Les livres, les revues, etc.

Les livres, les revues, etc.

M. P. T. Acharya, We are anarchists. Essays on anarchism, pacifism and the Indian independence movement, 1923-1953 ; introd. et notes Ole Birk Laursen. Chico (USA), Edimbourg (Écosse), AK Press, 2019, 289 p.

En 1922, Acharya (1887-1954) vit à Berlin comme nombre d’indépendantistes indiens ; tout comme eux, il a bourlingué depuis quinze ans entre l’Europe et les États-Unis pour monter un réseau anticolonialiste et des comités révolutionnaires indiens avant de s’établir à Moscou pendant trois ans. Il a aussi rencontré plusieurs anarchistes sur sa route, il les retrouve à Berlin et va participer au congrès de fondation de la nouvelle AIT autour de Rudolf Rocker. Depuis lors, il ne cessera de publier dans la presse anarchiste en allemand, anglais, français, voire en traduction espagnole. Il retourne en Inde en 1935 ; il écrit pour des journaux locaux, demande aux éditeurs anarchistes de par le monde de nombreux livres pour les bibliothèques indiennes, relance quelques éditions. Malgré ses efforts, et peut-être en raison de sa pauvreté et de sa mauvaise santé, il ne parvient pas à réunir de groupe anarchiste.

Pendant ces trente années, Acharya correspond avec nombre de militant·e·s anarchistes connu·e·s ; plusieurs lui ont rendu hommage, Albert Meltzer, Victor Garcia (Germinal Gracia), Hem Day, Vladimir Muñoz ; mais les informations et les publications sont restées fragmentaires et éparpillées.

Ole Birk Laursen a patiemment reconstitué sa biographie et recueilli ses principaux articles, les a parfois retraduits et discrètement annotés. Leur variété est surprenante : critiques féroces contre le bolchevisme, défense du pacifisme, manifestes anarchistes, politique de l’Inde et des syndicats indiens avant et après l’indépendance… Plusieurs réflexions portent sur les bases d’une économie non violente, l’argent, les échanges (« RIEN À VENDRE devrait être la raison de l’anarchisme »). Il admire Gandhi, mais lui adresse des critiques amicales, puis plus sévères : Gandhi est sincère, sans aucun doute, mais de fait il œuvre dans l’intérêt de ceux qui aspirent à prendre le pouvoir. Il lui semble plus opposé à la violence insurrectionnelle qu’à la violence des gouvernements. Peut-il exister un nationalisme pacifiste, un État sans armée ? Acharya le met sérieusement en doute. « La colombe de la paix de Picasso n’empêchera pas les guerres ; ce n’est qu’un oiseau empaillé, sans vie. »

Cet ouvrage s’ajoute à un ensemble de travaux récents sur les courants révolutionnaires, internationalistes, libertaires en Asie et en Afrique, qui contribuent à décentrer nos regards. L’éditeur de cette anthologie y participe pleinement.

Marianne Enckell

180

Alexander Berkman, Qu’est-ce que l’anarchisme ? L’Échappée,2020 (réed.), 382 p.

Qu’est-ce que l’anarchisme ? Voilà bien une question essentielle à laquelle tente de répondre de manière la plus précise et didactique possible Alexander Berkman, écrivain et activiste anarchiste, proche d’Emma Goldman. Le livre est composé à la manière d’un dialogue fictif, aux États-Unis, entre un militant anarchiste et un ouvrier, désireux d’en connaître un peu plus sur l’anarchisme. Dans un premier temps, Berkman commence par expliquer l’état et la réalité du monde capitaliste dans lequel les deux personnages, mais également la société tout entière, évoluent. Il raconte le vol que constituent le salariat et la propriété privée, le rôle du gouvernement, de la justice et de la loi en tant que garants du capitalisme et de la société marchande. Il revient sur le rôle d’encadrement social et moral des églises et des écoles. De plus, une part non négligeable de l’ouvrage est consacrée à l’expérience des révolutions russes, à l’échec de celles-ci et à l’imposition du communisme autoritaire. Il faut rappeler que l’ouvrage est écrit en 1929, à un moment où le prestige du bolchevisme était considérable. L’auteur vient ici battre en brèche le mythe du prolétariat victorieux et libéré des chaînes du capitalisme en URSS, avec d’autant plus de pertinence qu’il a été témoin de l’échec de la révolution, par son expulsion des États-Unis vers la Russie en 1919. Dans un second temps, Berkman évoque finalement ce qu’est l’anarchisme. Il explique quels sont les grands principes qui guident l’action des anarchistes, le sens du refus de l’État et du capitalisme. Enfin, la dernière partie de l’ouvrage est consacrée à la révolution sociale. Sont analysées les conditions de sa mise en œuvre et de sa préparation, ses finalités. Quelques grandes lignes concernant l’organisation de la production durant la révolution ainsi que la défense de celle-ci sont également abordées.

