sont nées de l'observation du soulèvement des Gilets jaunes, qui a vu la digne rage du peuple se lever face aux porteurs actuels (Macron et sa coterie) de la dynamique d'un capitalisme entré en crise structurelle.
Empruntant la quasi-totalité de leurs titres à des slogans vus ou entendus dans des manifestations de Gilets jaunes, les huit courts chapitres du livre exposent la logique de crise du capitalisme, sa compulsion productiviste et consumériste qui place désormais l'humanité dans son entier face à la « tourmente à venir », ainsi que les voies étroites offertes à des « espaces libérés » commençant un désir de sortie hors de l'Économie (comprise ici comme une logique totalisante s'insinuant jusque dans la constitution des subjectivités). Auto-gouvernement, blocage dans toutes ses dimensions, dépassement culturel de la vision économique du monde par la prise en compte des traditions extérieures à la sphère occidentale : autant de pratiques et de pistes dont l'auteur s'emploie à justifier non seulement le bien-fondé mais encore la plausibilité.
Pour celles et ceux qui suivent les ouvrages de Jérôme Baschet, on trouvera peu de nouveautés dans ce livre, mais toujours beaucoup de clarté et des moments d'enthousiasme communicatif tempérés par une constante lucidité critique. L'auteur consacre ainsi des réflexions fort pertinentes aux questions du dérèglement climatique et de l'effondrement fatal, en les ramenant à leur cause majeure : la dynamique de croissance du capitalisme. Plutôt que d'évoquer une crise terminale du système capitaliste, il préfère avancer l'idée d'une crise structurelle : d'un côté les difficultés de reproduction du processus de valorisation incitent à un renforcement des contraintes pour continuer d'exploiter de nouveaux gisements de valeur, y compris en comptant sur les catastrophes climatiques ; d'un autre côté la poursuite aveugle de la marchandisation intégrale du vivant (humain comme non humain) donne lieu à des situations chaotiques incarnées notamment par toute une gamme d'explosions sociales. En résumé : le système ou le chaos.
Reste à ne pas confondre deux effondrements, ce qui est selon Baschet un des points faibles du discours de la collapsologie. En effet, il s'agit de distinguer fermement l'effondrement du vivant et celui du système capitaliste. On peut souhaiter le second et frayer d'autres voies politiques et sociales pour y faire face dans un sens émancipateur, afin précisément d'éviter le premier. En ce sens, l'idée d'entrer dans « l'âge de la troisième critique » du capitalisme, subsumant sans les annuler la critique de l'exploitation et celle de l'aliénation, pose un cadre de questionnement aussi exigeant que stimulant : la critique doit elle-même prendre conscience d'un enjeu radicalisé puisque nous voici placés, désormais, devant un « choix de vie ou de mort ».
En suivant comme à l'accoutumée la piste zapatiste (mais il y en a bien d'autres à travers le monde), l'auteur appelle à relever le gant de cette époque inédite en défendant en acte un anticapitalisme « non étatique, non productiviste, non patriarcal, non moderniste et non eurocentrique ».
R. G.
Menés par les questions de Thierry Paquot, philosophe urbaniste, Pierre Jouventin éthologue naturaliste et Serge Latouche économiste décroissant confrontent leurs analyses scientifiques, depuis l'émergence du terme économie au XVIe siècle (De Montchrestien) à ceux d'écologie (Haeckel) et d'éthologie (Saint-Hilaire) au XIXe siècle. Ils ouvrent ainsi une conversation des Sciences de la vie avec les Sciences humaines, où s'articulent les évolutions de leurs domaines respectifs – jusqu'aux ravages environnementaux actuels.
