Entretien sur la collapsologie

Entretien sur la collapsologie

Entretien avec Franck Bernard

Renée Garaud a présenté le 11 décembre 2019, au Centre Ascaso Durruti, son documentaire Instinct de survie, réalisé et monté comme une sorte de photographie des « coulisses des samedis » à Montpellier pendant deux mois, 8 avril-8 juin 2018, d’actions et d’occupations de ronds-points par les Gilets jaunes. Vers la 39e minute de ce documentaire très structuré (54 minutes), soudain un jeune Gilet jaune, membre actif de Nouveau monde, (Franck Bernard) parle de collapsologie, ce qu’elle représente pour lui, des liens qu’il établit entre l’effondrement déjà en cours et les luttes actuelles auxquelles il participe très activement. Ses propos, assez inattendus dans ce contexte, retiennent mon attention. Les voici, retranscrits ci-après.

Oui, je m’intéresse beaucoup à la collapsologie. En fait, la collapsologie c’est l’étude de l’effondrement des civilisations. Et ce qui m’intéresse, c’est justement de savoir en quoi notre civilisation n’est pas soutenable et qu’est-ce qui pourrait faire qu’elle devrait s’effondrer d’autant plus ; ou en tout cas connaître des déclins qui eux amèneront des effondrements. En fait la collapsologie, c’est l’idée d’interconnexion des crises qui s’entre-déterminent entre elles. Ce n’est pas juste la crise écologique ou financière ou économique : tout est lié, et donc l’effondrement est déjà là. Si on pose la question à un Vénézuélien, à un Somalien, à un Syrien, à un Grec, l’effondrement ils le vivent quand ils se lèvent le matin.

Donc nous, en France on est quand même assez protégés, mais voilà, ce qui se passe dans le monde finit par nous toucher. Et c’est là, avec les réfugiés, les immigrés-les migrants ; on est vraiment au tout début du début, quoi. Donc, j’essaie de parler aux Gilets jaunes de ces problématiques qui concernent tout le monde. Même si tout le monde ne se sent pas concerné, ça concerne 100 % des Français, Macron inclus. Et malheureusement, on se rend compte que les élites sont plutôt aveuglées par les dogmes qui les ont amenées à avoir ce statut-là. Ils sont aussi pris par les sphères sociales dans lesquelles ils ne subissent pas vraiment le changement climatique. Ils ne voient pas trop de réfugiés, ils ne voient pas les Syriens qui tiennent leurs panneaux aux feux rouges, tout ça.

Et malheureusement on ne peut pas compter sur nos classes politiques dirigeantes pour relever la tête. Eux nous préparent le chaos, plus ou moins consciemment.

Donc aujourd’hui, si on est pour la vie et pour l’humanité il faut s’insurger. C’est vraiment l’appel à l’insurrection que je lance, c’est le plus sacré des devoirs d’un peuple dont les droits ne sont plus assurés. C’est la _Déclaration des droits de l’homme _qui vous appelle à faire ça. Si vous êtes vraiment citoyens : soyez citoyens, insurgez-vous ! »

J’envisage alors d’échanger sur le thème avec lui. Contact est pris pour un entretien à la mi-décembre 2019, suivi d’un autre à la mi-janvier 2020. En voici les moments significatifs.

Peux-tu donner un aperçu de ton parcours jusqu’à ton expression dans ce documentaire ?

Issu des quartiers populaires de Grenoble. Trentenaire. J’ai beaucoup voyagé : deux tours du monde de découvertes. Activiste de la convergence des mouvements militants alternatifs, auto-entrepreneur opportuniste (je me suis fait « macroniser ») mais je travaille très peu, j’ai quand même une entreprise ce qui peut expliquer le profil, au RSA par choix, je cherche à promouvoir les pratiques d’un « nouveau monde » : éducation populaire, désobéissance civile, collapsologie même si ce n’est pas une pratique. Pour un autre monde, altermondialiste, me résume le mieux.

Des études ?

J’ai commencé par un BTS de commerce international. Puis je suis allé jusqu’au Master « Observation et analyse sociologiques du changement social et des actions collectives ». J’ai étudié la bête, pour la combattre (le capitalisme) ! Mes études me sont utiles comme sociologue au plan des activités quotidiennes, mais je ne me sers pas de mon diplôme professionnellement.

Comment découvres-tu la collapsologie ?