Force est de constater que l’ouvrage remplit très bien son rôle. La manière dont il est bâti, la variété des thématiques abordées, la simplicité de la langue font de celui-ci un livre précieux pour une personne qui souhaiterait acquérir une vue d’ensemble des principales idées anarchistes. Notons également qu’il s’agit d’une réédition d’une première version publiée chez L’Echappée en 2005. Actuellement en format poche et pour un prix modique, il saura sans doute répondre à l’importante demande contemporaine d’éclaircissement des principes anarchistes. Toutefois, rédigé il y a maintenant un peu moins de cent ans, l’ouvrage souffre de quelques faiblesses notables. Par exemple, certaines formes de dominations aussi cruciales que le sexisme et le racisme ne sont pas analysées de manière très précise. De la même manière, les réflexions disséminées sur le progrès, la technologie, la société industrielle ne sont plus vraiment d’actualité, au regard de l’importance que prend actuellement la question écologique dans le champ d’analyse contemporain. Enfin, l’analyse du capitalisme et le rapport au travail de Berkman apparaissent clairement insuffisants à la lumière des apports du courant de la critique de la valeur. Évidemment, on peut difficilement reprocher à l’auteur d’adopter des conceptions massivement partagées par le mouvement anarchiste de l’époque. Toutefois, cet ouvrage constitue une belle porte d’entrée à l’anarchisme que nous ne pouvons qu’encourager à franchir.

Alexandre Guilloteau

181

Marie-Hélène Dumas, Sylvia Pankhurst : féministe, anticolonialiste, révolutionnaire ; Libertalia, 2019, 207 p.

Le nom de Sylvia Pankhurst (1882-1960) évoque d’abord le combat des suffragettes britanniques, chapeaux en bataille et parapluies brandis ; mais celui-ci fut surtout le combat de sa mère et de sa sœur, féministes bourgeoises comme on en fait hélas encore. Elle, qui avait abandonné une carrière prometteuse de peintre, s’est vouée à un double combat, l’émancipation des femmes et l’organisation ouvrière.

Et à quel prix ! Douze séjours en prison entre 1906 et 1914, suite à des arrestations musclées (« les policiers ont appris le jiu-jitsu, apprenez-le vous-mêmes ! ») ; des voyages clandestins dans toute l’Europe pour rencontrer Clara Zetkin, participer à des congrès, dénoncer les conditions indignes de travail et de vie ; quatre journaux, vingt-deux ouvrages publiés… Syndicaliste, antiparlementaire, militante contre la guerre, antifasciste, antiraciste, organisatrice de fabriques autogérées de jouets et de soviets de quartier, praticienne et propagandiste de l’action directe, elle ne s’arrête pas depuis son tout jeune âge. « Communiste de gauche », comme on dit, elle a droit à tout un chapitre de critique de Lénine dans La maladie infantile du communisme (1920).

Elle a vécu une forte relation avec le syndicaliste écossais Keir Hardie ; plus tard, elle vivra trente ans avec le typographe anarchiste Silvio Corio, un autre personnage qu’il vaudrait la peine de connaître mieux. Ils auront un fils, qui a porté le nom de sa mère et l’a accompagnée dans son combat anticolonialiste. En effet, à partir de 1935, c’est la défense de l’Éthiopie contre les attaques italiennes qui devient une priorité pour Sylvia Pankhurst, au point que c’est dans ce pays qu’elle passe ses dernières années, après la mort de son compagnon. Son fils enseigne à l’université et devient un spécialiste mondial de l’histoire et de la culture de la région.

Marie-Hélène Dumas, traductrice, écrivaine, bourlingueuse (dans quel ordre ?), relate sa vie tambour battant, avec beaucoup de complicité et de compétence.

Marianne Enckell

183 Jean-Émile Laboureur

Caroline Fourest, Génération offensée. De la police de la culture à la police de la pensée, Grasset, 2020, 162 p.

