Éditorial

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La commission

Tout au long de son existence comme mouvement politique singulier, l’anarchisme n’a cessé d’échanger avec d’autres courants qui, tout en lui étant plus ou moins proches, ne s’en distinguent pas moins et tiennent souvent à le manifester explicitement. C’est pour réfléchir sur cette circonstance que nous avons choisi de nous aventurer dans ce dossier aux confins de l’anarchisme, sachant que nous aurions pu parler aussi bien des voisinages de l’anarchisme, de ses rencontres, ou des passerelles jetées entre l’anarchisme et son extérieur.

Cet extérieur est constitué par une variété de collectifs avec lesquels l’anarchisme entretient une certaine affinité. Comme nous le savons, la notion d’affinité renvoie à ce type très particulier de proximité créé au sein de certains collectifs anarchistes, dénommés parfois groupes d’affinité, mais elle peut s’entendre aussi comme la reconnaissance de l’existence de résonances communes, plus ou moins profondes et étendues, entre des collectifs politiquement distincts.

Ce dossier prétend diversifier les approches des confins de l’anarchisme en considérant aussi bien les rapports établis sur le terrain politique entre l’anarchisme et d’autres options politiques que ceux qui concernent le champ culturel et finalement ceux qui se tissent avec le champ philosophique.

Dans le domaine politique, si nous remontons au temps de l’hégémonie pratiquement indiscutée d’un marxisme séquestré par les orientations léninistes et par les organisations lénino-staliniennes, c’est tout naturellement vers les collectifs dégagés de ces emprises, et critiques envers elles, que les anarchistes établissaient des relations préférentielles. C’est ainsi que prirent place, notamment dans les années soixante et soixante-dix du XXe siècle, les échanges, les contacts et parfois les convergences dans les luttes avec un ensemble de collectifs et de revues appartenant à l’aire dissidente du marxisme alors dominant.

Ces convergences dans l’opposition au dogmatisme stalinien facilitaient le passage de concepts, d’expériences et d’analyses d’un secteur politique à un autre, comme en témoigne, par exemple la trajectoire du collectif des Cahiers Spartacus. C’est à travers sa propre expérience, située aux confins mais en proximité avec l’anarchisme, que Jorge Valadas expose dans un entretien conduit par Jean-Jacques Gandini les rapports qu’il entretint dans les années soixante-dix avec le maître d’œuvre de ces cahiers, René Lefeuvre, dont il retrace ici le parcours.

Dans un autre entretien conduit par Heloisa Castellanos et Monique Rouillé-Boireau, Jean-Pierre Duteuil revient sur les rapports établis entre l’ultra-gauche, les conseillistes et les anarchistes, à la même période. Ces rapports, faits d’échanges théoriques mais aussi de liens formés dans les luttes communes et les expériences partagées, aboutissaient parfois à la création de collectifs, comme celui d’ICO (Informations et correspondances ouvrières), où confluaient des orientations diverses constituées de conseillistes comme Henri Simon, d’anarchistes issus de la Fédération Anarchiste comme Pierre Blachier, ou de communistes libertaires comme l’animateur de la revue Noir et Rouge Christian Lagant.

Loin de l’hexagone, Larry Cohen explique à son tour comment il établit ses premiers contacts, à la fois stimulants et critiques, avec l’anarchisme qui existait aux États-Unis dans ces mêmes années soixante-dix, et comment son parcours militant prit un nouvel essor grâce à la lecture des textes de Socialisme ou Barbarie. Ce témoignage d’un parcours situé en parallèle à celui du mouvement anarchiste se conclut par un appel à reposer la question de l’émancipation collective en tenant compte de la complexité des coordonnées de la situation actuelle.

Quant à Edouard Jourdain, il plonge dans l’intéressant mouvement intellectuel des années trente qui donna lieu à la création de deux revues, Esprit d’une part, Ordre nouveau d’autre part, critiques toutes deux envers le totalitarisme aussi bien fasciste que soviétique. La seconde ne cachait pas sa filiation proudhonienne et son attachement au fédéralisme, tandis que la première, animée par Emmanuel Mounier, s’interrogeait notamment sur les affinités et les divergences entre le personnalisme et l’anarchisme. Dans les deux revues la connaissance et le respect envers l’anarchisme étaient manifestes.

Bien entendu, on peut inclure également aux confins de l’anarchisme des phénomènes qui ne se situent pas dans la sphère directement politique, mais dans celle plus spécifiquement culturelle. Ainsi, il est connu que le surréalisme et l’anarchisme ont partagé le plus souvent une sensibilité commune. En démontant l’antienne d’une supposée connivence du surréalisme avec le mouvement trotskyste, Joël Gayraud incursionne dans son histoire pour montrer que l’accointance d’André Breton avec le marxisme ne dura qu’une quinzaine d’années et que le tournant libertaire du surréalisme fut pris du vivant de Breton et se maintint vivace au sein de la galaxie surréaliste.

