Pablo Servigne
Il y a cinq ans, dans un article de Réfractions1, je tentais de reconstruire le chemin qui m’avait mené à compiler les mauvaises nouvelles du monde (climat, énergie, biodiversité, etc.), à expliquer leurs dynamiques d’interactions, et à sombrer malgré moi dans une sorte de catastrophisme tenace mais pas dépressif. Cette question me passionnait et m’obsédait.
Pour ne pas rester bloqué dans ces idées, j’avais entamé, avec Raphaël Stevens, l’écriture d’une synthèse la plus rationnelle et grand public possible. Le livre Comment tout peut s’effondrer paraissait un an plus tard. Nous avions alors appelé collapsologie cette synthèse horizontale d’études scientifiques dont l’objet se rapporte aux effondrements passés, présents et futurs, c’est-à-dire en y incluant la prospective, les risques et les menaces, et donc en évoquant la possibilité d’effondrements systémiques majeurs (de la société et de la biosphère) qui pourraient avoir lieu de notre vivant. Nous avions besoin d’un mot pour décrire quelque chose de nouveau qui n’était pas simplement de l’histoire des civilisations, ni du survivalisme, ni une proposition décroissante, et encore moins un appel au développement durable.
Je posais à la fin de l’article de Réfractions2 des questions sur la perspective anarchiste dans un cadre catastrophiste : quelles seraient alors les priorités ? Quel pourrait être le rôle des luttes antiautoritaires ? Comment s’inspirer des propositions politiques anarchistes pour renouveler la pensée et les pratiques actuelles ? Cinq ans ont passé, je n’ai toujours pas répondu à ces questions, et personne ne l’a fait.
Cet article est l’occasion de revenir sur ce qui s’est passé depuis 2015, de se demander ce qu’est devenu cet objet conceptuel appelé collapsologie, pourquoi il a pris autant de place dans le débat d’idées, et quelles sont ses forces et ses lacunes. C’est aussi l’occasion de proposer d’autres pistes de réflexion à la recherche anarchiste.
Le livre de 2015, Comment tout peut s’effondrer (je reviens dessus car il est à l’origine du terme collapsologie), s’inscrit dans une continuité. Nous ne sommes pas les premiers à avoir parlé d’effondrement, loin de là ! Depuis les années 1970, avec la naissance des mouvements écologistes et en particulier la publication du fameux rapport au Club de Rome de 1972, le mot effondrement est présent pour désigner le pire scénario, celui d’une rupture de la continuité sociale/industrielle/écosystémique causée par les ravages de la civilisation thermo-industrielle (capitaliste et communiste). En 2015, donc, la conscience des ruptures est très présente dans les mouvements dits « catastrophistes »3 que sont la Décroissance (France) et les Initiatives de Transition (Royaume-Uni), sans compter la mouvance survivaliste assez active depuis 2011. Mais aucune ne prend le problème des effondrements à bras-le-corps.
L’objectif principal de Comment tout peut s’effondrer était de réunir les informations scientifiques éparpillées, cachées ou mal expliquées sur les dynamiques d’effondrement dans les systèmes socioécologiques (écosystèmes, finance, climat, ressources, etc.). Nous ressentions le besoin
’approche a été basée essentiellement sur la synthèse de publications scientifiques à comité de lecture, dans les champs des sciences de la nature, des sciences de la vie, des sciences de l’ingénieur et des sciences sociales.
La collapsologie était donc à l’origine une proposition de méta-discipline scientifique qui permette de mieux comprendre les catastrophes que nous vivons et les risques qu’encourent les sociétés, les organismes vivants et la biosphère. C’était une perche lancée aux chercheurs en poste, pour qu’ils reprennent le flambeau… afin que la collapsologie devienne une vraie discipline d’ici quelques années ou décennies (ou pas). Nous nous sommes donc intéressés aux effondrements (au pluriel, et ce sont des faits), et à un possible effondrement à venir global (au singulier, et c’est une possibilité). Mais nous n’avions pas prévu que l’effondrement (au singulier) devienne un récit aussi puissant et canalisant tant d’affects !
