Diego Mellado Gomez
Octobre ne sera plus jamais le même. Après des mois de tensions sociales, c’est au mois d’octobre que s’est brisé le long silence de la société chilienne. Dans l’après-midi du vendredi 18 octobre 2019 l’agitation populaire se traduira par des journées de colère qui révéleront le collapsus du modèle néolibéral. La semaine avait été précédée de l’appel des élèves du secondaire à ne pas payer les transports publics pour protester contre l’augmentation de 30 pesos par billet. Cependant, ce ne fut pas cette mesure seule qui suscita les révoltes.
Le chiffre 30 renvoya à un autre : c’est il y a 30 ans que prit fin la dictature militaire et que commença la transition démocratique. Mais les presque 17 années de dictature (1973-1989) se poursuivent sous la forme d’une démocratie rigide et élitiste prise à ses débuts dans un système électoral binaire : la social-démocratie de centre droit et la droite conservatrice héritière de Pinochet. Même si depuis une dizaine d’années les partis politiques se sont diversifiés en intégrant de nouvelles coalitions apparentées à la droite néolibérale et à la gauche autonome dans un effort pour moderniser l’appareil démocratique à la suite des manifestations estudiantines de 2011, ces réformes de la démocratie représentative se sont déconsidérées en raison de l’intervention des entreprises privées dans le financement des campagnes électorales. Les trente dernières années ont donc maintenu le projet de la dictature.
Ce cadre politique a permis toutes les réformes économiques qui ont consolidé la machine néolibérale. Un groupe d’économistes, sous la férule de Milton Friedman, a favorisé la privatisation de banques et entreprises publiques gérées dès lors par le groupe de confiance du régime militaire.
Ce sont les élèves du secondaire et les universitaires qui ont réactivé les protestations sociales dans la sinistre société post-dictature. Rien d’étonnant à ce qu’ils soient à l’origine de la rupture du bloc néolibéral, ayant été les témoins d’un système discriminatoire qui mercantilise l’éducation et fait des écoles et des lycées de véritables usines d’endoctrinement et production de main d’œuvre1. De même, les élèves du secondaire ont manifesté à plusieurs reprises en dénonçant les mesures de contrôle et de surveillance que le plan du Gouvernement essaie d’implanter dans les écoles.
C’est ainsi que le 18 octobre les « evasiones »2 dans les transports publics se sont généralisées. Les jours précédents on a pu constater des violences policières contre les étudiants qui avaient non seulement réussi à voyager sans payer mais aussi à ouvrir des stations pour que les gens puissent y avoir libre accès. Cette atteinte à la propriété privée et cette offense au bon citoyen qui paye son billet avec effort, ont eu comme conséquence l’augmentation de la présence policière dans les stations de métro. Ce qui, bien évidemment, créa des foyers de tension qui aboutirent à une grande manifestation qui gagna la ville entière et qui ne laissa personne indifférent.
La police commença à tirer des plombs et à lancer des gaz lacrymogènes, se déplaçant partout avec des camions arrosant d’eau et de gaz lacrymogène. Plusieurs stations de métro ont brûlé, des barricades se sont formées partout dans la ville, pharmacies, supermarchés et bureaux de l’AFP (fonds de pensions) ont été dévastés. Ce même jour, le Ministre de l’intérieur Andrés Chadwick annonça que la Loi de Sécurité de l’État serait appliquée pour « isoler les violents » et à minuit, après avoir été à la pizzeria avec son petit-fils, le président-chef d’entreprise Sébastian Piñera déclara l’état d’urgence débouchant ainsi sur une importante opération militaire prétextant que « nous sommes en guerre contre un ennemi puissant et implacable qui ne respecte rien ni personne ». Cette déclaration de guerre contre le peuple chilien fut suivie du couvre-feu appliqué partout au Chili.
En même temps que résonnaient les casseroles les murs prirent la parole : « Le Chili s’est réveillé » « Que la dignité devienne une coutume » « Le néolibéralisme naît et meurt au Chili » « Piñera dehors » ou « Flic violeur » ainsi que l’affichage des portraits de jeunes militants assassinés sus le régime démocratique. Cette première semaine a vu aussi se produire une certaine polarisation. Un secteur de la population, s’informant par les médias, les réseaux sociaux et des chaînes de messagerie instantanée, fut prise d’une terreur conspirativo-paranoïaque : les journaux et la télévision ne montraient que des images de saccages et de violences dans la rue, soutenant la position du gouvernement. Des groupes néofascistes ont commencé à s’organiser, manifestant « pour la paix et le retour à la normalité ». On les reconnaissait à leurs gilets jaunes3.
Mais il est vrai que ces groupes encouragés par des partis nationalistes et conservateurs, ne sont pas très importants. Vendredi 25, après une semaine de protestations dans tout le Chili, le peuple sort en masse dans la rue. À Santiago, ce fut plus d’un million de personnes et des foules dans toutes les villes du pays. Le soutien au mouvement social était évident et l’appui au gouvernement s’effondra de façon vertigineuse.