Au fil des échanges ou des monologues, les auteurs examinent autant leurs divergences d'approche que leurs convergences de vue. Ils sont surtout en désaccord sur la chronologie des origines de cet effondrement. Jouventin situe au Néolithique les débuts de la dégradation de l'équilibre avec les ressources naturelles, lorsque la société agro-artisanale devient technicienne ; Latouche date la rupture à la Révolution industrielle du XIXe siècle. Une autre dissonance : l'écologie scientifique envisage l'ensemble du monde vivant, de son côté l'écologie sociale et politique ne s'applique qu'à la seule espèce humaine. Cependant, même si la plupart des disciplines scientifiques partagent l'idéologie du progrès, dont le dogme est celui de la croissance illimitée, pour Jouventin l'avenir est bien dans leur convergence. Sur la controverse démographique, il affirme que la pression démographique est encore un tabou au regard de son impact sur l'environnement : c'est dit-il « un facteur-clé mais difficile à maîtriser ». Latouche souligne plutôt que si « La croissance infinie est incompatible avec un monde fini, la croissance démographique infinie l'est également. » Latouche et Jouventin convergent enfin sur le constat de la destruction de la biodiversité, de la possibilité d'un réel effondrement. Notre espèce, note Pierre Jouventin, est originale car déconnectée de son milieu elle n'est plus en équilibre avec les ressources naturelles ; elle est donc particulièrement menacée de disparition. « En réalité, nous ne pouvons pas vivre sans la nature et les animaux, alors qu'ils peuvent vivre sans nous. »
Quelles perspectives alors dans un monde vidé de sa faune sauvage ? Réaliser le compromis de petites communautés agraires mieux à même de construire un nouvel équilibre avec les ressources naturelles restantes ? S'organiser de façon autonome, élaborer un véritable écosocialisme avec une éthique basée sur le sens des limites et de la mesure ? Face à l'étroitesse d'une voie alternative, cet ouvrage riche de sources nous encourage à penser et à agir – sans plus attendre.
D. H.
Le 1er septembre 1939, l'Allemagne nazie lance ses divisions à la conquête de la Pologne. La Seconde Guerre mondiale vient, sans que les contemporains le sachent toujours, de commencer. Pourtant, Victor Serge, l'auteur de cette compilation d'articles, fit preuve d'une véritable acuité quant à la nature profonde des évènements qui étaient en train de se dérouler. On découvre, au fil des pages, des analyses pertinentes sur l'avènement du nazisme en Allemagne, permis, entre autres, par un électorat naviguant entre l'hitlérisme et le communisme autoritaire, mais dont « la mentalité était totalitaire » ; mais aussi sur les relations entre l'Allemagne et l'Union soviétique, ainsi que l'état réel de cette dernière : l'un des points centraux de l'ouvrage. Serge y décrit deux géants en concurrence pour une domination européenne. Cette volonté hégémonique se traduit par une collusion entre les puissances. L'Europe est découpée, morcelée, en zones d'influence ; les ressources naturelles des États limitrophes (Pologne, Roumanie, Hongrie) sont partagées puis englouties pour favoriser une industrialisation forcenée ainsi qu'une machine de guerre toujours plus performante. L'affrontement, selon l'auteur, est inévitable. À l'aube de la Seconde Guerre mondiale, il semble très clair que l'entente n'est que de circonstance. Pourtant, la guerre n'en est pas pour autant souhaitée, notamment en Union soviétique, dans la mesure où elle apparaît, sous la plume de Serge, comme un colosse aux pieds d'argile. Il y décrit l'état réel de l'URSS, les conditions et les conséquences des grandes purges staliniennes, et aborde aussi un phénomène que peu de personnes, en particulier des communistes, avaient su voir à l'époque, c'est-à-dire la réalité d'une Union bureaucratique délabrée où règne le mensonge : mensonge vis-à-vis des pays extérieurs quant à sa puissance et son opulence, mensonge vis-à-vis des Soviétiques par rapport aux promesses d'émancipation des peuples. Par exemple, de longs passages sont consacrés à la répression en Union soviétique, d'opposants politiques, réels ou soupçonnés, ainsi que de « personnes qui en savaient trop », ainsi qu'à la volonté de toute-puissance de Staline, s'affirmant dans sa guerre contre la Finlande.
