Les livres, les revues, etc.

Les livres, les revues, etc.

Nous signalons la parution du livre d’Édouard Jourdain : Le Sauvage et le Politique, Presses Universitaires de France, 2023. Une recension sera faite dans le prochain numéro. Les éditions Nada viennent également de faire paraître Une petite histoire de lanarchisme de Marianne Enckell.

Erica Lagalisse, Anarchisme occulte, préfacé par Barbara Ehrenreich et traduit par Valérie Lefebvre-Faucher. Éditions du remue-ménage, 2022, 218 p.

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Le sous-titre de cet essai historique et ethno-graphique, « avec une attention particulière portée à la conspiration des rois et à la conspiration des peuples », intrigue toute autant qu’il révèle un certain humour – la page de garde est ainsi maquettée pour ressembler à un scan de la BnF d’un texte franc-maçonnique historique. Pour autant, malgré le ton pensé pour être accessible, l’essai sera dense.

Formé de dix courts chapitres et d’une annexe qui n’est pas la partie la moins intéressante, il comporte une bibliographie et un index conséquents pour un ouvrage de cette taille, qui révèlent l’objectif de Lagalisse : faire de ce livre un point de départ et une base de données dans laquelle puiser.

Actuellement boursière à l’International Inequalities Institute de la London School of Economics and Political Science, Erica Lagalisse mène un projet de recherche sur les dynamiques entourant la théorie du complot dans les mouvements sociaux. Elle est anthropologue, militante anarchiste et féministe : trois regards qu’elle convoque ensemble dans cet ouvrage et qui s’informent les uns les autres pour porter une réflexion sur l’autorité dans les milieux anarchistes (la conspiration des peuples) et ses liens avec le complotisme (la conspiration des rois).

La conspiration des peuples. L’autrice retrace d’abord l’évolution des liens entre sacré, science et politique dans les mouvements révolutionnaires, libertaires et anarchistes.

Pendant les Lumières (à tort relues comme un triomphe de la Raison sur la pensée religieuse), la science est le langage du sacré. Nombre de mathématiciens et de physiciens s’adonnent aussi à l’hermétisme, sans y voir de contradiction. La révolution copernicienne ne détrône pas le numineux ; elle donne comme devoir chrétien d’agir sur le monde et de le transformer. Bref, de faire de la politique. Les francs-maçons conserveront cette alliance politico-ésotérique. Or, les loges représentent, selon Lagalisse, une influence fondatrice pour les confréries révolutionnaires. Outre que beaucoup d’hommes se retrouvent dans les deux, les premières servent de recrutement aux secondes, qui en reprennent les principes (la fameuse « avant-garde), l’esthétique (le A cerclé, symbole néo-païen), ainsi qu’un certain nombre de biais.

Ce n’est qu’au début du XXsiècle que les mouvements radicaux occidentaux se détacheront de la religion, pour bientôt totalement la repousser. Le socialisme et l’anarchisme portent en étendard une science athée et progressiste. Coloniale, aussi. La religion, et avec elle le sacré, le spirituel et l’occulte, qualifiée d’opium du peuple, se voit nier tout potentiel subversif. Dans les luttes actuelles, cette vision est toujours active et a des conséquences notamment sur la pertinence du soutien des anarchistes à des luttes ayant une composante spirituelle subversive, comme les mouvements autochtones américains.

Lagalisse relie cette division au pouvoir-sur et au pouvoir-du-dedans de l’écoféminisme. D’après elle, la souveraineté anarchiste classique s’inscrit dans le cadre du pouvoir-sur, avec une oppression théorisée comme action de structures extérieures (État, Loi…). Cela conduit à une volonté d’autonomie individualiste, hors de ces structures. L’entraide est nécessaire mais la « bonne volonté » individuelle en est la limite. Or, de nombreuses personnes sont opprimées par des structures extérieures et dans leurs relations interpersonnelles. Les biais racistes, sexistes, validistes, etc. rendent inopérante la bonne volonté (sur ce sujet, voir aussi mon article « Pensées sur le classement », Réfractions no 43). À l’autonomie individualiste, les écoféministes et les luttes autochtones préfèrent donc le pouvoir-du-dedans et un mutualisme vu comme symbiose.