Face à la radicalité du mouvement social, le gouvernement, protégé par l’état d’urgence et la Loi de Sécurité de l’État recourt à la violence en torturant, en violant, en mutilant et provoquant des incendies où l’on trouva des corps calcinés. Cela montrait la continuité avec les méthodes de la dictature. L’Institut National des Droits Humains enregistra 3 449 blessés, dont 1 983 par balle, et plus de 8 000 prisonniers qui seront plus de 11 300 au mois de mars.
Le nombre de morts – 34 – n’a jamais été reconnu par le gouvernement.
Ni la répression, ni les montajes4 ni la désinformation n’ont réussi à étouffer le mouvement social.
Pendant ce temps le gouvernement confirmait que la police ne serait pas inculpée pour ses excès et le Congrès préparait une nouvelle loi destinée à criminaliser les manifestations – « loi anti-barricades » ; après une rencontre avec les leaders des partis politiques on annonça la mise en œuvre d’un Processus Constituant pour la rédaction d’une nouvelle charte fondamentale ; ce processus devrait être approuvé ou refusé par un plébiscite en 2020.
Cette mesure réformiste allait donner une nouvelle orientation à une partie du mouvement social ; une Mesa de Unidad Social fut constituée d’organisations représentant aussi bien des tendances politiques que des mouvements de citoyens, collectifs féministes, fédérations d’étudiants, syndicats, parmi d’autres. Cette coordination était, en quelque sorte, l’interlocutrice et la représentante de diverses demandes sociales, même si elle ne représentait pas tous les courants de la révolte, dont la rage exprimait une perspective plus radicale de changement social, juvénile, critique, sceptique envers la démocratie représentative, et clairement anticapitaliste.
Il n’est pas étonnant que certains secteurs adhèrent au discours civique. Parmi les diverses associations de quartier figurent les cabildos, institution sociale de l’époque coloniale qui opérait comme un dispositif administratif communiquant avec les autorités de la monarchie espagnole. Ces nouveaux cabildos adoptent la tendance constitutionnaliste et il commence à se dessiner un nouveau scénario politique avec à l’horizon un plébiscite polarisé entre « Approbation » (de la nouvelle Constitution) et « Rejet ».
Cependant, de même que surgissent des initiatives civiques (légalistes et mesurées, pour ainsi dire) il y en avait aussi d’autres de caractère populaire, en dehors de et contre l’État, articulées sur l’autogestion et l’action directe, avec des pratiques assembléistes et d’entraide. Autrement dit, la recherche de formes d’action politique basées sur la résistance et la créativité. Dans cette perspective, les luttes du peuple mapuche, les orientations féministes et la radicalité des étudiants alimentèrent la révolte. Le 14 novembre, on commémora le premier anniversaire de l’assassinat de Camilo Catrillanca – militant mapuche. Des drapeaux du peuple mapuche étaient brandis dans tout le pays pour rappeler l’État raciste et colonial et la résistance de 500 ans contre le saccage européen.
C’est en novembre que s’est propagée la performance « Un violeur sur ta route » du collectif Las Tesis, avec le slogan : « L’État oppresseur est un mâle violeur ».
Ni Noël, ni le Nouvel An ou la promesse d’une nouvelle Constitution n’ont affaibli l’énergie de la révolte. En janvier, des milliers d’élèves du secondaire refusèrent de se présenter à l’examen d’entrée à l’Université, dénonçant cette forme de sélection.
Performance collective de Las Tesis, Santiago du Chili (2019).
Mais la mémoire populaire s’enracine et la quête de justice ne cesse pas. Il y reste des milliers de prisonniers et les cas de torture n’ont jamais été reconnus par l’État. Piñera et son cousin Chadwick sont considérés comme des bourreaux, qui protègent les privilèges d’une caste chilienne révérant encore les dictateurs. Mais il n’y aura plus de mensonge. La dignité dans les hôpitaux, les écoles, les prisons, les centres pour mineurs où on enferme les enfants, dans les populations qui réclament des hébergements, dans les communautés de migrants discriminées par le racisme, dans ces peuples touchés par la sécheresse et la contamination des gaz toxiques et des métaux dans des territoires appelés « zones de sacrifice », cette dignité réside dans la persistance dans la lutte, dans la résistance et dans la construction d’une solidarité qui n’attend plus des miracles du progrès ni l’aumône des industriels ou des gouvernants. Le 18 de chaque mois des forums, des protestations et des barricades annoncent les luttes du XXIe siècle contre la dévastation capitaliste et pour la dignité des peuples, et même si le réveil semble sombre et labyrinthique, c’est dans l’imagination que se trouve le meilleur allié politique.
Diego Mellado Gomez
Depuis les années 1980 l’université est payante et les étudiants doivent faire appel à des crédits pour subventionner leurs études. ↩
Evasiones : le refus de payer le transport. ↩
Coïncidence chromatique, de signe contraire. ↩
Création par la police de scénarios montés sur de fausses preuves et diffusés par les médias.Diego Mellado Gomez est membre du collectif qui édite Érosión. Revista de Pensamiento Anarquista.Article traduit par Heloisa Castellanos et Claude Orsoni. ↩