Cependant, pourquoi faire le choix de republier une compilation d'articles parus en 1939 sur un thème désormais historique ? La question est légitime et l'intérêt, autre qu'historique, n'est pas au premier abord évident. Pourtant, Victor Serge, ici, nous interroge sur nos manières d'être et de penser, et les interrogations qu'il pose font écho à des perspectives contemporaines. Comment agir face à la montée du fascisme ? Que faire lorsque l'on est un militant révolutionnaire et que l'on se situe au cœur d'une zone d'influence, à la collusion entre plusieurs États impérialistes, comme actuellement au Rojava, au Venezuela, en Colombie ? Comment résister individuellement et collectivement face aux « mentalités totalitaires » ainsi qu'à la toute-puissance de l'État ? En définitive, à la lecture de cet ouvrage, plusieurs avertissements peuvent se déceler. À travers l'omniprésence de la notion de mensonge et des volte-face de la parole, Serge nous rappelle à quel point le langage structure la pensée et dans quelle mesure il est une arme puissante. En second point, l'auteur nous remémore une idée très méconnue mais profondément essentielle : la lutte pour le pouvoir amène nécessairement à la confrontation et à la destruction partielle ou totale de l'une des parties. Une réflexion, voire une introspection, à laquelle nous invitent également les nombreuses œuvres d'art disséminées au travers des pages.
Alexandre Guillauteau
L'œuvre de Gustav Landauer (1870-1919) ne pénètre en France qu'au bout de longues étapes, alors qu'il s'agit bien d'un des penseurs les plus originaux de l'anarchisme au XXe siècle. Elle nous concerne toujours par son énergie, sa volonté de réalisation immédiate et sa confiance dans la continuité d'un esprit unificateur de liberté commune et de justice.
La traduction de son ouvrage le plus connu, La Révolution, a été publiée aux Éditions Champ libre en 1974, suivie en 2008 seulement de La Communauté par le retrait et autres essais aux Éditions du Sandre (note de lecture dans Réfractions, n° 22, printemps 2009). Un manque important vient d'être comblé par la traduction de son Appel au socialisme par Jean-Christophe Angaut et Anatole Lucet, dans un beau livre soigneusement préparé et édité. Le texte d'origine a été publié en Allemagne en 1911 (Aufruf zum Sozialismus) à partir de deux conférences faites en 1908 pour soutenir la création d'une Alliance socialiste dont Landauer publie les « Douze Articles » fondateurs la même année puis l'année suivante. Une deuxième édition est publiée en 1919, où il préconise à nouveau des initiatives de construction en plein effondrement, mais il n'aura aucune chance d'entreprendre l'expérience parce qu'il sera assassiné sauvagement dans la répression de la République des conseils de Bavière à laquelle il a participé comme délégué à l'instruction populaire.
Fondée en 1909, avec entre autres ses amis Erich Mühsam et Martin Buber, l'Alliance socialiste (Sozialistischer Bund) réunissait une quinzaine de groupes dont le but était de développer des implantations communautaires, autonomes mais fédérées, menant des activités coopératives de production et de consommation, artisanales, agraires, culturelles. Il s'agissait, selon la conviction durable de Landauer, de commencer à réaliser dans l'immédiat les bases d'une société socialiste. Son instauration, pense-t-il, ne peut pas dépendre d'une révolution politique à venir, qui elle-même ne pourrait aboutir que si les structures d'une organisation et d'une économie socialistes capables de se développer sont déjà en place. Cette conception entraîne une critique constante du marxisme dans la mesure où dans une perspective fataliste de la révolution il mise sur une évolution et décomposition du capitalisme en affaiblissant ainsi les énergies de résistance et de construction dans le présent. En rappelant que Landauer lui-même n'exclut pas la possibilité d'une révolution, mais pense nécessaire une succession de révolutions pour atteindre l'avènement d'une nouvelle civilisation.
La volonté d'une action immédiate ne relève pas seulement d'une critique des conditions actuelles et du constat de la nécessité d'une transformation radicale, mais plus profondément d'un besoin de société, d'une forme de vie partagée dans l'autonomie et la justice. Cet « esprit unifiant », qui selon Landauer pousse à agir et à coopérer, dès maintenant « dans la joie et la félicité », chacun peut le peut le ressentir et le découvrir en descendant au plus profond de lui-même. Ses écrits témoignent de cette conviction « spirituelle », qui inclut aussi l'idée d'une mémoire des expériences et réalisations passées, en ne se limitant jamais au pur exposé théorique mais en se révélant traversé d'émotion, de colère, d'enthousiasme et d'élans prophétiques.