Pendant un voyage, j’ai reçu par YouTube une vidéo Pourquoi tout va s’effondrer qui a changé ma vie, radicalement. Réalisée par Julien Wosnitza, jeune ex-banquier de 24 ans, elle dure 14,36’. En résumé : pourquoi on ne pourra pas sauver les choses, mais seulement en adoucir la chute. Wosnitza dit que quoiqu’on fasse tout s’effondrera ! Moi qui suis militant des alternatives, j’ai pris une vraie grosse claque ! Et j’ai eu un petit épisode dépressif pendant deux mois car mon monde s’effondrait. Depuis trois ans j’étais actif mais je ne travaillais pas. Je n’avais pas encore entendu parler de collapsologie. Les autres militants étaient aussi plus sur les alternatives à mettre en œuvre : refus d’entendre ou bien déni ? On a eu des tensions internes, un moment.

Nouveau monde existait déjà ?

Oui.

D’où est venue cette association que tu as contribué à créer ?

C’est suite aux Nuits debout1 en 2016. Les raisons de la colère sont toujours là mais il ne se passe plus rien. En 2017, il n’y a plus d’espace politique public pour les catalyser. À quatre, on a pensé contacter des autonomes des Nuits debout, mais moi ça m’embêtait. Avec mes amis anarchistes on est d’accord sur presque tout, mais en fait ils ne tolèrent pas l’altérité, les expressions opposées. Ils essaient d’imposer leur monde aux autres, du coup par leurs pratiques ils empêchent le monde qu’ils veulent d’advenir. Je parle de mon microcosme ici, bien sûr ! Mais merci à Macron de nous avoir réconciliés : je travaille très bien avec eux, je suis devenu même assez proche ! Donc on a d’abord créé un Collectif citoyenniste2 modéré visant à rassembler largement autour de solutions concrètes et transposables localement, à promouvoir le lien social en dépassant les clivages traditionnels, et à favoriser la réappropriation de la parole politique et de l’espace public par les citoyens. En octobre 2017, on a envisagé d’exister sur un mode plus institutionnel, donc associatif, mais très anar dans les faits, avec décisions au consensus, actions par ceux qui les proposent et autodétermination.

Ce Nouveau monde3 altermondialiste auquel tu participes propose des conférences, organise des événements ou des fêtes, pour développer des pratiques collectives vers un changement majeur du monde.

Notre démarche se veut inclusive, non-violente et axée sur la proposition plutôt que la critique. On organise des actions positives et originales : par exemple, apeyrou-citoyens (place du Peyrou) sur les sujets de désobéissance civile, d’alternatives locales, d’utopie, de pétanque et pastis (pour les gens sur la place) ; des semaines à thème avec affichages « une lettre, une page » de citations inspirantes (ex. « Il est trop tard pour être pessimiste. ») posées sur des panneaux municipaux d’expression citoyenne confisqués par la publicité – donc des collages en réappropriation de l’espace public.

En quoi ces actions se distinguent d’autres formes « alternatives progressistes » qui fleurissent un peu partout ?

On n’est pas sur les gestes écocitoyens. On est sur attaquer les causes plutôt que les conséquences. On pense que les écogestes c’est un piège construit par les dominants pour renvoyer à la responsabilité individuelle des citoyens qui se croient responsables de leurs malheurs comme de leur bonheur ; donc qu’on peut les médicaliser s’il y a des troubles de dépression, de déviance, tout ça… Voilà, on essaie d’en sortir par le vivre ensemble et par la proposition de choses concrètes. On ne parle pas de solutions mais de pistes à suivre !

Ta découverte de la collapsologie est-elle antérieure à ton engagement avec les Gilets jaunes ?

Oui, après la vidéo de Wosnitza, j’ai lu Pablo Servigne. En 2018, j’ai introduit le thème de la collapsologie dans Nouveau monde par l’organisation, six mois plus tard, d’une rencontre4 Edgar Morin-Pablo Servigne que je recevais le 21 janvier 2019 dans l’enceinte de Sciences Po.

Au passage, je précise que Pablo Servigne ne nous souhaite pas de l’espoir mais du courage, ce n’est pas la même démarche !

Comment es-tu allé du Nouveau monde à la dynamique des Gilets jaunes, les luttes, les manifestations, les occupations ?