Le second objectif du livre a été de s’adresser à un public le plus large possible. Ainsi, nous avons choisi d’être publié par un éditeur généraliste, pour éviter les étiquettes politiques qui coupent d’une grande partie du public, et nous avons choisi de rester sur la description des catastrophes, sans aborder la question des causes (à qui la faute ?) ni celle de l’organisation (que faire ?) car elles sont éminemment clivantes, chacun ayant sa vision du monde et ses valeurs. Nous réservions ces questions à des travaux ultérieurs. L’objectif du premier livre était donc de s’accorder sur un constat et de terminer sur une ouverture : la possibilité d’un effondrement de notre « normalité ».
Chacun pouvait donc s’approprier le sujet et le digérer à sa manière. Ainsi, nous sommes allés présenter notre livre à un maximum de personnes, dans un maximum de secteurs d’activité, de classes sociales et d’étiquettes politiques (universités, militants, entreprises, administrations, politiques, religions, associations, etc.). Pourquoi ? Premièrement parce que nous considérons que plus un nombre important de personnes est au courant des risques, plus les préparations aux « tempêtes » seront efficaces. Deuxièmement, il s’agissait pour nous de découvrir et de comprendre comment ces différents milieux (individus, structures et idéologies) réagissaient à ces constats. Le but était d’informer et de comprendre. Pas d’accuser, ni d’agir. C’est probablement l’un des facteurs qui expliquent la large diffusion du livre… et les critiques de certains militants.
Comment cela a-t-il été perçu par le grand public ? L’accueil a été étonnamment bon dans toutes les strates de la société. Nous avons découvert que cette conscience des catastrophes globales était déjà bien présente dans tous les milieux, soit de manière inconsciente (et nous avons mis des mots dessus), soit de manière consciente (mais les gens s’interdisaient d’en parler par crainte d’effrayer leur entourage, ou de peur d’être rejetés). Autrement dit, ce thème suscitait d’immenses attentes. Notre travail a donc permis une sorte de « décomplexion » de la question des trajectoires catastrophiques de notre monde. Voilà probablement un autre facteur de la large diffusion de ces idées. Les critiques ont été très peu nombreuses, et assez mesurées. Les reproches se sont concentrés essentiellement sur le traitement un peu rapide de certains aspects (mais c’est le lot de toute entreprise transdisciplinaire), et sur les choses que nous n’avions pas traitées, comme justement les questions politiques ou les responsabilités.
De fait, cette première phase nous a appris que presque tout le monde réagit de la même manière. Quelle que soit la classe sociale, le secteur d’activité, l’institution ou l’idéologie, les gens ont peur pour leurs enfants, sont tristes ou désespérés, sont en colère contre des situations injustes, cherchent des coupables, et cherchent à s’organiser. Bien sûr il y a des sensibilités individuelles, certaines personnes cherchant plus à comprendre, d’autres à ressentir, d’autres à agir, mais de manière schématique, deux questions majeures ont émergé : Comment vivre avec ça ? (la question « intérieure ») Et que faire ? (la question « extérieure »).
Nous avions donc deux chemins à prendre, et nous souhaitions le faire simultanément pour éviter les malentendus. Ce double projet de suite a été présenté à notre éditeur en 2016 (tomes II & III), qui les a acceptés sur le principe, mais en nous proposant d’espacer les deux publications. Il a donc fallu choisir un ordre de parution…
C’est par la question intérieure que nous avons commencé. Nous sentions le sujet plus sensible et plus périlleux, mais deux arguments nous ont décidés : d’abord le fait qu’on ne peut pas passer à l’action ni s’organiser efficacement si on n’est pas un minimum ancré et résilient psychologiquement et affectivement, et si on ne change pas radicalement notre rapport au monde ; ensuite, nous voulions écrire à partir de notre vécu, et nous étions à l’époque tous les trois (avec Gauthier Chapelle en plus) très impliqués dans plusieurs processus sensibles de reconnexion au vivant, de rituels de deuil, de cercles d’écoute, etc. Alors autant écrire à partir de notre expérience !