C'est le cas tout particulièrement de cet Appel où l'auteur tente de garder le ton oral des conférences, communicatif et entraînant, tout en préservant la clarté et la tenue de l'écrit. Cet enjeu le conduit à une écriture très personnelle, parfois considérée comme difficile. Les auteurs de cette traduction-ci prennent la peine d'expliquer comment ils ont conçu et mené leur travail, avec des précisions sur le vocabulaire particulier de Landauer, qui était aussi écrivain, essayiste (sur Shakespeare en particulier), traducteur. Cette note suit une présentation de l'Appel, complétée par des annexes qui reprennent les deux versions des « Douze articles », trois tracts et la préface de 1919.
Jean-Christophe Angaut et Anatole Lucet sont membres du collectif de Réfractions. Lucet a présenté en 2018 la thèse Communauté et révolution chez Gustav Landauer qui comporte une recherche sur sa réception en France. Angaut a traduit, entre autres, Bakounine. Un article de Landauer, « De la bêtise du vote », est paru en anarchive dans Réfractions, n° 29 (automne 2012) avec une présentation d'Anatole Lucet.
René Fugler
Le « journal féministe et libertaire à prix libre » a atteint son dixième numéro en novembre 2019. Animé par des membres de la Fédération anarchiste française, il s'est étoffé en deux ans d'existence, même si son format reste modeste. Dans chaque numéro trimestriel, des actualités (dans le numéro 10, les féminicides, le Maroc, la Palestine, les « mamies » autrichiennes contre l'extrême droite, d'autres nouvelles internationales), de beaux portraits de militantes féministes et/ou anarchistes, des lectures, des images. Dans le numéro 11, paru en février 2020, un copieux dossier sur la contraception masculine.
Encouragez vos copines à envoyer des contributions, abonnez vos filleules (à prix libre ; on trouve le talon d'abonnement sur le site) : le journal ne pourra durer que si sa rédaction prend un bon coup de jeune. Il y a trente ans, MA ! : revue anarchiste, à Genève, avait elle aussi publié un dossier sur la contraception masculine ; un an plus tard, trois membres de la rédaction ont eu des enfants…
Les ouvrages de Peter Gelderloos sont nombreux et divers. Comment la non-violence protège l'État : essai sur l'inefficacité des mouvements sociaux (2007 ; 2018 en français ; en ligne sur https://mars-infos.org/) et L'Échec de la non-violence : du printemps arabe à Occupy (2013 ; 2019 en français) ont été abondamment applaudis, critiqués, discutés aux États-Unis, en Allemagne, un peu moins en France. Le petit livre du Collectif devrait participer à ce débat.
Dès l'ouverture André Bernard, à son habitude, frappe fort :
C'est évident, commence-t-il, que, lors d'une manifestation sociale, briser la vitrine d'une banque ou d'une officine capitaliste quelconque est un acte non-violent.
Avec le même aplomb, Gelderloos et ses amis diront que « briser la vitrine d'une banque est un acte violent, et c'est bien » ; les flics et leurs amis, ainsi que cetains non-violents puristes, que « c'est un acte violent, et c'est mal ». Bakounine écrivait plus brièvement « je briserai les vitres » de la philosophie, donc s'il l'a dit, c'est que c'est bien…
Débat sans fin ; c'est le « disque rayé » qu'évoquait Gabriel Kuhn dans son article pour le numéro 40 (juillet 2018) de Réfractions, critique indirecte à Gelderloos. Certes, ce dernier n'y va pas de main morte : la non-violence serait inefficace, raciste, patriarcale, complice de l'État et de sa police ; c'est une idéologie dominante, réservée aux privilégiés. Une non-violence évangélique, qui tend la joue, et qui justifierait le monopole de la violence d'État.
L'auteur est d'ailleurs emprunté pour donner une définition de la violence. Et si les anarchistes non-violents définissaient mieux ce qu'ils entendent par les méthodes non-violentes ? Grèves, sabotages, caillassages, graffitis, contraintes… y a-t-il de la violence dans ces actes, ou pas ? Pour André Bernard, la réponse semble évidente ; pour les tenants de l'insurrectionnalisme aussi, mais dans le sens contraire. C'est hélas un dialogue de sourds, qui ne convaincra personne.