Ce petit essai bref et incisif porte bien son sous-titre. À partir d’exemples concrets, C. Fourest fait le constat que :

Jadis la censure venait de la droite conservatrice et moraliste. Désormais elle surgit (…) d’une certaine gauche, moraliste et identitaire » (…) « Le droit de dire est soumis à autorisation selon le genre et la couleur de peau » (…) « Cette police de la culture ne vient pas d’un État autoritaire, mais de la société et d’une jeunesse qui se veut « woke », réveillée, car ultrasensible à l’injustice. Ce qui serait formidable si elle ne tombait pas dans l’assignation ou l’inquisition.

Cette façon de penser – et de penser contester – est venue des USA et si des résistances se manifestent ici, il n’en reste pas moins que cette tendance, surtout portée par la génération des « millenials », envahit les milieux militants et universitaires et divise les féminismes. Certes, tout cela n’est pas nouveau, mais il est utile de réaffirmer les dangers que recèlent ces postures qui se veulent contestataires. Et l’intérêt de ce petit livre est de repréciser, en analysant des faits, les mécanismes à l’œuvre dans ces nouvelles censures, d’en voir la portée, et d’en dégager les significations, tout cela non sans humour.

Qu’il s’agisse d’interdire une exposition d’un photographe « blanc » portant sur des personnes noires (et dont l’objet est pourtant la dénonciation du racisme), une pièce de théâtre où des acteurs n’ont pas la « bonne » couleur de peau (qui va jouer les zombies se demande-t-elle ?), l’étude d’œuvres d’auteurs classiques, supposées offensantes, ou plus généralement tout emprunt culturel – la liste est longue –, il s’agit du même contresens : voir du racisme, là où il n’y en pas (pensons récemment au retrait de la pièce d’Ariane Mnouchkine, Kanata), et confondre ainsi séparatisme et repli identitaire avec émancipation. Pourtant, comme on le sait, l’art agit comme antidote à l’assignation, et le théâtre est le lieu de la métamorphose, et pas le refuge des identités.

Ce reproche d’appropriation culturelle développe une vision inquisitrice et sectaire de l’identité et de la culture contre laquelle il faut lutter, car il se traduit par un interdit porté sur la liberté de parler et donc de penser. C’est comme s’il suffisait d’emprunter un élément de culture autre pour commettre un acte de domination. Et on confond souvent là hommage et pillage. Certes, dit-elle, il existe des cas de vol de propriété intellectuelle, et alors il faut dénoncer là l’escroquerie et la domination… Mais on peut s’inspirer d’une autre culture, sans la méconnaître et en se renseignant quand on veut la partager… Or, si on utilise une recette sans mentionner son origine, on est accusé de piller, si on cite et on adapte, on est accusé de trahir. Il y a décidément constate-t-elle une obsession du procès chez les millenials, et une culture victimaire, qui tourne à la compétition victimaire. Or il faut distinguer les dominations réelles, à dénoncer, et le bureau des plaintes permanent. Plus profondément :

Ces polémiques, constate-t-elle, confrontent deux visions de l’antiracisme, qui s’entrechoquent et se combattent. D’un côté l’antiracisme qui réclame l’égalité de traitement au nom de l’universel. De l’autre, l’antiracisme qui exige un traitement particulier au nom de l’identité. 

La première défend une vision fluide des identités, ce qui n’empêche pas de se mobiliser de façon collective voire communautaire contre la domination, pour obtenir, non un traitement particulier, mais la fin des discriminations.

Et l’on rejoint là la question de la légitimité de la parole critique : les intéressés sont-ils seuls habilités à porter un discours sur eux – mêmes et sur leur discrimination ? Question complexe que C. Fourest évoque sans s’y appesantir, mais en émettant une position claire.

Le problème n’est pas d’énoncer une identité collective pour revendiquer la fin d’une discrimination. Le souci commence lorsqu’on applique une vision séparatiste de l’identité aux êtres et à la culture. Au point d’interdire le mélange, les échanges, les emprunts.

C’est là tout le problème du droit à la différence mal compris : au lieu d’effacer les stéréotypes, il les conforte et finit par mettre les identités en concurrence.

Ce problème, tous les mouvements sociaux le rencontrent, mais autant il est légitime de se retrouver entre soi, femmes, travailleurs en lutte, ou autres, pour analyser les situations et les modes de riposte, autant interdire à quiconque d’extérieur de débattre ou même d’émettre son opinion est liberticide. On en arrive dit-elle à être terrorisés à l’idée d’émettre une opinion sur ce qui n’est pas directement soi.