Ainsi, la question intérieure nous paraissait aussi importante que la question organisationnelle, mais plus urgente et plus accessible. En effet, ces constats et ces perspectives étaient d’une telle ampleur qu’ils avaient le pouvoir de dévaster des vies et de submerger nos conceptions du monde, bref, de nous rendre fous. De plus, nous ne souhaitions pas aborder les aspects politiques directement après un constat trop scientifique (c’était l’un des défauts de Comment tout peut s’effondrer, que d’être trop « froid » et rationnel). Il est évident que toutes ces questions de fin d’un monde (ou de fin du monde) ne concernent pas que les sciences. Croire que seule la science peut traiter ces questions existentielles n’est pas sérieux, c’est même dangereux. Il fallait donc absolument aborder les questions émotionnelles, psychologiques, philosophiques, artistiques, spirituelles, ontologiques, etc.
Ainsi, en 2018, paraissait le tome II, Une autre fin du monde est possible, présentant un début d’approche « collapsosophique ». Les catastrophes que subit le monde vivant (humains inclus) constituent de véritables exercices existentiels, elles touchent à notre rapport au monde, à la mort et au collectif. Elles ont le pouvoir de changer le sens de nos vies. Elles sont une porte d’entrée vers une autre manière d’être au monde, traduisez : vers un chemin spirituel incarné, éthique et bien sûr politique. Ce n’est pas une nouvelle tendance New Age, ni de la psychologie positive, comme on l’a entendu ici et là. Le but est de comprendre comment ne pas s’effondrer avant l’effondrement. La question est essentielle.
Nous sommes conscients qu’en France, à cause de notre histoire de séparation entre l’Église et l’État, la « spiritualité » est mal connotée, systématiquement renvoyée à la sphère privée, et donc individuelle (par un raccourci inconscient). En prenant une définition large de la spiritualité (le rapport au monde, au vivant, à notre devenir) et en la découplant du religieux (que je continue à critiquer en tant que structure d’oppression), nous avons voulu remettre au jour ces enjeux fondamentaux : comment recréer des récits communs ? Comment changer ensemble de rapport au monde, et en particulier aux non-humains que la modernité a considérés comme des objets ou des ressources ? Comment recréer des rituels collectifs pour nous aider à traverser ces affects si puissants ? Toutes ces questions, et bien d’autres, oubliées par le scientisme et le rationalisme, se trouvent aujourd’hui dans l’angle mort de notre conception du politique, alors qu’elles le sont éminemment ! Cela peut paraître étrange, mais nous considérons notre livre comme engagé politiquement, c’est-à-dire stimulant l’organisation collective et désignant la modernité comme responsable. En revanche, il n’est pas encarté, ni partisan, dans le sens politique le plus courant, celui qui consiste à désigner des groupes ennemis sur la base d’arguments moraux et historiques (par exemple gauches vs. droites).
« Le changement climatique menace notre existence - Le changement climatique menace notre économie »
C’est aussi probablement la raison pour laquelle certains militants se sont sentis mal à l’aise que nous citions des auteurs dont les opinions politiques ne sont clairement pas à gauche : les analyses de l’ingénieur russe Dmitry Orlov, les Bases Autonomes Durables du survivaliste Piero San Giorgio, les travaux de Mircea Eliade ou de Carl Gustav Jung. Nous ne partageons pas les opinions politiques et morales de ces auteurs, mais nous reconnaissons que leurs travaux sont fondamentaux pour comprendre les thématiques qui nous intéressent : les graduations d’intensité des effondrements, les modes d’organisation collective, l’exploration des mythes et de l’inconscient. De manière assez semblable, il faut reconnaître que les éditions Le Retour aux Sources, dont le catalogue est assez repoussant d’un point de vue politique et moral, ont été les premières à traduire de l’anglais des ouvrages essentiels sur l’effondrement (Joseph Tainter, Dmitry Orlov). J’ai eu beau essayer de convaincre d’autres maisons d’éditions (trop frileuses à l’époque), elles se sont fait devancer. En tant que chercheur, il n’est pas concevable de renoncer à citer ces livres sous prétexte qu’on n’aime pas l’éditeur !