Les articles de Sebastian Kalicha et de N. O. Fear (« pas peur », nouveau pseudonyme de Lou Marin), traduits de l'allemand, prennent au sérieux les « démonstrations » de Gelderloos et pointent ses contradictions et ses erreurs. Mais la critique historique et politique se mêle souvent à des jugements de valeur. Par exemple : Gandhi anarchiste ? Les textes traduits de l'anglais (Inde), préfacés et annotés par Vivien García, Du devoir de désobéissance civile, éditions Payot & Rivages, 2019), montrent au contraire qu'il était, au moins dans la période considérée, profondément légaliste. Il se peut qu'il ait changé ; mais « le fait qu'il ne fut jamais au pouvoir » ne suffit pas à faire de lui un anarchiste.
Le volume reproduit ensuite deux textes intelligents trouvés sur la Toile, critiques du « cortège de tête » du 1er mai 2018 à Paris et de tendances autoritaires dans le black bloc : la casse devient un jeu, une tactique sans objectif ni sens, une sacralisation de l'émeute.
Ce qui nous semble le plus urgent ce n'est pas la convergence des luttes mais l'extension des luttes. Pour cela, nous ne pouvons pas rester figés sur nos bases inébranlables de convaincu·e·s. Qu'elles volent en éclat avec les autres certitudes du vieux monde !
Belle ouverture. Le livre de Gelderloos est hargneux, unilatéral, farci de contre-vérités. Brian Martin, parmi d'autres, l'a discuté de manière respectueuse sur son blog en anglais (https://documents.uow.edu.au/~bmartin/pubs/08gm2.html#_edn17). Ce petit recueil-ci prend Gelderloos au sérieux, mais on peut penser que ses arguments seront retoqués par ses partisans, et qu'ils laissent ouvertes beaucoup d'interrogations. Dans sa postface, Pierre Sommermeyer reprend le débat et propose une suite à ces réflexions.
Marianne Enckell
En tirant de l'oubli le témoignage saisissant de Clément Duval, condamné au bagne pour avoir clamé son idéal anarchiste, Marianne Enckell fait œuvre de salubrité publique : ainsi est introduit l'entretien que Matthieu Delaunay a consacré à Marianne, sur le site Mediapart, le 12 janvier dernier, à l'occasion de la réédition chez Nada de Moi, Clément Duval, anarchiste et bagnard, dont la première version française était parue en 1991 aux Éditions ouvrières (aujourd'hui Éditions de l'Atelier).
Un entretien riche en informations quant à la méthodologie utilisée par Marianne pour proposer une nouvelle lecture des Mémorie di Clemente Duval, publiées pour la première fois à New York en 1929.
Cette réédition a été rendue possible grâce à l'accès à de nouvelles sources, notamment les archives du bagne conservées à l'ANOM (Archives nationales d'Outre mer) à Aix-en-Provence, a nécessité des années de transcription, de vérifications, pour lesquelles Marianne explique « avoir lu tout ce que j'ai trouvé, c'était rude et déprimant d'approcher l'horreur du bagne, de la relégation, de la transportation ».
Tout en gardant la syntaxe propre à Duval, Marianne Enckell a réorganisé la ponctuation et les alinéas, rétablis accords et orthographe mais n'est pas intervenue autrement sur le texte initial : la parole du bagnard a été non seulement conservée et respectée mais également enrichie par des insertions tout au long du texte racontant le plus brièvement possible ce qu'elle savait sur les conditions du bagne, les autres forçats, les procès, les lieux. Un choix qui, à la lecture, s'avère particulièrement judicieux.
Membre actif du groupe anarchiste parisien La Panthère des Batignolles, Clément Duval est condamné en 1887 aux travaux forcés à perpétuité pour divers délits (cambriolages, effractions, blessures à agents) qu'il reconnaît et revendique politiquement, comme il le fera lors de son procès devant les Assises de la Seine, le 11 janvier 1887.
C'est pourquoi je vous dis : ce n'est pas un voleur que vous condamnerez en moi, mais un travailleur conscient, ne se considérant pas comme une bête de somme, taillable et corvéable à merci, et reconnaissant le droit indéniable que la nature donne à tout être humain : le droit à l'existence. Et lorsque la société lui refuse ce droit, il doit le prendre et non tendre la main… (p. 42 et 43).
Duval a 37 ans quand il est envoyé au bagne. C'est fort d'une certaine éthique et de convictions anarchistes bien chevillées au corps, qu'il assumera quatorze années durant aux Îles du Salut (en Guyane) sa condamnation, tout en n'ayant de cesse de s'insurger contre les abus de la « tertiaire » (diminutif de l'administration pénitentiaire), les punitions arbitraires, le mépris des surveillants (les chiourmes), les délations, les escroqueries, les injustices criantes à l'égard de tout un chacun.
