Ursula Le Guin
Nous savons où est l’avenir : devant nous. N’est-ce pas ? Il s’ouvre devant nous – nous avons un grand avenir – nous y entrons d’un pas assuré à chaque début d’année universitaire ou électorale. Nous savons aussi où est le passé : derrière nous, n’est-ce pas ? Si bien que pour le voir, nous devons nous retourner ; comme cela interrompt notre continuelle progression vers l’avenir, notre continuel progrès, c’est une chose que nous n’aimons pas beaucoup faire.
Il semble que les peuples des Andes de langue quechua aient de tout cela une perception très différente. Pour eux, le passé est ce qu’on connaît déjà, il est donc devant, sous notre nez. C’est un monde de perception, plus que d’action, une intuition plus qu’une progression. Comme ils sont tout aussi logiques que nous, ils disent que l’avenir est derrière – derrière votre dos, par-dessus votre épaule, car l’avenir est ce qu’on ne peut pas voir, à moins de se retourner, le temps d’un coup d’œil en quelque sorte. Parfois, vous le regrettez, parce que vous avez vu ce qui était sur le point de vous sauter dessus… Aussi, tandis que nous entraînons les peuples andains dans notre monde de progrès, de pollution, de soap operas et de satellites, eux reviennent vers l’arrière – ils regardent par-dessus leur épaule pour voir où ils vont.
Il me semble que c’est une attitude intelligente et pertinente. Elle a au moins le mérite de nous rappeler que la formule « aller de l’avant » pour parler de l’avenir est une métaphore, un élément de pensée mythique interprété au pied de la lettre, voire un bluff fondé sur une crainte mâle d’être inactifs, réceptifs, ouverts, tranquilles, immobiles.
Nos horloges intranquilles nous font croire que nous fabriquons le temps, que nous le maîtrisons…
L’expérience communiste Extrait de Milieux de vie en commun et colonies