Le texte de Marianne Enckell se situe pour ainsi dire à l’intersection de ces différentes approches. En présentant et en analysant les témoignages formulés par de jeunes militant·es dans divers recueils d’entretiens, ce texte traque, sans prétentions d’exhaustivité, la formation des engagements militants actuels et explore aussi bien les représentations de l’anarchisme qu’élaborent ces militant·es, comme les réticences à se laisser identifier par des étiquettes politiques. Face à ce panorama, c’est sur une revendication de la signification et de la fierté d’être anarchiste que se conclut l’article.

Ce ne sont pas seulement les échanges avec d’autres courants politiques, ou d’autres sphères culturelles qui résonnent dans l’anarchisme tout comme celui-ci résonne en eux, mais c’est aussi le côtoiement de penseurs et de courants de pensée étrangers à l’anarchisme proprement dit qui interpellent l’anarchisme ou sont interpellés par lui et méritent notre attention.

Tomás Ibañez souligne l’incontestable influence qu’a exercé, selon lui, le post-structuralisme sur la pensée et les pratiques de l’anarchisme contemporain. Revendiquant sans ambages les outils conceptuels élaborés par Foucault, il reprend de Reiner Schürmann et du post-heideggérianisme l’insistance sur la primauté de la pratique par rapport à la théorie et il situe cette primauté comme représentant l’une des caractéristiques majeures de « l’anarchisme en acte » développé par un certain nombre de collectifs anarchistes actuels.

De son côté, Monique Rouillé-Boireau saisit l’occasion de la sortie du livre de Catherine Malabou pour interroger le lien de proximité supposée entre la philosophie post-heideggérienne et l’anarchie. En analysant notamment le point de vue de Reiner Schürmann sur l’an-arkhè, elle signale les risques qui découleraient d’une simple valorisation de l’agir et montre les limites d’une identification de l’anarchisme politique à l’an-arkhè. En s’appuyant sur les œuvres de Miguel Abensour et Cornelius Castoriadis, elle propose d’autres sources pour abreuver la radicalité critique, et elle souligne la nécessité de reconstruire des boussoles, ou une rose des vents, qui permettent de ne pas perdre de vue les objectifs de l’anarchisme dans les méandres des spéculations philosophiques sur l’anarchie.

Éloigné des débats plus spécifiquement philosophiques et touchant plus directement au concret des luttes, il nous a semblé utile d’inclure le texte du collectif qui nourrit le site Fragments d’histoire de la gauche radicale à propos de sa rubrique « autonomie(s) en mouvement ».

Dans le champ culturel, il est possible de parler d’une pollinisation de certains secteurs musicaux par les idées anarchistes comme ce fut le cas du mouvement punk qui a fourni, notamment en Amérique latine, un bon nombre de militants anarchistes, mais aussi de courants plus spécifiques issus de la mouvance punk, tel le mouvement Straight Edge dont Gabriel Kuhn, interrogé et traduit par Erwan Sommerer, retrace ici les origines et explique les caractéristiques. Ce mouvement, sans rapport direct avec l’anarchisme, ne lui est cependant pas tout à fait étranger dans certaines de ses manifestations (notamment sur le plan de l’autonomie et de la responsabilité) et présente mêmes des composantes anarchistes comme le collectif Warzone.

Pour faire bon compte, nous avons inclus dans le dossier le bref mais illustratif texte de R. R. Cèdre sur la Gauche Laser, un phénomène que ceux qui comme certains d’entre nous n’entretiennent qu’un lointain rapport avec le monde des réseaux sociaux feraient bien de prendre en compte. Puis, en transversale Jean-René Delépine s’attache à analyser et à mettre en correspondance diverses métaphores que nous avons utilisées avant de nous décanter finalement pour celle des « confins », à savoir celles de l’archipel libertaire, de la galaxie anarchiste ou des jaillissements libertaires ; il évoque également les processus d’assimilation / accommodation analysés par Jean Piaget.

Enfin, les anarchives que nous avons sélectionnées parsèment le dossier. Il s’agit, d’une part, d’un texte d’Eduardo Colombo qui anticipe les débats actuels sur l’an-archè, et, d’autre part, des commentaires de Louis Mercier, Marianne Enckell et Richard Gombin à propos d’un séminaire réuni en 1972 au CIRA Lausanne, pour discuter du mouvement anarchiste et antiautoritaire d’hier et d’aujourd’hui.

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