Au surveillant Haumon qui s'étonnait de ne jamais le voir malade, Clément Duval rétorque :
Ce n'est pas nécessaire, et vous assure, ne fais rien pour cela ; je ne tiens pas, comme tant d'autres, à passer mon temps à l'hôpital. Vous aurez peut-être ma graisse, mais pas ma peau, n'étant pas du tout disposé à vous la donner à si bon compte (p. 76).
Sa dix-huitième évasion sera la bonne, il gagnera New York en 1903, où il est pris en charge par les compagnons italiens. Duval y mourra en 1935, à l'âge de 85 ans.
Si aujourd'hui on associe volontiers à l'univers carcéral les termes de réhabilitation et de réforme, le bagne disait plus clairement qu'il n'existait que pour surveiller et punir des condamnés dont il n'était pas question de les laisser reprendre une quelconque vie « normale », quand bien même ils étaient, à l'issue de leur peine, assignés à résidence. Plus sûrement, le bagne, royaume de l'arbitraire s'il en est, visait à éliminer les condamnés… comme en attestent les chiffres : plus de 70 000 hommes envoyés en Guyane depuis 1852, dont près des trois quarts y ont trouvé la mort, cinq mille revenant libres en France, neuf mille s'évadant.
Lors d'une tournée d'inspection du gouverneur Gerville-Réache, Duval l'interpelle ainsi :
Je n'ai jamais rien demandé et ne demanderai à quiconque considération et pitié. C'est guidé par l'esprit de justice comme indigné de voir les abus, les injustices qui se commettent ici et que j'ai cru devoir mettre à jour, j'ai profité d'écrire les quatre-vingt-deux pages et d'autres lettres de dix et douze pages.
À l'issue de ce dialogue, le gouverneur proposera de l'envoyer en concession mais tout en ajoutant « Il a encore du levain dans la tête », ce à quoi Duval répondra « ce levain je le conserve toujours, tel qu'il m'a été transmis par des hommes aux sentiments nobles et généreux, luttant pour un idéal aussi beau que l'anarchie » (p. 127).
Moi, Clément Duval, anarchiste et bagnard est un témoignage de toute première importance, un document qui, malgré le temps, reste d'actualité, les dénonciations de Duval gardant toute leur pertinence.
Bernard Hennequin
Avec la parution de ce recueil de deux textes, les éditions Agone s'inscrivent dans une vague récente de publications en français autour de l'œuvre de Murray Bookchin. Contrairement à nombre d'autres livres, recueils ou biographies déjà parus (Au-delà de la rareté chez Écosociété, Notre environnement synthétique à l'ACL, Pouvoir de détruire, pouvoir de créer chez L'Échappée ou encore la biographie de Janet Biehl Écologie ou catastrophe traduite à l'Amourier), ce n'est pourtant pas directement l'écologie sociale qui constitue le cœur de ce volume. En effet, l'essentiel du volume présente la traduction du très controversé essai de 1995 « Social anarchism vs lifestyle anarchism : an unbridgeable chasm » auquel s'ajoute un texte moins connu, datant de 1991, traduit sous le titre « La gauche qui fut : réflexions personnelles ».
C'est à l'évidence le Bookchin polémiste que nous lisons à l'œuvre au fil de ces pages. On se souvient que dans cet essai tardif, écrit à une époque où il rompt avec ce qu'il interprète comme des dérives individualistes de petits-bourgeois au sein de l'anarchisme, l'auteur de Ecology of Freedom étrille les héritiers supposés de Stirner pour leur opposer un anarchisme « social » fidèle à un programme politique et social clair : élaboration de communautés décentralisées fédérées ; opposition inébranlable à l'étatisme ; défense d'une démocratie directe qui éviterait le piège de la prise de décision par consensus ; vision d'une société communiste libertaire largement inspirée des principes de Kropotkine. À la relecture, force est de constater que Bookchin défend sans faillir sa conception d'un anarchisme comme héritier critique des Lumières, au nom d'une dialectique sauvegardant la rationalité tout en condamnant la rationalisation de l'expérience, défendant la technologie aux dépens de la « mégamachine », l'institution de la société contre les rapports d'exploitation et de domination et enfin une politique démocratique radicale fondée sur une confédération de communes par opposition au parlementarisme. Sa lecture de l'inscription socialiste de l'anarchisme est cohérente et bien exposée, tout autant que les traits acerbes qu'il décoche contre le primitivisme simpliste d'un Zerzan ou les prodromes du post-anarchisme chez Hakim Bey.