En parallèle, en 2017, nous avions fait un premier pas vers la question politique, en publiant L’Entraide, l’autre loi de la jungle, que nous considérions comme la première étape (une sorte de prérequis) vers une fondation de ce à quoi pourrait ressembler une « politique de l’effondrement », ou « de l’anthropocène », ou « du symbiocène » (ou de n’importe quels autres machin-cène) [Il faut ici signaler que ce livre était prévu bien avant Comment tout peut s’effondrer, comme en témoigne ma participation au numéro sur l’entraide de Réfractions, n° 23, automne 2009].
Ce que nous n’avions pas prévu, en revanche, c’était la réaction du grand public et des médias : en montrant un côté « positif » (« feel good » disent les médias dans leur petit milieu), ce livre a agi comme une sorte de baume apaisant permettant aux lecteurs de mieux apprécier (et digérer) les constats collapsologiques abominables que nous faisons d’autre part. Il a joué un rôle de catalyseur.
Puis, il y a eu un déclic. En août 2018, entre les sécheresses et les canicules de l’hémisphère Nord, paraissait une terrible étude au fort écho médiatique dans les _Comptes rendus de l’Académie des sciences des États-Uni_s, qui envisageait la possibilité d’une « planète étuve »4. Quelques jours plus tard, Nicolas Hulot démissionnait de son poste de super-ministre de la Transition créant une rupture dans l’imaginaire de beaucoup de Français (rupture qui pourrait se résumer par le sentiment qu’il ne faut rien attendre du gouvernement ni de l’État) ; deux semaines plus tard paraissait le rapport spécial du GIEC ; et un mois après naissaient les mouvements des Gilets Jaunes (France) et Extinction Rebellion (Royaume-Uni). Au beau milieu de tout ce maelström paraissait notre second livre, poussé par une campagne publicitaire ostentatoire de la part du Seuil. Et depuis cet automne 2018, en France, le tourbillon « collapso » (l’idée de fin d’un monde) n’est pas retombé, nourri par les actualités catastrophiques et insurrectionnelles du monde entier.
Signe que ce n’est pas qu’une exception française ni même de vocabulaire (les autres pays n’ont pas entendu parler de « collapsologie »), le 10 février dernier, la Fondation Jean Jaurès publiait une « enquête internationale sur la collapsologie », interrogeant un millier de personnes dans chacun des cinq pays suivants : France, États-Unis, Royaume-Uni, Italie et Allemagne (sondage IFOP)5. Il en ressort qu’une majorité de personnes pensent que la civilisation telle que nous la connaissons va s’effondrer dans les années à venir (65 % en France ; 35 % prévoient ça dans moins de 20 ans). On trouve des accents de fin du monde tout autour du globe, dans les discours d’Extinction Rebellion, de Greta Thunberg ou Antonio Guterres à l’ONU, dans les débats à Davos, ou dans les réactions sur les incendies en Australie.
Dans le monde francophone, l’explosion médiatique de la collapsologie a provoqué un raz-de-marée d’irrationalité et d’incompréhension, et surtout d’affects. Tout cela nous a dépassés, comme le monstre du Dr. Frankenstein. Chaque commentateur y allait de son petit commentaire, se forgeant une opinion souvent sans avoir lu les ouvrages, en se contentant d’une vidéo sur internet. On caricature sur la base des titres (eux-mêmes caricaturaux), ou des interviews (souvent lacunaires ou imprécises). Le « monstre » médiatique français, qui se nourrit d’affects puissants qu’aucun mouvement écologiste n’avait réussi à provoquer, est représentatif d’un état de sidération qui traverse le monde entier.
