Hurrah !!! ou la révolution par les cosaques

Hurrah !!! ou la révolution par les cosaques
Introduction, XII

Ernest Cœurderoy

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Ernest Cœurderoy (1825-1862) fait ses premières armes politiques lors des journées insurrectionnelles de juin 1848. Suite à une manifestation en 1849, il est condamné par coutumace. S’ensuit alors une vie marquée par l’exil où il se vit comme un nomade révolutionnaire – en Grande-Bretagne, en Espagne, en Italie, en Suisse – prônant sous la triple influence de Fourier, Leroux et Proudhon une synthèse du mutuellisme et du collectivisme libertaire. Hurrah !!! ou la révolution par les cosaques est publié en 1854. Cœurderoy y imagine alors le vieux monde s’écrouler grâce à l’invasion sauvage des cosaques mettant à bas toute autorité et prônant l’anarchie jusque dans les langues dont les règles grammaticales doivent être subverties.

Édouard Jourdain

Je reviens sur mon idée cosaque, parce que toutes nos révolutions seront inutiles tant que nous serons emprisonnés dans les mêmes frontières et bridés par les mêmes conventions légales. L’histoire des cinquante dernières années, par tous nos pays, témoigne de l’inanité d’un soulèvement qui n’agite qu’une nation. Je conçois que les réformes obtenues par ces émeutes superficielles puissent satisfaire ceux qui définissent la révolution : Liberté de la presse, formation de la garde bourgeoise, suppression des couvents, proclamation d’une constitution, suffrage universel. Mais que ceux qui demandent l’abolition de la propriété, la suppression de l’intérêt, la destruction du monopole, la liberté de la circulation, l’équité de l’échange, le règne du travail, l’empire des passions et du bonheur ; que ceux-là cessent de s’épuiser contre le milieu civilisé. On n’imprime aux cadavres que des secousses forcées. L’Occident est sans âme.

De par l’organisation sociale il est défendu à la masse bourgeoise de désirer la révolution de l’anarchie, car les intérêts bourgeois succomberaient avec la civilisation. Et cependant l’issue de toute tentative révolutionnaire dépend de l’attitude de la bourgeoisie. Au contraire, de par leur imperceptible minorité, il est défendu aux anarchistes d’avoir une influence décisive sur le résultat des événements révolutionnaires. Et cependant la révolution de l’anarchie, c’est la révolution de la justice, la vraie révolution. Comment briser le collier d’or qui nous étrangle ?

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Révolutionnaires anarchistes, disons-le hautement : nous n’avons d’espoir que dans le déluge humain ; nous n’avons d’avenir que dans le chaos ; nous n’avons de ressource que dans une guerre générale qui, mêlant toutes les races et brisant tous les rapports établis, retirera des mains des classes dominantes les instruments d’oppression avec lesquels elles violent les libertés acquises au prix du sang. Instaurons la révolution dans les faits, transfusons-la dans les institutions ; qu’elle soit inoculée par le glaive dans l’organisme des sociétés, afin qu’on ne puisse plus la leur ravir ! Que la mer humaine monte et déborde ! quand tous les déshérités seront pris de famine, la propriété ne sera plus chose sainte ; dans le fracas des armes, le fer résonnera plus fort que l’argent ; quand chacun combattra pour sa propre cause, personne n’aura besoin d’être représenté ; au milieu de la confusion des langues, les avocats, les journalistes, les dictateurs de l’opinion perdront leurs discours. Entre ses doigts d’acier, la révolution brise tous les nœuds gordiens ; elle est sans entente avec le Privilège, sans pitié pour l’hypocrisie, sans peur dans les batailles, sans frein dans les passions, ardente avec ses amants, implacable avec ses ennemis. Pour Dieu ! laissons-la donc faire et chantons ses louanges comme le matelot chante les grands caprices de la mer, sa maîtresse !

À ceux qui sont convaincus de la nécessité de mettre la civilisation à feu et à sang ; – à ceux pour qui tout est perdu, avoir et espérances ; – à ceux que la cupidité des riches met dans l’impossibilité de gagner leur vie ; – à tous ceux-là, je dis :

Le Désordre, c’est le salut, c’est l’Ordre. Que craignez-vous du soulèvement de tous les peuples, du déchaînement de tous les instincts, du choc de toutes les doctrines ? Qu’avez-vous à redouter des rugissements de la guerre et des clameurs des canons altérés de sang ? Est-il, en vérité, désordre plus épouvantable que celui qui vous réduit, vous et vos familles, à un paupérisme sans remède, à une mendicité sans fin ? Est-il confusion d’hommes, d’idées et de passions qui puisse vous être plus funeste que la morale, la science, les lois et les hiérarchies d’aujourd’hui ? Est-il guerre plus cruelle que celle de la concurrence où vous vous avancez sans armes ? Est-il mort plus atroce que celle par l’inanition qui vous est fatalement réservée ? Aux tortures de la faim ne préférez-vous pas les entailles de l’épée ?

