Éditorial

Éditorial

La commission

L’engagement militant, et particulièrement l’engagement libertaire, ne repose pas uniquement sur des ressorts rationnels, comme s’il suffisait de reconnaître la justesse et la radicalité du projet libertaire pour y adhérer. Qui peut dire qu’il est devenu anarchiste par pur choix rationnel ? Et qui peut même dire qu’il connaît les causes qui l’ont mis sur cette voie ? L’engagement est aussi affaire d’affects. D’abord parce que nous sommes affectivement engagés dans nos activités, et cet engagement affectif (qui peut se traduire par la rage ou l’enthousiasme) peut même constituer une condition de leur réussite. Également parce que de telles activités ne seraient rien sans les joies et les plaisirs qu’elles procurent, et sans les émotions qu’elles cherchent à produire. Mais aussi du fait que nos penchants, nos désirs et nos émotions jouent un rôle déterminant dans l’orientation que nous donnons à nos actions : que serait le désir de justice sans la révolte contre l’injustice ? Ajoutons que l’une des spécificités de l’anarchisme par rapport à d’autres courants est peut-être justement de prendre en compte la place des affects dans la vie militante. Que l’on compare en cela la froideur qu’ont pu affecter tant de marxistes avec l’éloge du « sentiment sacré de la révolte » prononcé par Bakounine.

Aujourd’hui, c’est peut-être par l’expérience inverse que nous prenons conscience de ce soubassement affectif de nos engagements : par l’expérience d’une désaffection, d’un état collectif de découragement, de désinvestissement subjectif par rapport au monde qui affecterait en retour notre capacité à agir en son sein. L’une des hypothèses que l’on peut faire à ce sujet tient précisément à la manière dont notre vie affective se trouve désormais affectée par une série d’expériences qui viennent saper notre implication dans le monde social. Un récent article de CQFD (no 203, novembre 2021) montrait un aspect insoupçonné de la militarisation de la police et de l’ampleur nouvelle des traumatismes liés aux violences policières : le fait de provoquer en masse, parmi les militants, un tel désinvestissement – exemple typique du lien entre un affect et une diminution de la puissance d’agir. À la question que posait le sociologue Yvon Bourdet au milieu des années 1970, Qu’est-ce qui fait courir les militants ?, se superpose cette autre question, malheureusement plus actuelle : qu’est-ce qui les englue ?

Ce qui nous affecte, ce n’est donc pas simplement ce qui nous arrive et nous mobilise, c’est aussi ce qui nous touche et peut menacer de nous couler. De fait, aujourd’hui, le monde des affects devient de plus en plus un champ de bataille. En raison des conséquences sur nos affects de la violence sociale et politique. En raison aussi de l’altération de la vie affective par l’imaginaire de la consommation et par ces usines à dopamine que constituent les « réseaux sociaux » – ce qui est une modalité majeure du gouvernement des affects aujourd’hui. Mais également du fait de la tentative de captation de nos affects par tout un néo-management qui se donne explicitement pour but de mobiliser les ressources émotionnelles des salariés afin d’intensifier l’exploitation du travail. La vie affective articule ainsi de multiples dimensions qui sont autant de lignes de front sur lesquelles il nous faut dresser de nouvelles barricades et que ce numéro de Réfractions cherche à parcourir.

1 Reinaldo de Santis,Autocensure. Photographie : Michel Tubiana.

Ce champ de bataille est aussi théorique, et met en jeu le sens des notions employées. Faut-il parler d’affects, de passions, de sentiments, d’instincts, d’émotions ? Au motif que certains de ces termes font l’objet d’une appropriation indue, faut-il renoncer à les employer ? Nous ne produisons pas une revue de philosophie, ni une revue destinée à s’affilier à tel ou tel courant de la critique radicale contemporaine, fût-elle étiquetée anarchiste. Ne prétendant pas disposer d’une définition univoque des affects, nous n’avons pas souhaité imposer un lexique aux auteurs qui ont écrit dans ce numéro, en leur demandant de renoncer à parler d’émotions, de plaisirs ou de peines, pour ne conserver que le terme d’affect. Néanmoins, les articles de ce numéro interrogent, chacun à sa manière, l’articulation entre la passivité (le fait d’être affecté de l’extérieur jusqu’à le ressentir de l’intérieur) et l’activité (la coloration que prennent nos actions, l’impulsion qui leur est donnée sous l’effet de cette affection) qui se joue dans la vie affective.

Mais de ces nouveaux combats dans le champ des affects, l’issue est incertaine. La réponse aux tentatives de gouverner nos affects ne saurait résider ni dans une neutralisation ni dans une maîtrise des affects – quand bien même il s’agit de remettre la main dessus. Si ce qui nous meut est aussi ce qui nous émeut, un rôle déterminant est joué par les rencontres, dans ce qu’elles ont d’inattendu et d’improbable. De sorte aussi que la première tâche consiste peut-être à préserver notre capacité à être affectés.

Les articles de ce numéro ne visent pas à explorer ces questions d’une manière exhaustive, mais davantage à ouvrir des pistes de réflexion, à faire dialoguer des perspectives divergentes, et à témoigner de la part affective de l’engagement libertaire. Bien des chemins resteraient à explorer dans un champ que ce dossier n’a que partiellement défriché – du fait par exemple d’une surreprésentation des points de vue masculins et de l’absence de prise en compte d’une approche féministe des affects.

Comme le lecteur pourra le constater, la commission n’a pas souhaité doter le dossier de ce numéro d’une structuration interne, principalement parce que nous redoutions d’avoir à séparer ce qui relevait de l’expérience affective et ce qui se présentait comme une théorisation du sens politique des affects – ce qui aurait conduit à produire dans l’organisation même du numéro la dichotomie entre raison et passion qu’il visait précisément à remettre en cause. Nous avons préféré croiser des perspectives qui partent d’expériences (parfois biographiques) et deviennent des objets de réflexion militante avec des approches apparemment plus théoriques qui interrogent la composante affective de nos vies militantes.