Le mérite de la collapsologie a été de parler ouvertement des aspects difficiles de ce qui nous arrive (et ce qui nous attend !), alors que l’écologie « classique », étouffée par ses euphémismes, n’y arrivait plus. Nos sociétés prennent clairement acte que des seuils d’irréversibilité ont été franchis. La collapsologie a créé un cadre conceptuel qui permet d’accueillir et d’emboîter le flux continu des nouvelles catastrophiques de notre époque. Autrement dit, elle donne du sens, en ayant réveillé un mythe puissant, lui-même créateur de nouveaux récits. De plus, elle inclut explicitement la question des affects, trop souvent méprisée par les scientifiques, les rationalistes et les mouvements militants.
Ainsi, ces dernières années, constate le politologue Luc Semal, « il y a une plus grande diversité des réseaux d’activistes assumant cette perspective, avec des positionnements politiques très divers : la décroissance et les villes en transition, toujours, mais aussi des groupes comme Extinction Rebellion, Deep Green Resistance, etc. Ensuite, il y a des dynamiques nouvelles, comme les grèves scolaires pour le climat, où l’on sent la dimension catastrophiste gagner des cercles moins politisés. Enfin, on voit des séminaires et des conférences sur l’effondrement être organisés dans des lieux inattendus, par exemple à l’Ademe6 ou à EELV7 – ce n’est pas massif, loin de là, mais c’est assez nouveau. Tout cela dépasse le cadre de la seule “collapsologie” ».8
Mais le concept de collapsologie a aussi évidemment des risques, des défauts et des lacunes.
Dans les risques d’abord, on trouve les dérives sectaires, particulièrement prégnantes dans cette époque déboussolée. Voilà pourquoi, pour ne pas rester bloqués dès maintenant dans des phénomènes identitaires (les bannières et les drapeaux idéologiques), nous tentons dans un premier temps de tisser des liens entre courants, secteurs d’activité et strates sociales, afin de rassembler un maximum de personnes pour les temps à venir. Cette stratégie a évidemment ses limites (idéologiques et temporelles), que nous n’avons, je pense, pas encore atteintes…
Il y a aussi les dérives irrationnelles et spirituelles. Pour ma part, je n’arrive pas à imaginer que l’on puisse éviter ces dérives en mettant la tête dans le sable rationaliste. Je penche plutôt pour retrouver certaines compétences et pratiques spirituelles communes, pour justement mieux empêcher les charlatans et le retour des structures religieuses classiques. C’est ce que nous avons tenté d’amorcer.
Il y a aussi les potentielles dérives autoritaires et réactionnaires de la pensée de l’effondrement. Non seulement nous en sommes conscients, mais nous allons un pas plus loin en affirmant que le retour des autoritarismes est non seulement une réalité, c’est un des stades d’un effondrement de civilisation ! Plutôt que de renoncer à penser les effondrements (encore une fois mettre la tête dans le sable), il serait plus sage d’étudier ces dynamiques autoritaires qui surgissent en temps de catastrophes pour en informer le grand public… afin de mieux les éviter. Peut-être.
Enfin, il y a les risques de démobilisation et de défaitisme. Nous avons traité ce sujet dans notre livre de 2018, en montrant que les phases de dépression et d’apathie sont liées à une absence de prise en compte des émotions, et à une conception passive de l’espoir. Nous sommes persuadés que c’est le passage à l’action collective, couplé à une lucidité sur les constats, qui fait naître l’espoir (et non l’inverse). Quelle que soit la situation, il n’est jamais trop tard pour agir, il y a toujours quelque chose à faire ensemble. Le défaitisme, encore une fois, se situe dans le camp du laisser-faire, et du laisser-penser, et non dans l’acceptation d’un constat catastrophique. Pour prendre la métaphore de l’incendie, je ne considère pas comme défaitistes les personnes qui crient au feu et qui font évacuer l’immeuble parce qu’il y a un risque d’effondrement de la charpente…
En bref, nous sommes conscients de ces risques, mais nous les embrassons, persuadés que de plus grands risques sont à craindre de rester dans une situation de business-as-usual. Dit autrement, le mythe de l’effondrement nous paraît aujourd’hui moins risqué (et plus rationnel, si l’on peut dire) que le mythe de la croissance éternelle.
