Éditorial

Éditorial

La commission

Cette livraison particulière ne se veut pas un numéro « bilan avant inventaire » ; il s’agit plutôt de voir comment les changements qui ont affecté le monde en 25 ans ont été reflétés au fil des numéros, et d’envisager des pistes pour l’avenir. C’est pourquoi il est composé d’anciens articles organisés autour de quatre thèmes qui nous ont semblé pertinents pour situer le travail de critique effectué au fil de ces années.

Le projet de la revue était de repenser l’héritage, les héritages plutôt, anarchistes, de voir ce que deviennent nos invariants, valeurs, pratiques, références, dans nos sociétés en constante évolution. Dès le départ la réflexion s’est située dans le constat de régression de la pensée politique dans un monde néo-libéral, monde post 1989, pseudo démocratique, caractérisé (entre autres) par l’oubli de la question sociale et le rejet de la rupture révolutionnaire. Parallèlement, nous étions convaincus que les idées anarchistes et libertaires, qui avaient connu un renouveau après mai 68, nourrissaient nombre de luttes, avec l’apparition de nouveaux terrains (féminisme, écologie) et la réaffirmation de nos valeurs (refus des délégations de pouvoir, expression directe), etc. D’où l’interrogation : quel anarchisme aujourd’hui ? Et qu’a-t-il à dire et à apporter dans ce monde néo-libéral ?

Cette exigence de penser et repenser la société d’aujourd’hui, ses évolutions dans les formes de domination et les failles par où peuvent se glisser les voies de l’émancipation, s’est formulée, dès les premiers numéros, dans la tension entre deux approches : l’opposition entre les tenants du combat traditionnel contre la centralité du pouvoir politique, l’État et ses multiples institutions, et ceux pour qui la remise en cause multiforme des modes de vie, les expériences alternatives constituaient les voies d’une rupture. Cette question était explicitement posée dans le numéro 2 : Où (et comment) se situe l’anarchisme comme mouvement de transformation, de rupture dans ce débat ? La discussion autour de la violence ou de la non-violence a aussi été une question clivante dont rend compte le numéro 5. On voit par là qu’un des problèmes centraux par où se sont exprimées les principales divergences a été celui des moyens nécessaires à la mise en œuvre d’une transformation sociale libertaire, des modalités qu’elle pourrait emprunter (révolution politique, difficilement pensable aujourd’hui ou valeur intrinsèque des alternatives vécues ici et maintenant ?). Ce thème apparaît de façon récurrente, et on le retrouve dans un numéro récent, le 46, qui traite de la question des « préfigurations ».

Au fil des numéros se dessine le souci de préciser ce qu’est l’anarchisme dans sa dimension plurielle, bien éloignée tant du marxisme, que des idées reçues trop largement partagées sur son compte. À côté de thématiques classiques ou attendues sur l’État, le fédéralisme, le pouvoir ou la liberté, la critique de la démocratie libérale et de la dépossession, la servitude qu’elle entraîne, nombre de numéros se sont intéressés à l’éducation, la justice, l’économie, l’illégalisme, les jeunes, la peur, le travail, le secret, pour n’en nommer que quelques-uns. Mais ce qui apparaît aussi, c’est un souci de voir comment les théorisations ou les problématisations contemporaines interrogent ou enrichissent le corpus plus classique de la pensée anarchiste, et en retour, de mettre en lumière la pertinence maintenue des critiques anarchistes au pouvoir (quelques en soient les conceptions, comme nous le verrons plus bas) et à l’articulation libérale liberté / pouvoir ; la réaffirmation que pour les anarchistes, la liberté c’est le refus de toute domination, que la liberté est inséparable de l’égalité, et l’affirmation que la société peut tenir sans pouvoir extérieur. C’est aussi l’idée que le chemin des luttes est aussi important que le but de la révolution, et qu’il n’y a pas de séparation entre les fins et les moyens.

Les numéros 17 à 20 ont constitué des sortes de « numéros charnière » qui ont enregistré un infléchissement des modes d’approche. C’est à partir de là surtout que le concept de néo-libéralisme sert à problématiser ce qui change dans la société, dans la structure sociale, dans les formes de travail, la reformulation des problèmes (individualisation, identités supplantant la classe, etc.) donc dans les conditions de la domination et les formes et lieux de riposte. C’est à partir de ces numéros aussi que le débat entre moderne et post-moderne se précise, et que les approches traditionnelle et foucaldienne du pouvoir se confrontent. C’est aussi dans ces années que ce débat commence à traverser le mouvement anarchiste. Ce débat autour de la nature du néo-libéralisme et du post-modernisme n’est pas une joute intellectuelle formelle, mais engage nos représentations du réel et donc nos perceptions et orientations des luttes, il détermine aussi les conceptions des modalités de rupture possible.