119 Extrait de The North American Indian d'Edward S. Curtis, Library of Congress, 1914

La première semaine des Gilets jaunes, fin 2018, j’y étais opposé comme beaucoup d’écolos. Puis je me suis fait bloquer en voiture. J’ai discuté et le jour même j’ai fini par aller avec eux bloquer la circulation. Il s’y passait quelque chose de plus que les simples revendications autour du prix de l’essence ! J’ai vite compris que c’était une grande opportunité de créer une rupture dans la normalité, un autre espace, ce que j’attendais depuis Nuits debout. Nouveau monde a été pragmatique, on a surfé sur l’immense énergie de cette vague jaune en essayant de la tirer vers l’écologie et les sujets comme la collapsologie. Mais je reste convaincu encore que baisser le prix de l’essence et augmenter le pouvoir d’achat, sans éducation à la consommation, contribue à l’effondrement des ressources et de la civilisation.

Le documentaire porte sur deux mois du mouvement des Gilets jaunes. Ta participation y est plus longue ?

De décembre 2018 à mai 2019, en fait. J’avais décidé, essoufflement ou pas du mouvement, que j’arrêterai de juin à septembre pour me concentrer sur des projets personnels, ne pas me perdre dans la lutte, et repartir sur les routes.

Les Gilets jaunes ont-ils accueilli ce discours de la collapsologie ?

Eux n’en parlent pas. Quand on leur en parle, ils sont d’accord. Comme pour l’écologie, tout le monde est pour la planète. Ils sont d’accord pour la protection de la nature, de l’environnement mais ils ne font aucun lien avec la consommation, le pétrole. Ils n’ont pas travaillé la question ! C’est pour ça que la démocratie ne suffira pas pour sauver le monde.

Ce n’est pas à nous de le changer, les institutions sont responsables des trois quarts des problèmes. Une étude parue récemment montre que même si on consommait tous de façon vertueuse cela modifierait seulement un quart du problème qui n’est qu’en petite partie sur nos épaules. Je refuse la dictature de l’exemple qui fait le jeu des élites. Elles disent : c’est vous les responsables, achetez bio et local, triez vos déchets, recyclez et tout ira bien mieux. C’est cette forme d’écologie des petits pas qui nous précipite vers les grands renoncements sociétaux ! Mais peut-on ne pas consommer, à moins d’aller dans une forêt, de devenir nihilistes, ou d’être dans une impasse ? On est complètement immatures d’un point de vue collectif ! Les Milléniaux5 consomment toujours mais plutôt des expériences ; ils sont moins matérialistes, et plus sur l’usage (mobilité sans propriété) que sur l’acquisition des choses.

Les luttes émergent, elles durent un temps puis s’essoufflent et réapparaissent sous d’autres formes. Celle des Gilets jaunes, ici, depuis l’été dernier ?

En septembre, j’ai participé aux préparatifs de la quatrième Assemblée Des Assemblées, l’ADA des Gilets jaunes, ici à « la soucoupe » (Agropolis muséum). On était une quinzaine à organiser cet événement de cinq-cents personnes sur trois jours, début novembre 2019. C’était énorme (logistique, relations), un moment très intense à vivre !

Le Nouveau monde, en 2019 ?

Nous sommes intervenus dans des festivals, on a organisé essentiellement des réunions avec les Gilets jaunes, des agoras devant le Théâtre, les participations aux manifs, des ateliers scotch (ex. Qui coûte combien la France, en milliards) pour montrer visuellement, avec les chiffres gouvernementaux bien sûr, qui sont les vrais parasites : cinq centimètres pour les fraudes aux allocations de la CAF et au-dessus : dix mètres pour celles de l’évasion fiscale. Les gens comprenaient qu’ils étaient dans le déni ou l’ignorance de la réalité !

Dirais-tu de la collapsologie qu’elle est populiste, populaire ?

Ce que requiert l’action de la collapsologie, c’est l’inverse de la consommation. Ce n’est pas avec la collapsologie qu’on va plaire aux masses, ça n’est pas très attrayant. Je pense que c’est un discours de vérité qui peut unir des minorités agissantes, tout dépend de l’approche qu’on en a, mais la collapsologie n’est clairement pas populiste (pour se faire élire).

Il est reproché à la collapsologie de ne pas être politique.

Pas politique, c’est-à-dire ? De ne pas être partisane ? De ne pas prendre de risques par rapport au capitalisme ? Pour moi la collapsologie est éminemment politique. Pablo est sur le constat des déclins. La collapsologie décrit des logiques, des mécanismes à l’œuvre. Tout cela implique pour moi forcément une réaction politique anticapitaliste, écologiste. C’est une mise en résonance des impasses actuelles, d’un autre niveau que la critique dans les années 1960-1970.