Du côté des défauts de ce concept, il y a le fait que le mot attire le regard et la curiosité. Or, lorsque le sage montre la lune… beaucoup regardent le doigt. Les commentateurs se concentrent sur la collapsologie, en oubliant trop souvent son objet : notre société est toxique et vulnérable, et le vivant se meurt et se dérègle !
Ensuite, par son côté monolithique et sa proximité avec des récits postapocalyptiques, « l’effondrement » est une source inépuisable de malentendus, de caricatures et de fantasmes. On voit trop souvent un cataclysme brusque, soudain, total, qui renvoie au simplisme politique de la tabula rasa : reconstruire à partir de rien, en se déconnectant de l’histoire et des réalités sociales et terrestres. Le chantier conceptuel est donc ardu, car comme le dit Luc Semal, la catastrophe « renvoie à quelque chose de réel, mais de difficile à cerner »9. On se retrouve avec un concept ambigu aux usages pluriels. De fait, le concept est jeune, il n’a pas encore eu le temps de se stabiliser ni de préciser ses contours. Des efforts sont donc à fournir pour continuer à affiner cette pensée.
Ainsi, parmi les lacunes, il y a bien évidemment la poursuite du « chantier » politique. Ce dernier ne pourra pas faire l’économie d’un approfondissement de la compréhension des dynamiques catastrophiques, mais aussi d’une sérieuse étude sur la complexité des causes de notre situation (qui je le rappelle n’était pas l’objet de nos précédents livres). En effet, trop souvent on se concentre sur une seule cause (par exemple, le capitalisme) cachant ainsi d’autres causes (par exemple, le patriarcat, l’État, notre système cognitif ou encore la séparation nature/culture), ce qui empêche d’envisager des pistes d’action réellement complètes et novatrices.
C’est à partir de ces bases, selon moi, que l’on pourra réfléchir (enfin !) à la question des valeurs, puis des stratégies (donc de la désignation des ennemis et des alliances, ainsi que des modes de conflictualité), sans oublier les objectifs, c’est-à-dire les nouveaux horizons à dessiner ensemble. Enfin, penser les effondrements ne suffit pas, ce n’est que la moitié du travail ! Il faut arriver à penser la construction d’alternatives.
Il y a donc encore beaucoup de travail conceptuel avant d’arriver à quelque chose de palpable au niveau politique… Sans compter que ce chantier titanesque comporte deux autres difficultés majeures : 1, inclure dans cette refondation d’autres cultures/ontologies (pluriversalité) ainsi que les non-humains (une « polytique » interspécifique) ; et 2, tout en se heurtant à une confusion politique généralisée (les axes de clivage classiques sont caducs) sur fond de post-vérité.
Le défi est immense ! Nous avons besoin de coopérer entre toutes les forces vives intellectuelles qui se sentiraient partie prenante de ce défi. Nous n’avons pas besoin de nous tirer dans les pattes, et encore moins de créer des clivages entre alliés stratégiques potentiels. Le travail est d’autant plus urgent que c’est dans l’action collective que naît l’espoir et que s’effacent la résignation et le désespoir… Comme Luc Semal le montre bien dans son livre Face à l’effondrement (PUF, 2019),
la perspective catastrophiste peut être un aiguillon démocratique si elle est associée à des espaces de délibération ou à des pistes d’action collective. Ce qui est très intéressant dans les villes en transition, c’est que les collectifs sont ancrés dans des territoires précis, où ils s’efforcent d’agir collectivement.10
Une partie significative des habitants de notre planète a été touchée par la simple idée que notre monde (leur monde !) pouvait se déglinguer… de notre vivant. En France, cette pensée de l’effondrement produit des changements de trajectoires de vie, et probablement un changement profond dans la structure de nos sociétés. La « collapso » est-elle un mouvement ? Des sociologues sont actuellement à l’œuvre pour répondre à cette question. En attendant, ces idées et cet imaginaire concernent beaucoup de monde. L’idée est là, bien implantée, grandissante, et il va falloir faire avec.