Il faut donc lutter contre ces procès absurdes en appropriation culturelle, et défendre une égalité dans la diversité, mais en refusant la concurrence des identités qui entraîne séparatisme et haine. Car « le chemin de l’identité racialisante ne mène pas à l’égalité, mais à la revanche ».

Monique Rouillé-Boireau

186 Francisco Goya

David Graeber, Les pirates des Lumières, ou la véritable histoire de Libertalia ; Libertalia, 2019, 228 p.

Depuis quarante ans, les anarchistes se sont passionnés pour le pirate Misson et son acolyte Caraccioli, leur république heureuse de Libertalia à Madagascar, tels que contés par « Charles Johnson » dans son _Histoire générale des plus fameux pirates _en 1724. Larry Law en avait fait en 1980 une brochure fort diffusée et traduite. On s’en doutait, mais il faudra bien s’y faire : tout ça est une invention.

Mais pas entièrement. Dans le courant des publications récentes sur la piraterie et ses aspects libertaires, David Graeber a repris ses notes de terrain de deux années passées à Madagascar, et raconte ici l’importance des pirates dans l’île. Et c’est là qu’il enrichit grandement les récits et les travaux de Daniel DeFoe ou, plus récemment, de Marcus Rediker et de Gabriel Kuhn.

Il parle en effet plus des changements intervenus dans les populations malgaches que de la biographie et des hauts faits des pirates eux-mêmes. Voilà les femmes ! Non pas les rares femmes pirates, mais celles qui les accueillent, les choisissent, les mènent par le bout du nez, les renvoient quand elles n’en veulent plus, et peuplent le pays d’enfants métissés. Elles développent le commerce, participent activement aux assemblées, parlent souvent plusieurs langues : le pays est depuis longtemps terre d’échanges et d’immigrations, culture cosmopolite.

C’est aussi là que se crée la confédération betsimisaraka, que Graeber qualifie d’expérience politique annonciatrice des Lumières, provocation délibérée de sa part. Les récits contemporains parlent selon les conventions d’alors de rois et de princes, alors que les décisions sont prises après de longues délibérations, la conclusion d’alliances fraternelles, la lente formation d’un consensus. Le « roi » n’a de pouvoir que lors des guerres.

Malgré la rareté des sources historiques, il existe des traces attestant de conversations entre jeunes malgaches et flibustiers, échangeant informations et opinions. Or, « le succès des Lumières reposait sur un mouvement intellectuel indissociable de l’art de la conversation », dans les salons et les cafés comme dans la littérature. Il fallait un regard ethnographique pour concevoir ce parallèle.

Faute de pouvoir rêver de Libertalia, les anarchistes se consoleront avec cette nouvelle légende ethno-génétique, celle de la confédération betsimisaraka dans le nord-est de Madagascar, entre 1720 et 1750.

Marianne Enckell

187

Nicolas Poirier, Introduction à Claude Lefort, La Découverte, Repères, 2020, 125 p.

Au moment où nous terminions la préparation de ce numéro consacré à l’idée lefortienne de démocratie sauvage, paraissait cette « introduction » à l’œuvre de C. Lefort par N. Poirier ; moment bienvenu puisque ce petit livre peut servir d’orientation aux lectrices et lecteurs qui seraient peu familiers avec cet auteur.

Le parti pris de N. Poirier est de montrer que la pensée de C. Lefort n’a rien perdu de son actualité, en particulier sa conception de la démocratie et l’accent mis sur la conflictualité. Ce qui permet, en ces temps de « populisme », de repenser la notion de « peuple » au-delà des dérives identitaires. Ce « penseur politique de la politique » comme il le dit, a souvent été critiqué pour son évolution idéologique trop vite assimilée à un retour vers le libéralisme. N. Poirier ne fait pas ici l’économie de la complexité, pour montrer à travers son cheminement philosophique, qu’il s’agisse de l’influence de la phénoménologie ou de son travail sur Machiavel, que ce jugement est hâtif et réducteur, et fait fi du contexte intellectuel des années quatre-vingt, marquées par le reflux du marxisme. L’originalité de Lefort aura été de rompre avec l’idée du peuple comme « unité souveraine indivise », pour en faire un ensemble – peut-être hétéroclite – qui partage un affect fondamental, le refus d’être dominé et de dominer. Et aussi de concevoir la démocratie comme une forme politique fondamentalement travaillée par l’indétermination, ce qui ouvre à la créativité et à « l’invention démocratique ».

Monique Rouillé-Boireau

Anarchive