On se rappelle que l’agronome tiers-mondiste René Dumont, favorable à une écologie socialiste, avait déjà constaté6 les menaces du productivisme sur la vie humaine et sur l’environnement.

Il s’agissait des tendances. Dumont nous mettait en garde. Là, on est sur les faits actuels. On dit aujourd’hui : on n’a pas fait attention, voici ce qui se passe, qu’est-ce qu’on fait ? C’est un autre discours. Entre René Dumont et aujourd’hui, il y a eu les faits, le principe de réalité. La conjoncture c’est le climat, les seuils sont dépassés.

Tu adhères entièrement au discours de la collapsologie ? Il y a des controverses sur les chiffres et leurs interprétations. Les scientifiques ne sont pas tous collapsologues.

Il y a toujours un aspect aléatoire, tout n’est pas défini. Par contre je défends entièrement la collapsologie puisqu’elle parle de la réalité, ce ne sont pas des fantasmes de conspirationnisme. La collapsologie n’est pas de la théorie, ça parle du réel (les espèces qui disparaissent massivement), de faits scientifiques – et la science est vraie jusqu’à preuve du contraire7. Les scientifiques manquent de recul, ils sont hyperspécialisés dans leur domaine. Les collapsologues sont les seuls à aborder toutes les spécialités ensemble, d’ailleurs Pablo l’a très bien fait, pour montrer aux gens que toutes ces spécialisations, quand on les met en musique, disent qu’on va dans le mur. Le rapport Meadows8 qui a été longtemps occulté, on le dépoussière maintenant, il avait raison.

La collapsologie considère l’ensemble du vivant sur la planète, au-delà des études anthropocentrées habituelles. Elle fait le détour par le vivant mais en fait, pour sauver l’humanité, on doit s’occuper de la planète Terre ; elle, nous survivra sans souci !

De mouvements en mouvements, Nuits debout, Nouveau monde, Gilets jaunes, que devient ton parcours de la collapsologie ?

Je suis en train de me désengager des villes car je trouve que le scénario d’effondrement commence à y être mauvais, on en voit clairement les conséquences à l’œuvre en France et dans le monde. Je prépare ma sortie du système, ce n’est pas du survivalisme. Je travaille l’autonomie, les low-techs (basses technologies). Je ne trouve plus rien d’intéressant à construire dans ce monde-là. J’essaie de préparer l’alternative en attendant et en souhaitant la chute du monde capitaliste. Le pire des scénarios serait que ça ne s’effondre pas !

Sortir de l’horizon indépassable du capitalisme. Tu dis qu’on est au moment où il n’y a jamais eu, finalement, autant de possibilités d’en sortir ?

Il n’y a jamais eu autant d’alternatives, et pourtant les gens pensent qu’il n’y en a pas. C’est vraiment l’ultime victoire, à mon avis, des néolibéraux, d’arriver à détruire ne serait-ce que l’idée qu’on puisse vivre différemment ! Vivre : en termes de production, d’activités, de rapport à la rémunération, de rapport aux autres, au monde, à la nature, de prises de décisions locales, d’autodétermination.

Propos recueillis et transcrits par Danièle Haas


  1. Le 16 avril 2016, la dynamique de la Nuit debout gagne Montpellier. Quelque 500 personnes de toutes générations se sont inscritesdans une stratégie de «convergence des luttes » face à «l'irresponsabilité des politiques ». 

  2. Je souligne l'ambiguïté politique de ce terme employé par Franck Bernard [NdR]. 

  3. Nouveau monde: www.facebook.com/rencontresdunouveaumonde/ 

  4. Première soirée de la semaine «État du monde & perspectives» organisée par l'association Nouveau monde du lundi 21 au vendredi 25 janvier 2019, à Montpellier, sous forme d'échanges avec Edgar Morin et Pablo Servigne. 

  5. Appelés aussi la génération Y. 

  6. René Dumont, L'Utopie ou la mort !, Paris, Seuil, (1973) 1974. 

  7. «Une théorie n'est scientifique que si elle est réfutable.» Karl Popper. 

  8. Le rapport Meadows remis au Club de Rome en 1972, prédit un avenir catastrophique au monde d'ici à l'an 2100 si nous persistons dans la croissance actuelle. 

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