La collapsologie devrait toujours tendre vers le pluriel, la complexité, les nuances, les effondrements, et donc continuer à ramer contre ce courant simplificateur (mais tellement irrésistible) du singulier, de l’effondrement, du collapse, du récit, du mythe. Nous avons tous en nous ces deux tendances, mais la puissance de la rationalité est justement d’arriver à étudier les courants irrationnels ! Ceci est donc clairement une invitation aux chercheurs à se saisir de ces questions. Et par chercheurs, j’entends aussi les anarchistes.
Depuis plus d’une décennie, je suis persuadé que l’anarchisme a beaucoup de choses pertinentes à proposer au reste du monde (non encarté anarchiste) pour arriver à mieux penser cette époque de ruptures. Certains aspects gagneraient à être présentés au grand public, mais à condition de leur enlever les oripeaux identitaires (les drapeaux et les -ismes) qui rebutent tant de gens. C’est un défi stratégique fondamental, extrêmement récurrent dans les réunions militantes, vous savez, le fameux « mais comment dépasser le cercle des convaincus ? » Eh bien la réponse est simple : en se débarrassant des signes d’appartenance, et en présentant simplement les idées, sans jugement. Et en établissant des ponts… avec des non-anarchistes ! (Ce qui implique d’aller leur parler).
Avant de continuer, je voulais préciser ma conception très large de l’anarchisme. Sans renier la filiation historique, je considère l’anarchisme comme le geste perpétuel de démasquer et de combattre l’oppression, avec l’exigence que l’une des trois passions pour la liberté, l’entraide et la justice (ou l’équité) n’étouffe pas les deux autres. Cette posture morale forte implique forcément des conflits avec les groupes humains qui ne partagent pas ces valeurs morales. Ceci est d’autant plus évident que ces derniers « groupes » possèdent d’importants moyens, et qu’ils n’abandonneront pas si facilement leurs idéaux et leurs valeurs. Les élites industrielles et financières, par exemple, ne renonceront pas à leurs profits à court terme, et ne choisiront pas spontanément la voie de la sobriété. Ainsi, il faut maintenir cette capacité des groupes militants anarchistes à désigner des oppresseurs, à décortiquer les mécanismes de l’oppression (et en particulier des autoritarismes), et à développer des stratégies de lutte et de résistance. C’est l’une des grandes forces de ce mouvement dont peut bénéficier la société.
Mais on pourrait aller plus loin, par exemple en tentant de penser les catastrophes sous l’angle anarchiste (et l’inverse, de penser l’anarchisme sous l’angle des ruptures brutales de la normalité de notre monde). L’urgence n’est-elle pas d’abord de se poser la question du maintien (et même de l’enrichissement) des processus démocratiques lors d’une rupture d’ordre social ? Que fait-on lorsqu’il n’y a plus de service public ? Qu’ont les anarchistes à dire là-dessus ? Je suis sûr qu’il y a beaucoup à dire, mais je n’ai encore pas lu de texte sur ce sujet.
Si l’on considère que les révolutions sont des ruptures systémiques d’ordre social, l’histoire de l’anarchisme n’a-t-elle pas été justement de se préparer à ouvrir et à nourrir ces brèches grâce à une culture et des pratiques nouvelles ? Si une révolution laisse émerger de nouvelles pratiques, ne peut-on pas considérer les ruptures probables qui arrivent comme des occasions de maintenir des brèches ? Ne peut-on pas renverser la fameuse stratégie du choc de Naomi Klein en notre faveur ? Pour cela, il est nécessaire d’anticiper les brèches, c’est-à-dire les effondrements ! Chacun sait que pour qu’une insurrection se transforme en révolution sociale, il faut qu’elle soit précédée de longues années de préparation culturelle.
De même, il y a aussi la question des affects : comment les inclure dans les stratégies et les pratiques politiques, ne serait-ce que pour _prendre soin _des militants, comme le faisait l’écopsychologue Joanna Macy (injustement décriée par les rationalistes) dans les années 1980 pour soutenir le mouvement antinucléaire ? Et pourquoi prendre soin diront les allergiques à l’écoféminisme ? La réponse est simple : pour que les luttes durent plus longtemps et soient plus puissantes.