Voyez ! Tout est partagé, toutes les places sont prises ; dans ce monde trop plein vous arrivez comme des étrangers. Dès le ventre de vos mères, vous êtes vaincus ; Soyez donc révoltés dès le ventre de vos mères. Ou bien allez-vous-en, comme dit Malthus, un homme que les Anglais ont trouvé choquant de cruauté.

Je vous dis, moi, qu’il n’y a de vie pour vous que dans l’universelle ruine. Et puisque vous n’êtes pas assez nombreux dans l’Europe occidentale pour que votre désespoir fasse brèche, cherchez en dehors de l’Europe occidentale. Cherchez et vous trouverez. Vous trouverez au Nord un peuple entièrement déshérité, entièrement homogène, entièrement fort, entièrement impitoyable, un peuple de soldats. Vous trouverez les Russes.

Si vous me dites que ce sont des Cosaques, je vous répondrai que ce sont des hommes. Si vous me dites qu’ils sont ignorants, je vous répondrai qu’il vaut mieux ne rien savoir que d’être docteur ou victime des docteurs. Si vous me dites qu’ils sont courbés sous le Despotisme, je vous répondrai qu’ils ont besoin de se redresser. Si vous me dites qu’ils sont barbares, je vous répondrai qu’ils sont plus près que nous du socialisme, et que la facilité de leur conversion nous est prouvée par celles de tous les peuples neufs. Si vous me dites que tous sont esclaves, je vous répondrai que tous désirent la liberté ; – que tous sont déshérités, je vous répondrai que tous sont intéressés à la venue de la justice ; – que tous sont soldats, je vous répondrai que tous sauront combattre pour leurs droits ; – si vous me dites qu’ils nient tout ce qui existe, je vous répondrai qu’ils sont sur le point d’affirmer tout ce qui existera. Les Cosaques seuls ont assez de forces vives et d’intérêts en majorité pour faire la révolution.

… Ou bien aimez-vous mieux recommencer l’épreuve des gouvernements provisoires, des assemblées délibérantes, du Luxembourg ; les parades à l’Hôtel-de-Ville et les sanglantes journées de juin ? Alors, pour Dieu ! ne vous plaignez plus ; prêchez le crédit aux banquiers et le travail aux propriétaires ; remettez votre tête dans la gueule du loup et votre bourse à la probité des voleurs ; jouez à l’émeute avec ceux qui ne veulent pas de révolutions ; élevez des piédestaux à M. L. Blanc qui en a grand besoin, et courez à Constantinople en criant : Vive l’Empereur ! et vive la France, la bonne patrie qui prend soin de ses enfants bien-aimés ! Vous chantez, vous illuminez, vous tirez le canon, Français ! pour la prise de Bomarsund… donc vous paierez.

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Allez donc en Orient ! Le drapeau tricolore flotte sur toutes les coupoles, et l’on reçoit bien, dans le camp de la civilisation, quiconque offre sa vie pour la défense des privilèges qui le condamnent à mort ! Mais allez donc ! Y. de Saint-Arnaud vous commandera, le boucher de Paris, celui qui a couché vos frères sur les pavés, l’heureux émule de M. Samson ! Mais allez donc ! fils de la France, étudiants sans cœur, commis-voyageurs sans tête, intrigants sans ressources, et vous infortunés prolétaires, aveugles enfants des campagnes ! Allez, vous généraux qui trompez, et vous soldats qu’on trompe ; abandonnez vos travaux et vos foyers ! Allez, bourreaux et victimes, gémissante colonne de meurt-de-faim ! Allez !… Et que, parmi les morts, votre Dieu relève les siens ; qu’il les relève devant la postérité !!…

Est-il bien vrai, Soleil ! qu’aux plages d’Orient, tu éclaires de tes lumières vives plus d’un million d’hommes qui se font tuer pour un vain mot, la Patrie ! Est-il bien vrai que de ce sang répandu, de ces chairs meurtries, de ces os broyés, de tout ce mortier d’hommes, le Despotisme veut élever de nouveaux autels ? Est-il vrai que cette coupe écumante ne puisse être détournée de nos lèvres ?

Oh ! du moins que cette guerre soit la dernière ! Qu’elle dure assez longtemps pour que les peuples se demandent quels intérêts ils servent ! qu’elle soit assez atroce pour plonger le monde dans la stupeur ! Qu’elle soit assez inexorable pour décapiter l’Europe occidentale ! Qu’elle traîne à sa suite toutes les pestes, toutes les famines et toutes les concupiscences ! Qu’elle pousse des vagues de Barbares sur nos capitales dépeuplées ! qu’elle se continue de maison à maison, de famille à famille, d’homme à homme ! Que la Délivrance surgisse de la Servitude ! Que le bien s’élève de l’excès du Mal ! que la chaleur et la vie s’exhalent du sang versé ! Oui, la mort par le glaive, la mort par le tzar, plutôt que la mort par la faim et par la bourgeoisie civilisée ! – Voilà le cri que pousseront bientôt, comme moi, tous ceux qu’embrase le souffle de la révolution !

Ernest Cœurderoy

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