La conspiration des rois. Lagalisse travaille sur les théories du complot, un sujet souvent mal traité et réduit à des illuminés asociaux vivant dans la cave de leurs parents et totalement dépolitisés. Le complotisme est pourtant aussi présent dans des cercles érudits extrêmement politisés : comment l’expliquer ?

Les termes « théorie du complot » servent à disqualifier, pas à décrire. Les propos complotistes des puissants, par exemple, seront plutôt qualifiés de mensonges d’État. Ce n’est pas la fausseté qui est propre à la théorie du complot (la CIA qui oriente le trafic de drogue par exemple, est un complot réel), c’est une vision allégorique du monde. La théorie du complot appartient au genre du mythe. Elle repose sur la personnification. Dans son optique, le changement social est l’effet d’individus précis ayant un objectif volontaire (vision volontariste). Alors que pour les théories sociales, le changement social est l’effet de forces systémiques et dialectiques (vision structurelle).

Plutôt donc que de vouloir « débunker » les théories du complot, il est plus utile d’étudier ce qu’elles disent de notre société. Tous les mythes ont une fonction sociale : expliquer la création du monde, justifier l’ordre établi… Quelle est la fonction sociale des théories du complot ? Sans cette réflexion, les tentatives de combattre l’essor du complotisme sont vouées à l’échec.

Le commérage comme action directe. Dans son annexe au titre provocateur, « Le commérage comme action directe », Lagalisse revient sur son expérience des biais classistes et racistes mais aussi et surtout sexistes dans un groupe militant anarchiste. Elle décortique les mécaniques implicites qui continuent d’alimenter les discriminations genrées, dès lors qu’elles ne sont pas adressées directement et légitimées comme des rapports de pouvoir politiques. Il ne s’agit pas de différends personnels.

Lagalisse déplace le regard et prend l’exemple des « conversations de femmes », souvent qualifiées de commérages. Pourtant, quand des femmes parlent de leurs expériences, les nomment et s’allient pour orienter les mouvements politiques auxquelles elles appartiennent, pour Lagalisse, c’est tout simplement de l’action directe.

En rejoignant une organisation en non-mixité, l’autrice constatera les différences idéologiques mais aussi simplement logistiques : meilleure répartition des tâches, meilleure communication, meilleure autogestion : si elles n’ont pas toutes disparu, certaines formes de domination et d’autorité ne sont plus présentes et l’anarchisme est finalement davantage « pratiqué ». Un constat déjà établi par Lynne Farrow en 1974 par exemple, dans Feminism as Anarchism, et qui semble toujours d’actualité.

R. R. Cèdre

D’autres confins à l’anarchisme ?

Dans Réfractions, no 49 (« Aux confins de l’anarchisme »), Édouard Jourdain citait l’exemple de deux revues non conformistes (Ordre nouveau et Esprit) ; cette dernière, animée par le philosophe Emmanuel Mounier, « fortement imprégné de culture chrétienne », qui y exprimait clairement ses sympathies libertaires :

Je n’hésiterai pas à dire que pour nous, personnalistes, il [l’anarchisme] est un des espoirs sur lequel nous misons pour l’avenir…

Sur le même thème, l’Atelier de création libertaire vient de publier L’Anarchisme chrétien d’Alexandre Christoyannopoulos [^1].

L’auteur de la chronique que vous lisez ayant perdu la foi avant ses 9 ans et, depuis, se déclarant athée dans la plus grande sérénité, ce livre pouvait le laisser plutôt indifférent. Mais il se fait que durant la guerre d’Algérie (1954-1962), après diverses rencontres et des actions communes (non-violentes) [^2] avec des croyants (chrétiens, juifs et musulmans), des liens se sont tissés avec la pratique du langage commun de la raison ; étant entendu que pour les athées ou agnostiques « obéir à Dieu » n’avait pas grand sens et qu’« aimer ses ennemis » était une aberration ; cela sans pour autant crier, avec la plupart des anarchistes, le slogan « Ni Dieu ni maître » qui ferme ainsi la porte à toute discussion avec des chrétiens sincères.