L’article d’Anatole Lucet qui ouvre le numéro (« À quoi bon des poètes en des temps misérables ? », passage d’un poème de Hölderlin sur lequel glosa l’anarchiste allemand Gustav Landauer) revient sur la mauvaise presse qui a longtemps été faite aux passions dans le questionnement politique. Interrogeant la place prépondérante qu’elles ont pu occuper dans le projet libertaire, ce texte s’interroge sur la place qui peut encore leur revenir parmi les « individualités blasées » d’aujourd’hui. C’est autour de la composante affective de l’engagement que tourne l’entretien réalisé par Jean-René Delépine avec son camarade de SUD-Rail Fabien. Derrière la pudeur des mots, on découvre la puissance des affects comme source de l’engagement syndical et leur importance dans les luttes sociales. Prenant acte de l’existence, au sein de l’anarchisme, de deux tendances contraires, l’une rationaliste, l’autre donnant le primat aux affects, Daniel Colson entreprend d’analyser la composante affective du discours anarchiste, depuis Proudhon et Bakounine jusqu’aux représentants de l’anarchisme ouvrier.

C’est à un tout autre aspect des affects que s’intéresse l’article de Gilles Gourc, « Main basse sur les affects » : il ne s’agit pas ici d’interroger la place des émotions dans la vie militante, mais de souligner la dimension affective de l’exploitation du travail. Plus que jamais, cette tendance s’est amplifiée avec l’essor d’un néo-management mobilisant des ressources affectives pour augmenter l’engagement personnel des travailleurs au moyen de toute une idéologie du mérite, de la performance et de la bienveillance. Contre cette captation des affects, il s’agit bel et bien de se réapproprier nos passions pour les mettre au service de la conflictualité.

Cette lutte autour des affects peut être mise en regard de différentes théorisations contemporaines de cette notion, que l’article de Jean-Christophe Angaut « Des affects au plaisir ? » tente de faire dialoguer : Frédéric Lordon, chez qui l’omniprésence de l’affect côtoie quelques attaques peu inspirées contre l’anarchisme, Catherine Malabou, qui se défie radicalement de tout questionnement sur cette notion, et Michaël Fœssel, qui entreprend une revalorisation libertaire du plaisir, en tension avec la notion d’affect.

Comme un écho à l’entretien avec Fabien proposé au début de ce numéro, le récit fait par le militant belge David Vercauteren à Alexis Dabin de son « Accident de vie brutal » permet d’appréhender à la fois comment un accident ou une maladie peut bouleverser nos affects mais aussi comment le ressort affectif peut constituer une source de mobilisation permettant notamment de questionner le caractère désaffecté de la médecine. Enfin, parce qu’aujourd’hui plus que jamais nos émotions sont tributaires de la médiation des images, il nous a semblé important de présenter par un dernier entretien (recueilli par Anatole Lucet) le travail de Georges Didi-Huberman autour des rapports entre affects et images. Rejetant les critiques qui prennent pour cible une prétendue esthétisation du vécu par l’image, l’historien de l’art conçoit au contraire les images comme un « petit vestige du réel » dont le potentiel transformateur tiendrait à la prise en compte de la dimension passionnelle autant que matérielle du réel.

Que toutes ces questions n’ont jamais cessé de hanter l’anarchisme, c’est ce dont témoigne l’anarchive que nous avons choisi de présenter dans ce numéro, à savoir le chapitre que Charles Malato consacre aux passions dans sa Philosophie de l’anarchie de 1897. On (re)découvrira ainsi une revalorisation vigoureuse des passions comme « le plus grand élément du progrès », mais aussi une réponse anticipée à tous ceux qui, encore aujourd’hui, attribuent à l’anarchisme un aveuglement naïf devant les désordres engendrés par les passions – qui, bien entendu, appelleraient qu’on y mette bon ordre…

Au moment où nous préparions ce nouveau numéro de Réfractions, le gouvernement russe a lancé en Ukraine son armée dans une guerre meurtrière et destructrice qui, à l’heure où nous écrivons, semble appelée à durer. Le caractère semestriel de notre revue ne nous permet pas de commenter cette actualité et d’exprimer adéquatement notre solidarité avec toutes celles et ceux qui, sous toutes les formes possibles, luttent pour leur vie et pour leur liberté. Il nous a néanmoins semblé important de faire entendre, près d’un siècle plus tard, ce qu’écrivait l’anarchiste ukrainien Nestor Makhno sur les rapports entre question nationale et perspectives de révolution sociale pour en faire l’objet d’une seconde anarchive.

Faisant suite au précédent numéro de la revue consacré à l’alimentation (no 47, « La faim et les moyens »), notre rubrique « Pour continuer le débat » donne la parole à Claire Auzias qui vient proposer un éclairage historique sur la place que cette question occupait, en particulier dans la composante dite « individualiste » de l’anarchisme. Et parce que les transports de la passion n’ont pas encore mis un terme à des formes plus logistiques de transport, Jean-René Delépine consacre un article en rubrique « Transversale » aux différentes facettes d’un objet omniprésent, au potentiel révolutionnaire méconnu : la palette. On trouvera finalement, en fin de numéro, l’habituelle série de recensions d’ouvrages, en commençant par ceux qui touchent plus directement au thème de notre dossier, avant le texte d’hommage rédigé par Charles Reeve à la mémoire du camarade sculpteur Reinaldo de Santis – dont les œuvres habillent certaines pages ainsi que la couverture de ce numéro.

La commission

Dossier