La commission
Ce numéro 45 de Réfractions est, pour une part, issu d’un colloque1 consacré à l’idée de « démocratie sauvage » chez Claude Lefort2. Il comporte donc des communications émanant de ce colloque et des contributions extérieures. Il s’agissait d’éclairer cette notion restée allusive et elliptique dans son œuvre, d’en mesurer la portée critique, de voir si elle renvoie à des pratiques de contestation politique échappant à toute tentative d’intégration, et d’explorer ses possibles prolongements concrets dans des mouvements sociaux. Cette notion, on le sait, se situe en effet dans une conception de la démocratie comme traversée de façon structurelle par le conflit, la conflictualité étant garante du maintien de ses principes mêmes.
Ce numéro a évidemment été conçu bien avant que n’arrive la crise du coronavirus. Il pourrait paraître inactuel, obsolète, « en décalage » par rapport à notre actualité pressante. Mais il n’est peut-être pas si éloigné de nos préoccupations actuelles. Malgré le maintien d’un état d’urgence sanitaire mais aussi public, on a vu dans le sillage des manifestations états-uniennes qui ont suivi l’assassinat de Georges Floyd, émerger de façon intempestive des mobilisations en soutien à Black Lives Matter et exprimant la colère des jeunes « racisés ».
Le but est donc de questionner ici la portée libertaire de cette notion de démocratie sauvage, entendue comme refus de la domestication, de l’homogénéisation, du « rentrer dans le rang », car beaucoup d’interrogations subsistent : est-on au-delà d’une simple contestation finalement compatible avec une démocratie libérale pluraliste ? Cette « sauvagerie » est-elle vouée à n’être que reconduction à l’infini de la contestation, et comment se pose la question de l’institutionnalisation d’un ordre « autre » ? Peut-elle rendre compte des récents mouvements sociaux (gilets jaunes en particulier), dont la particularité est d’émerger de façon inattendue, à l’écart de toute forme classique de contestation ? Ce thème travaille en effet les formes de protestation depuis plusieurs années déjà (Mouvement des places, Nuit debout, Hirak, Gilets jaunes, etc.).
Le dossier présente une approche critique, théorique et pratique de cette notion, en se demandant de quel « sauvage » il s’agit.
Dans un premier temps, cette notion est resituée dans l’œuvre de Lefort. Ainsi l’article inaugural de M. Breaugh y voit toute la portée critique libertaire de celui qui serait resté fidèle à l’esprit de ses conceptions premières y compris à travers les méandres de son itinéraire. Pour lui, « sauvage » renvoie au peuple combatif, indompté, dont la radicalité s’exprime à l’écart de toute forme institutionnelle, comme dans « grève sauvage ».
À l’opposé, l’article de C. Reeve qui clôt le dossier interroge le sens politique subversif du « sauvage » de cette démocratie, et malgré les références faites par Lefort à la révolution hongroise de 56 et à mai 68, l’auteur trouve cet ensauvagement bien tiède et mesuré ; il renverrait plus à une tentative d’adaptation du système représentatif aux nouvelles aspirations nées dans un monde à la dérive, qu’à une visée radicale.
M. Rouillé-Boireau se situe à l’écart de cette approche « libertaire/libérale », pour resituer le « sauvage » dans sa conception symbolique du politique d’où il tirerait sa signification. Le « sauvage » chez Lefort se limiterait alors à empêcher la fermeture du système sur lui-même, et c’est chez Abensour et sa « démocratie insurgeante » que l’on trouverait le ressort véritable d’une lutte contre l’État.
E. Sommerer analyse quant à lui la démocratie telle que la définissent Lefort, Castoriadis, Abensour et Laclau afin de démontrer qu’aucun de ces auteurs n’a élaboré un modèle politique apte à incorporer le pluralisme, le conflit ou le pouvoir instituant. Il en déduit l’existence d’une fracture irréductible entre anarchisme et démocratie.