Cependant, quand bien même il s’agit de la présentation de commentaires politiques très critiques envers l’État, sous l’emprise du Malin, et envers l’Église officielle, infidèle au message du Christ quand cette dernière devient religion d’État, il n’est pas facile de s’intéresser à tous les détails d’une casuistique chrétienne déployée dans le livre de Christoyannopoulos tant cette idéologie nous est étrangère et vraiment très éloignée de notre esprit ; en particulier lorsque l’auteur développe les diverses interprétations du Sermon sur la montagne.

Au fil de la lecture, il nous paraît également y avoir comme un problème de vocabulaire (ou de traduction) ; entre autres avec l’expression, datée, de « non-résistance » qui nous semble venir directement de Tolstoï qui précisait, lui, « non-résistance au mal par le mal ». Plus loin, on retrouvera cette dernière dénomination à plusieurs reprises ; c’est cette appellation qui deviendra, sans doute sous l’influence de Gandhi, la « résistance non-violente ».

Christoyannopoulos, enfermé dans le labyrinthe de sa thèse, soucieux d’objectivité ou de neutralité, aurait-il négligé l’actualité foisonnante des actions directes non-violentes et de résistance, et cela à de nombreux niveaux ? Il ne semble pas puisque nous allons finalement tomber sur des mots comme « désobéissance civile non-violente » et « méthodes conflictuelles de désobéissance civile », cette dernière formule adoptée par le Catholic Worker sour l’influence de Ammon Hennacy.

Les auteurs recensés et commentateurs des textes religieux de ce livre sont pour la plupart anglo-saxons si l’on excepte Tolstoï qui écrivait :

Les anarchistes ont raison en tout. […] Ils se trompent seulement sur l’idée que l’on pourra instaurer l’anarchie par la révolution [^3].

Et si l’on excepte également Jacques Ellul, dont le nom nous est le plus familier et qui écrit à propos de résistance :

Ne vous occupez pas de combattre ces rois. Laissez-les de côté et, vous, constituez une société en marge qui cesse de s’intéresser à tout cela, une société où précisément il n’y aura pas de « pouvoir », d’autorité, de hiérarchie [^4].

On se reportera à son Anarchie et christianisme, fastidieux pour un incroyant, et, pour se distraire, on lira Le Cinquième Évangile de l’irréligieux Han Ryner [^5].

Dans la citation d’Ellul, nous pensons voir exprimée là un propos que n’aurait pas désavoué Gustav Landauer pour qui il fallait mettre en œuvre, « présentement, des espaces de vie », des « espaces soustraits au pouvoir et dans lesquels il soit possible de créer une réalité tendant vers l’anarchie, et de vivre le présent au plus près des valeurs anarchistes 6 ». Rappelons que Landauer avait adapté en allemand moderne certains des écrits du mystique chrétien Maître Eckhart, écrits condamnés par sa hiérarchie.

Christoyannopoulos, quant à lui, écrit à propos d’essais de constructions de collectivités de vie :

Construire une telle communauté chrétienne consiste donc à construire « une nouvelle société dans la coquille de l’ancienne », comme aiment à le répéter les catholics workers (qui empruntent ce slogan au syndicat des Industrial Workers of the World). Comme de nombreux anarchistes laïcs (les anarchosyndicalistes en particulier), les anarchistes chrétiens n’ont pas l’intention « d’attendre une situation révolutionnaire pour développer des systèmes économiques alternatifs », parce que c’est précisément dans l’adoption de ces nouvelles façons de vivre que la révolution se réalise.

L’existence d’un anarchisme « qui découle de l’autorité des textes religieux » peut paraître paradoxale pour des libertaires classiques, même quand il s’agit d’un anarchisme critique de l’État, du capitalisme et de la domination, tout en sachant aussi que certains anarchistes chrétiens sont partisans de la propriété… et du capitalisme…

Paradoxal ? On ajoutera que, dans la chrétienté, les anarchistes chrétiens avancent des points de vue nombreux et quelquefois contradictoires et qu’ils sont vraiment minoritaires (mais ce n’est pas un défaut). Gandhi, de son côté, avait remarqué que « les seuls sur terre à ne pas voir que le Christ et ses enseignements sont non-violents sont les chrétiens ».