Pour autant, en se lançant dans des querelles dont on sait la dimension personnelle, tout en les soutenant par une armature conceptuelle schématique (l'opposition presque sans reste de l'anarchisme existentiel et de l'anarchisme social, ce dernier empruntant en définitive les traits de la philosophie de Bookchin lui-même), le pamphlet de 1995 pèche aussi par simplification, omissions intéressées ou révisions du vocabulaire. Il n'est pas sûr, par exemple, que l'on puisse affirmer aussi crûment que Paul Goodman était au fond un « individualiste » (p. 27), de la même manière que la défense par ce dernier d'un anarchisme fondé sur l'autonomie pourrait bien se révéler tout à la fois sociale et écologique (la réappropriation des savoir-faire peut-elle avoir lieu sans les autres et sans habiter collectivement un monde humain ?), au lieu d'être taxée de dérive libérale. Des réserves semblables peuvent être émises à l'égard des critiques adressées au livre Against the Megamachine de David Watson, ainsi qu'à l'œuvre de Jacques Ellul, accusés de manier le signifiant confus de « société industrielle » à dessein de masquer les rapports d'exploitation capitaliste, seuls responsables du dévoiement du progrès technologique. En postulant une relative neutralité de la technologie, qui pourrait servir dans une société rationnelle (c'est-à-dire débarrassée de l'exploitation capitaliste) à libérer les individus en vue d'activités véritablement enrichissantes, Bookchin passe sous silence l'intrication de l'industrie et du capitalisme. En effet, comment mener une guerre intégrale à la subsistance ou, autrement dit, s'arroger un monopole sur la satisfaction des besoins (la fonction majeure de l'industrie) sans injecter de l'argent destiné à produire des quantités illimitées de marchandises permettant en bout de chaîne d'accumuler de l'argent afin d'ouvrir de nouveaux marchés et de se doter de machines de plus en plus perfectionnées ?
Dans cette perspective, l'œuvre de Lewis Mumford est curieusement surévaluée par rapport à celle d'Ellul ou aux textes de Watson, alors qu'elle s'en trouve le plus souvent assez proche. D'où la désagréable impression de voir Bookchin régler avant tout des comptes personnels au prétexte d'une discussion savante sur les principes de l'anarchisme.
Mais ce n'est sans doute pas cette dimension-là qui a intéressé les éditions Agone avec l'édition de ce recueil. Car derrière les références d'époque qui assimilent l'anarchisme existentiel aux thèses anti-industrielles et primitivistes, Bookchin pose une question lancinante à ce que l'on pourrait appeler la « postmodernité » : à force de dégrader les objectifs sociaux de l'anarchisme, ne viendra-t-il pas un moment où le terme « anarchie » fera partie du vocabulaire bourgeois « chic » du XXIe siècle ? Remarquable prescience de ce que pouvait devenir un mouvement niant perpétuellement son propre passé. C'est tout le sens de la traduction du second article du recueil, qui en donne en définitive la clé de compréhension. Au sein de la « gauche » contemporaine, contrairement aux idéaux de raison, de liberté et d'humanisme écologique de la gauche héritière critique des Lumières, « le nationalisme se renouvelle, le désintérêt pour la démocratie croît, la société est de plus en plus fragmentée par le sectorialisme et le particularisme. Ces derniers, alliés au dogmatisme et à l'intimidation morale, claquent désormais comme un fouet prêt à s'abattre sur toute analyse qui irait au-delà du simple slogan publicitaire » (p. 110).
En ce sens, par-delà ses évolutions au gré de son parcours théorique et militant (évolutions remises en perspective dans une fort instructive postface rédigée par le traducteur Xavier Crépin), Bookchin est resté attaché à certains principes fondamentaux, non sans faire preuve d'un sens indéniable du conflit. Ici comme ailleurs, ses textes sont à tout le moins une invitation à retrouver l'art perdu de la controverse.
R. G.