La question est alors de savoir si le post-modernisme constitue la pensée la plus radicale des nouvelles formes de domination, ou s’il n’est qu’un accompagnement du néo-libéralisme, s’il est un nouvel outil critique ou au contraire, en conformité avec l’imaginaire dominant ?

C’est à travers la question de la place du politique, de la conflictualité dans le néo-libéralisme, que le problème est posé. Celle-ci y apparaît en effet comme diluée : on assisterait à la fin de la division en classe, au consensus sur l’ordre néo-libéral, présenté comme une évidence, sans échappatoire. Le politique n’est plus alors que la garantie des droits ; l’imaginaire de la révolution est mis en congé, remisé, au mieux, au rôle d’utopie pittoresque mais dépassée, au pire, d’archaïsme mortifère. Le post-modernisme, dans le sillage de Michel Foucault, fait du pouvoir non pas une institution dotée d’une centralité, mais une simple forme anthropologique du social (il est partout, tisse tous les rapports sociaux, sans que les instances de domination politique fassent l’objet d’une situation particulière), et proclame la mort du sujet politique. Ce faisant, il peut apparaître comme l’idéologie même du néo-libéralisme, et ne peut donc nous fournir les moindres catégories critiques disent ses détracteurs, tandis que ses adeptes pensent que, se tenant au plus près des nouvelles caractéristiques des sociétés actuelles, il est le mieux à même de faire émerger les formes de lutte les plus efficaces.

La vision post-moderne coloniserait l’imaginaire collectif en prenant appui sur les conditions de privatisation des individus, l’apathie et le repli politique et la dilution du lien social dans la société post-industrielle. Elle semble congédier l’idée de sujets collectifs capables de transformer la société, d’être acteurs d’une émancipation, et renvoie l’idée d’une réorganisation politique et économique, d’une destruction du capitalisme et de l’État, dans l’illusion. Alors que l’importance de la dimension centrale du politique est réaffirmée par les tenants des Lumières, ce qui ne signifie pas, loin de là, la croyance au rôle historique d’un sujet identifié au prolétariat, ni d’un maintien inchangé de conceptions héritées de la révolution industrielle du XIXe siècle qui a vu naître l’anarchisme.

Le pluralisme revendiqué de la revue dans la façon de penser ces mutations, ne se limite pas à être une simple juxtaposition de positions. Sont privilégiées les tensions nouvelles nées du néo-libéralisme et de la critique post-moderne, et c’est d’un débat contradictoire qu’il s’agit. Au-delà, demeurent des points communs, la réaffirmation de la liberté comme volonté de non résignation, et potentiel de création.

Nous avons organisé le numéro en quatre grands « dossiers » de réflexion. Évidemment le nombre articles présentés ici ne rend pas justice au travail de bien des auteurs (du collectif ou extérieurs) qui ont contribué à Réfractions, et nous nous en excusons auprès d’eux ; mais il fallait faire des choix, et les thèmes retenus nous ont orientés vers la sélection présentée ici :

Modernité / Post-modernité

Traiter ce thème en premier nous paraît d’autant plus important, qu’en dehors même des articles qui traitent directement du débat, on le retrouve, explicitement ou en filigrane, dans de très nombreux thèmes, et il « informe » tant les positions théoriques, que les différentes analyses des luttes.

Théorie politique

Les textes choisis concernent l’actualisation ou le débat autour des grands thèmes, révolution et sujet révolutionnaire, pouvoir, démocratie et État.

Luttes et résistances

L’accent est mis sur les nouvelles façons de penser les luttes (en particulier au sein du féminisme), et sur la tension entre les expériences alternatives et les luttes plus frontales contre le politique, l’interrogation sur ce que vaut l’absence d’horizon de vraie rupture. Et aussi sur les anticipations libertaires de certaines pratiques.

Écologie sociale / critique de la technologie / habiter la terre autrement

Les articles choisis portent sur le débat concernant la critique de la collapsologie, mais aussi le capitalisme vert, la valeur réelle de rupture des expériences autonomes alternatives, la critique d’un nouvel écologisme d’État, l’entraide comme fondement moral d’un socialisme « par en bas », et la façon dont les constantes de l’anarchisme peuvent éclairer le débat.

Une certaine continuité dans les interrogations (et ce, dans un cadre de tension éclairante entre divers regards), se dégage de ces 50 numéros et nous espérons que ces 25 ans de travail commun puissent constituer un corpus sérieux de références pour qui veut s’intéresser à la réflexion anarchiste sur la société contemporaine.

Aujourd’hui nous sommes en train de sortir du capitalisme post-industriel et de passer au capitalisme cognitif. L’important est la gestion de flux d’infos, en réseau, la prédominance des liens réticulaires sur liens pyramidaux ; parallèlement le travail est dénié en tant que catégorie centrale pour être réduit à « l’employabilité », et bien d’autres changements encore. Autant de mutations sur lesquels « l’expression et la recherche anarchistes » que mène Réfractions pourra se pencher.

La commission

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