Comme il est écrit plus haut, l’intérêt pour le sujet résultait de rencontres essentiellement personnelles pendant la guerre d’Algérie ; aussi, quand, presque quarante années plus tard, une rencontre d’« anciens combattants » fut organisée, un des protagonistes de cette action collective, Jo Pyronnet, alors devenu prêtre, me demanda, souriant :

– Alors, toujours athée ? – Oui.– Toujours anarchiste ? – Oui. – Je te bénis, termina-t-il en forme d’approbation chaleureuse.

André Bernard

Jean Vioulac, Anarchéologie. Fragments hérétiques sur la catastrophe historique, Paris, Presses universitaires de France, 2022. 360 p.

Ne connaissant pas le philosophe Jean Vioulac, auteur pourtant de plusieurs ouvrages qui ont suscité un certain écho et qui fut distingué en 2016 par le grand prix de philosophie de l’Académie française, c’est bien entendu le titre de son livre Anarchéologie qui m’a poussé à le lire et je dois avouer que je ne le regrette pas du tout, bien que cet intitulé soit trompeur.

L’étude de type anarchéologique, définie par Foucault qui en inventa le terme et le concept, consiste à « prendre une pratique dans sa singularité historique, sa contingence, sa non nécessité essentielle […] au lieu de partir d’un universel posé á priori. ». Bien que se plaçant sous l’enseigne de l’anarchéologie ce n’est pourtant pas cette démarche qu’entreprend Vioulac mais plutôt celle d’une archéologie phénoménologique, largement inspirée de Husserl, qui cherche, dans ce cas précis, à établir la généalogie de la catastrophe dans laquelle s’est engagée l’humanité.

Contempteur de la métaphysique et se réclamant du courant phénoménologique l’auteur, qui se situe à la croisée de Marx, Heidegger, Nietzsche, et Husserl développe une perspective inscrite dans le catastrophisme ambiant, alimenté notamment par la menace d’une fin du monde imputable à la destruction humaine de notre écosystème. Son projet est d’identifier le point de départ et de déchiffrer le cheminement qui a conduit l’être humain à se rendre responsable de la dévastation de la nature et de « la catastrophe qui vient ».

D’autres, tels que, par exemple, Reiner Schürmann, se sont également essayé à cette enquête archéologique, mais alors que Schürmann, plus proche en cela de Heidegger que ne l’est Vioulac, situe le commencement du lent cheminement de la catastrophe dans la philosophie première établie par la lignée des Parménide, Platon et Aristote, une lignée qui non seulement institua l’hégémonie du logos mais établit aussi la nécessité de l’arkhé, c’est-à-dire du pouvoir, au sens de potestas, qui émane de l’unicité d’un principe premier.

Certes, Vioulac souligne lui aussi l’importance que revêt le moment Grec en ce qui concerne la logicisation totale de la réalité, mais c’est bien avant ce moment qu’il situe le grand commencement de la catastrophe puisqu’il le fait remonter à l’énorme révolution que représenta l’avènement du néolithique. Ce fut alors que le rapport de l’homme au monde prit un nouveau tournant avec, entre autres, l’instauration de la division du travail, l’apparition des inégalités économiques et sociales, l’institutionnalisation de la propriété, l’apprentissage de la soumission, la dévastation de l’environnement. De plus, la révolution néolithique impulsa l’expansion démographique favorisant ainsi l’accroissement de la taille des communautés, et donc l’apparition de structures de pouvoir les surplombant.

Quand bien même cette caractérisation des effets du néolithique est relativisée par David Graeber et David Wengrow dans leur volumineux ouvrage Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité, il faut bien admettre qu’elle n’est pas dénuée de vraisemblance.