Pour A. Fjeld, Lefort réévalue le lien entre conflictualité et démocratie de manière à critiquer la conception du conflit dans le marxisme, pensé de façon eschatologique et résorbé dans un achèvement futur. Il met en parallèle les critiques du marxisme de Lefort et de Pierre Clastres ; le « sauvage » y ferait l’objet d’un même usage stratégique comme subversion interne, qui perpétuellement déjoue tout désir de domination.
E. Jourdain fait aussi référence à Clastres pour interroger le paradoxe d’une démocratie qualifiée de sauvage, alors que les sociétés décrites par l’anthropologue entendent précisément conjurer toute division et tout conflit en leur sein. En prenant au mot la leçon des sauvages contre l’état, il entend monter qu’un ordre anarchiste est possible et pensable tout en continuant à être travaillé par le négatif et marqué par le pluralisme moderne.
A. Guichoux explore la fécondité du « sauvage » aux doubles plans théorique et pratique. Soulignant l’ambiguïté de la démocratie et de ses deux faces, institutionnalisée et in-domesticable, il montre que la seconde ne se limite pas à nourrir la première ; la tension entre les deux pôles re-légitime le conflit qui n’est plus perçu comme un dysfonctionnement. Le « sauvage » ne s’épuise pas dans l’émeute mais constitue un ressort structurel de la démocratie, ce qui fait préférer la notion d’ensauvagement à celle plus statique de sauvage.
Trois articles réfèrent clairement l’idée de « sauvage » aux mouvements sociaux présents ou passés.
Ainsi A. Chollet plaide pour une conception tout à fait libertaire de l’idée lefortienne, et voit dans les mouvements des populistes américains du XIXe siècle qui émergent de façon inattendue, une « mise en scène » de la division sociale et donc un terrain d’études privilégié de ce concept, de sa puissance comme de son ambiguïté. Il importe de ne pas réduire ces soulèvements à du « populisme » au sens négatif du terme, mais de porter un autre regard plus conforme à cette expérience radicale de démocratie révolutionnaire.
S. Wahnich explore les multiples sens du sauvage pendant la Révolution française. Le terme peut qualifier les adversaires politiques, mais aussi une situation de guerre civile qui conduit à maintenir les Français dans la sauvagerie par l’action contre-révolutionnaire. L’article propose une troisième manière d’aborder la question, cette fois à la manière de Clastres, où la qualité de sauvage n’est plus affectée de négativité mais renvoie une politique capable de maintenir éloignés les rapports de domination.
G. Gourgues décrit les formes de participation et de consultation du peuple hors élections, pour interroger leur possible « ensauvagement » de la vie politique. Il étudie le « Vrai débat », issu des rencontres « assembléistes » de 2018, dans ses relations au mouvement des Gilets jaunes dont il est issu, mais que certains groupes réfutent. Il y trouve l’illustration de l’idée de démocratie sauvage qui n’est pas la révolte pure, mais une force fragilisant toute forme de fixation de ces institutions.
Les transversales sont ancrées dans l’actualité : R. Garcia prolonge les réflexions sur l’aspect inquiétant des effets d’un contrôle social très intériorisé, dans la foulée de « l’état d’urgence sanitaire » lié au coronavirus, tandis que Diego Mellado Gomez donne une analyse des mouvements de contestation au Chili.
La rubrique continuer le débat revient sur le thème du numéro 43 de Réfractions, la question de l’universel, avec deux contributions antagonistes : un entretien avec Francis Wolff et une analyse de Tomàs Ibáñez.
Le beau texte de Cœurderoy, issu de « Hurrah ou la révolution des cosaques » constitue l’anarchive qui fait écho au dossier. Et les habituelles notes de lecture complètent ce numéro.
La commission de rédaction
Colloque organisé les 20 et 21 février 2018 à l’université Paris 7 Denis-Diderot, par Manuel Cervera-Marzal, Arthur Guichoux et Nicolas Poirier. ↩
Claude Lefort est un des philosophes politiques français les plus importants du XXe siècle. Venu du trotskysme, il est l’un des fondateurs du groupe Socialisme ou Barbarie. On lui doit une remarquable analyse du totalitarisme, et une nouvelle appréhension de la démocratie comme forme politique intrinsèquement liée à la conflictualité. ↩