En vrac, nous pouvons aussi continuer à enrichir le programme politique de la décroissance en comblant ses lacunes quant à la gestion des ruptures brutales (d’ordre social, mais aussi de réseaux et d’approvisionnement). Nous pouvons aussi revoir la pensée des grands penseurs, comme Kropotkine, à la lumière non pas d’un horizon d’abondance et de liberté, mais, comme a commencé à le faire le philosophe Pierre Charbonnier11, en pensant l’émancipation sociale… sans abondance ! Nous pouvons aussi poursuivre – au moins populariser – la pensée de l’autolimitation, chère à Cornélius Castoriadis. Nous pouvons aussi rendre désirable la vie sans État, en développant des niveaux d’organisation plus proches des territoires et des gens, et en s’aidant des travaux des anthropologues anarchistes (Scott, Graeber, et al.). Nous pouvons aussi, en tant que gardiens d’une certaine mémoire, faire revivre la pensée d’Élisée Reclus, précurseur d’une vision « plus qu’humaniste » de l’écologie. Les chantiers ne manquent pas.
Dans les mouvements sociaux, j’ai senti les jeunes générations très lucides, prêtes à en découdre, en quête de renouveau politique, et souvent attirées par l’anarchisme. Le municipalisme libertaire, par exemple, est typiquement l’une des émergences anarchistes les plus en vogue aujourd’hui, popularisée par l’expérience du Rojava. N’est-il pas nécessaire, par exemple, d’enrichir les mouvements politiques catastrophistes (Décroissance, Initiatives de Transition, et Collapso), déjà fortement tournés vers l’organisation municipale, des propositions innovantes de Murray Bookchin et Janet Biehl ? Et comment ne pas envisager de mettre à jour et d’améliorer ces propositions, à l’aune des changements radicaux que nous subissons ?
Enfin, dernier chantier passionnant, comment inclure les non-humains et les autres ontologies dans des politiques libertaires ? Ou l’inverse : comment concevoir des politiques interspécifiques sur la base des structures horizontales et décentralisées que les anarchistes ont déjà développées ?
Bref, en un mot, anarchistes de tous les pays, au lieu de taper sur la collapsologie, enrichissez-la, et participez à l’élaboration d’une vraie politique du XXIe siècle !
Pablo Servigne
P. Servigne, « Voir l’avenir en noir. Quel anarchisme pour les catastrophistes ? », Réfractions, n° 32, 2014, p. 43-55. ↩
P. Servigne, op. cit., p. 49-54. ↩
Luc Semal (2019). ↩
Steffen W., et al., « Trajectories of the Earth System in the Anthropocene », Proceedings of the National Academy of Sciences, 15 (33), 2018, p. 8252-8259. ↩
Cassely J.-L., Fourquet J., « La France : patrie de la collapsologie ? », Fondation Jean Jaurès, 10 février 2020. Disponible sur jean-jaures.org ↩
Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, établissement public à caractère industriel et commercial (EPIC) français créé en 1991. [N.D.C.] ↩
Europe Écologie Les Verts, parti politique écologiste français. [N.D.C.] ↩
Laks B., « Luc Semal : “L’effondrement ne devrait pas être l’alpha et l’oméga de l’écologie politique” », Socialter, n° 36, août 2019. Disponible sur www.socialter.fr ↩
Laks B., Ibid. ↩
Laks B., Ibid. ↩
Charbonnier P., Abondance et liberté, La Découverte, 2020.Pablo Servigne est ingénieur agronome et chercheur indépendant.Auteur avec Raphaël Stevens de Comment tout peut s’effondrer (2015) et de L’Entraide, l’autre loi de la jungle (2017). Avec Raphaël Stevens et Gauthier Chapelle : Une autre fin du monde est possible (2018). ↩
L’avenir était quand même mieux avant la fin du monde La révolte, l’autre loi de l’entraide