Le travail archéologique visant à établir la généalogie de la catastrophe en cours débouche sur un deuxième épisode fondamental qui n’est autre que celui de la révolution industrielle. D’une ampleur comparable à celle du néolithique cette révolution donna lieu à l’avènement d’une nouvelle époque qualifiée d’anthropocène pour indiquer que c’est l’activité humaine qui prend des lors la dimension d’une véritable force géologique capable de modifier la planète. L’auteur précise qu’un terme plus adéquat pourrait être celui de capitalocène, car, en fait, c’est le capitalisme qui crée l’anthropocène et qui place notre époque sous le signe de la catastrophe industrielle.

Le danger le plus palpable que renferme le capitalocène est celui de l’élimination définitive de l’humanité par la destruction de sa niche écologique ; cependant un autre danger moins visible mais tout aussi délétère, résulte de la technicisation totale de l’être humain et de son mode de vie.

Encore faut-il voir, nous dit Vioulac, que selon Marx, mais contre le marxisme traditionnel, « le capitalisme est irréductible à un simple rapport d’exploitation d’une classe par une autre, à un régime de propriété ou à un mode de production, mais doit plutôt se comprendre […] comme une nouvelle configuration du monde où l’ensemble de la réalité se retrouve soumise à la logique de la valeur ».

Vioulac signale que « les dangers qui pèsent aujourd’hui sur l’humanité imposent avec urgence la question de la révolution entendue comme un changement complet du mode de production, de consommation, et de sa circulation, un changement mondial et rapide. » Puis il ajoute que « penser la révolution implique de conjurer le spectre de Lénine qui hante la révolution car celle-ci ne peut plus se penser sur le modèle historique de la révolution française ou de la révolution russe elle ne peut se penser que sur le modèle de la révolution néolithique et de la révolution industrielle ».

C’est bien le capitalisme qu’il nous faut déboulonner au moyen d’une authentique révolution, mais pas en termes d’une lutte de classes qui viserait à redistribuer le pouvoir au sein de la société en déplaçant une classe par l’action d’une autre, car le nœud de la catastrophe réside dans la logique cybernétique du capitalisme et sa spirale destructive.

Mais comment faire éclore cette indispensable révolution puisque contrairement aux thèses marxistes le capitalisme ne va pas disparaitre en raison de ses contradictions, et qu’il n’y a plus de sujet révolutionnaire ? Rien n’est dit à ce propos dans l’ouvrage hormis de souligner l’urgence d’une nouvelle révolution et de reconnaître l’inefficacité de toutes les stratégies révolutionnaires puisque le problème aujourd’hui n’est pas de lutter contre une classe dominante mais contre la puissance hégémonique du numérique qui accélère la course capitaliste vers la catastrophe.

Je me permets d’ajouter qu’à mon sens plus que l’avènement d’une catastrophe finale due à l’écocide ce qui émerge actuellement comme éminemment catastrophique c’est plutôt la figure monstrueuse d’un totalitarisme de nouveau type engendré par la logique du numérique et son pouvoir de commandement.

Bien que Vioulac partage avec l’anarchisme la conviction de l’inconsistance de tous les fondements, son étude ne touche à l’anarchisme que par ricochet, il lui lance certes quelques clins d’œil, comme lorsqu’après avoir évoqué le pari d’Auguste Blanqui sur « l’anarchie régulière » comme moyen d’assurer l’avenir de l’humanité, il écrit que ce pari « apparaît alors comme le seul choix humain face à la détresse du présent, tout autre serait capitulation, acceptation de la défaite non pas seulement des opprimés face aux dominants mais défaite de l’humanité même ».

Quelques-unes des affirmations de Vioulac sont certes critiquables et l’on ne peut que tressaillir, par exemple, devant sa caractérisation réactionnaire de Mai 68 qu’il réduit à une pantomime de révolution ouvrant sur la modernisation néolibérale du capitalisme, mais si je ne regrette pas la lecture de ce livre et le recommande même chaudement c’est parce qu’il contribue à déchiffrer certains des ressorts de la domination qui nous soumet aujourd’hui et qu’il enrichit par conséquent le courant qui s’élève le plus énergiquement contre la logique de la domination, c’est-à-dire l’anarchisme.

Si je soutiens que le livre de Vioulac est à joindre, entre autres, à celui déjà ancien de Reiner Schürmann Le principe d’anarchie et à celui tout récent de Catherine Malabou Au voleur ! Anarchisme et Philosophie comme source d’inspiration pour enrichir la pensée anarchiste c’est parce que de façon complémentaire aux écrits fondateurs de l’anarchisme, cette pensée ne peut être en prise sur son siècle que si elle n’hésite pas à puiser dans tout ce qui, se drapant ou non sous l’étiquette de l’anarchisme, s’inscrit dans le long labeur de contredire la logique de la domination.

Tomás Ibañez

Claire Auzias, Samudaripen : Le génocide des Tsiganes. L’esprit Frappeur, 2022, 292 p.

« Samudaripen, en langue romani, veut dire génocide. Avec une majuscule, Samudaripen. “Le” génocide, c’est-à-dire celui de 1939-1945. » Le préfixe sa, pronom indéfini, signifie tout, et mudaripen renvoie à meurtre.

En d’autres termes, Samudaripen signifie tout tuer, ou meurtre total. On l’emploie pour génocide, mais il n’a pas la connotation juridique de ce mot. Il n’a pas le sens grec d’holocauste, ni le sens hébreu de Shoah. Mais il indique dans la langue spécifique du peuple qui a subi ce meurtre de masse, tous ces sens à la fois. C’est le génocide des Tsiganes, mais aussi le génocide des Tsiganes et des autres.

D’entrée, Claire Auzias, en tant qu’historienne, situe les enjeux dans ce travail de synthèse incontournable, ouvrage pionnier qui en est à sa troisième édition entièrement refondue depuis celle initiale de 1999, faisant état des découvertes les plus récentes et passant en revue les pays d’Europe et leurs politiques racistes et anti-tsiganes au temps de la Deuxième Guerre Mondiale.

Pour s’en tenir au cas emblématique de l’Allemagne nazie, concepteure du génocide tsigane, et à celui du régime de Vichy, son serviteur zélé, ils n’eurent qu’à se couler dans la législation anti-tsigane déjà existante, quitte à l’amplifier puis à la systématiser. Les premiers trouvèrent à leur arrivée au pouvoir des legs policiers, comme le « Service de la statistique raciale socio-professionnelle » de la ville de Gottingen, doté d’un fichier tsigane depuis 1931 et que les nazis n’eurent qu’à recueillir. Après avoir été définis comme « criminels irrécupérables » par les lois raciales de Nuremberg de 1935 sur l’aryanisation, Himmler ordonna en décembre 1938 « la répression du fléau tsigane », prélude à leur déportation de masse qui ouvrira la voie à la Solution Finale. Et en France, s’appuyant sur une loi de 1912 obligeant les tsiganes à détenir un carnet anthropométrique qu’ils ont l’obligation de faire viser lors de chaque déplacement, car considérés de par leur mode de vie nomade comme des « vagabonds », ce fichage systématique permettra en 1940 de faciliter leur internement dans les camps de concentration français.

Nous avons bien affaire à un génocide racial, comme pour les Juifs : les Tsiganes furent assassinés par les nazis dans les camps de Treblinka, Chelmno et Auschwitz-Birkenau, non pour ce qu’ils pensaient mais pour ce qu’ils étaient.

Jean-Jacques Gandini

214 Mirko Stödter, « Library » (Pixabay).

Louis Mercier Vega, Autopsie de Perón ; un bilan du péronisme, Argentine 1930-1974. L’Atinoir, Marseille, 2021, 306 p.

Le parcours de Louis Mercier-Vega, dit aussi Charles Ridel ou Santiago Parane, de son vrai nom Charles Cortvrint, explique la rédaction de cet ouvrage[^1] comme le mentionne Charles Jacquier dans son introduction. Fondateur en 1974 de la revue quadrilingue Interrogations, qui inspirera Réfractions, il aura auparavant été en juillet 1936 co-fondateur du Groupe International de la Colonne Durruti et réussira à s’embarquer en novembre 1939 sous un faux nom à Anvers sur un cargo à destination de Buenos Aires où il s’établit quelque temps avant de se rendre à Santiago du Chili. Il va séjourner en Amérique Latine jusqu’au mitan de l’année 1942 avant de retraverser l’Atlantique et de s’engager en juillet 1942 à Brazzaville dans les Forces Françaises Libres, moins d’un an avant le coup d’État militaire du 4 juin 1943 qui va servir de rampe de lancement au colonel Perón, adepte des régimes de Mussolini et d’Hitler.

Le premier coup d’État auquel participe Juan Perón est celui qui, le 6 septembre 1930, place le général Uriburu au pouvoir avec pour conséquence la liquidation du mouvement révolutionnaire. En 1943, il devient chef du secrétariat du ministère de la Guerre avant de créer le secrétariat du Travail et de la Prévision. Il va alors mettre en place une équipe chargée de « bâtir » la Confédération Générale du Travail, noyau d’une véritable oligarchie syndicale étroitement liée au pouvoir, future « nouvelle classe » selon la définition de Djilas, fait main basse sur la chaîne de radiodiffusion d’État, et définit ainsi, le 31 décembre 1943, son programme corporatiste :

L’État doit intervenir intelligemment dans les relations de travail aux fins d’obtenir la collaboration, sans heurts, sans injustices ou privilèges inadmissibles de tous ceux qui contribuent par leurs muscles, leur intelligence ou leur capital, à la vie économique de la nation.

L’avenir est tracé. Il remporte haut la main les élections présidentielles de février 1946. Dès le lendemain il annonce que l’ensemble des forces qui ont assuré son triomphe devront se regrouper dans un parti unique de la Révolution Nationale. La vie parlementaire va se limiter à l’enregistrement des décrets rédigés par le pouvoir. Ses adversaires sont accusés de collusion avec « l’impérialisme ». La plupart des stations émettrices deviennent propriété de l’État. L’université est mise au pas. Les faits et gestes de la police échappent aux tribunaux. Le pouvoir judiciaire est proprement décapité. Les syndicats non affiliés à la CGT n’ont pas d’existence publique. La voie est libre.

Il va se maintenir ainsi au pouvoir pendant une quasi-décennie, avec une réélection triomphale à la présidence de la République le 4 juin 1952 avant d’être renversé par un coup d’État militaire en septembre 1955 et de partir en exil doré dans le Madrid de Franco, tout en continuant à télécommander la vic publique argentine par ses émissaires locaux. Face à la grogne grandissante et afin de conserver ses privilèges, la caste militaire lui déroule le tapis rouge avec un retour en deux temps qui le verra remporter haut la main la présidentielle de septembre 1973 avant de décéder le 1er juillet 1974… deux jours après que Mercier a mis un point final à son manuscrit ! Le péronisme se sera révélé, sans surprise, tout simplement une méthode de domestication populaire, une variante créole du fascisme.

Oui, sans surprise car il avait en fait annoncé la couleur dans la lettre circulaire secrète du 3 mai 1943, du groupe de militaires s’apprêtant à prendre le pouvoir, le GOU, Grupo Obra de Unificacion, dont la rédaction est attribuée à son secrétaire, un certain… Perón :

Les destinées de l’Europe doivent être réglées par la nation la plus grande et la mieux équipée, à savoir l’Allemagne. En Amérique du Sud, ce devra être nous. La lutte de Hitler dans la paix et dans la guerre nous servira de guide. Notre gouvernement sera une dictature inflexible… Il faudra fatalement au peuple se priver et obéir, car c’est ainsi seulement qu’il sera possible de mener à bien le programme d’armement indispensable pour la conquête de tout un continent. 

En pratique, il s’est contenté de mettre l’Argentine en coupe réglée, acquérant au fil des années immeubles et terres aux quatre coins du pays et plaçant d’énormes capitaux à l’étranger, lui assurant ainsi une fortune colossale.

L’auteur décrypte finement toute la mécanique mise en place par le système Perón qu’il autopsie littéralement, système dont l’influence n’aura cessé de perdurer après sa mort jusqu’à nos jours avec ses épigones, ainsi que l’analyse dans sa postface Guillaume de Gracia.

Jean-Jacques Gandini

Transversale