Renaud Garcia
Quel malencontre a esté cela, qui a peu tant denaturer l’homme, seul né de vrai pour vivre franchement ; et lui faire perdre la souvenance de son premier estre, et le desir de le reprendre.
— Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire
Pour ceux qui sont nés en captivité, la liberté n’est plus un aliment.
— Jean Giono, Les vraies richesses
On s’était promis l’entraide générale. La grande réconciliation du monde d’après. Le propre des moments de crise n’est-il pas de présenter à la fois le problème et la solution ? Le poison et le remède ? Alors, au bout de ces mois d’angoisse et de torpeur, on allait voir ce qu’on allait voir. Chacun semblait prêt, enfin, à se livrer à l’inventaire de la civilisation industrielle : qu’est-ce qui, dans la production actuelle, mériterait d’être sauvegardé et placé au service de l’émancipation ? Qu’est-ce qui, au contraire, mériterait d’être éliminé ? Pour le reste, on allait préparer la guerre sociale.
Mr Thinktank
C’est que Jupiter au petit pied, devant l’incurie générale et contre toute attente, s’était montré prêt à retarder quelque peu l’accumulation du capital au nom de la Santé. Un fétiche troqué contre un autre fétiche. Mais qui justifiait la « guerre au virus », pour le président devenu Mars. Que croyez-vous qu’il en advînt ? Une autre guerre, répétée grandeur nature, à l’échelle d’un pays, sur le théâtre des opérations du capitalisme technologique. La « guerre totale », telle que l’avait théorisée Ludendorff en 1935. La mobilisation de tous les rouages sous une direction centralisée, avec pour seule mission l’efficacité. Au mépris de notre commune humanité telle qu’elle se manifeste dans les actes les plus simples et vitaux : converser, marcher, aller par monts et vaux, étreindre, toucher et rire. Et c’est ainsi que nous avons basculé dans le monde d’après.
Est-il à la hauteur de ce que les belles âmes « citoyennes » ou critiques s’étaient juré ? Nous ne sommes pas encore Chinois. Pas encore. Mais nous apprenons. « Le sentiment de sécurité est le meilleur cadeau qu’un pays puisse offrir à son peuple » dit Xi Jinping (Cf. « Le monde selon Xi Jinping », film documentaire d’Arte). Message reçu cinq sur cinq par les membres du Conseil scientifique créé par le ministre de la Santé Olivier Véran. Des experts, comme le Pr. Delfraissy, président du Conseil scientifique et du Comité consultatif national d’éthique, s’enthousiasment pour l’application Stop-Covid, traçant les porteurs du virus, à condition bien entendu que tout le monde se trouve muni d’un smartphone. L’intelligence artificielle, collectant et traitant les informations des citoyens-cobayes, fera le reste. Tel ce dispositif « CovidIA » développé par des chercheurs français (Cf. AFP, 05/04/2020). Tout le monde est « pour », pour autant que l’on se situe dans une zone désenclavée, moderne, prête pour la vie sans contact raccordée à la 5G. Et puis le télé-travail, le simulacre d’éducation « distantielle » qui permet désormais à quiconque, collègue zélé ou parent d’élève soucieux de la « dynamique collective d’apprentissage » par temps de confinement de mesurer en temps réel l’implication à la tâche de tout un chacun, quitte à dénoncer les fumistes aux autorités compétentes. Tout cela par la grâce des prothèses smart. Des mouchards intégrés, où « intelligence » retrouve son sens anglais de « renseignement », « donnée », comme dans les acronymes de la CIA et du FBI. Mais c’est pour la santé, pour les autres. Tout passe.
Pierre Coustau, Le pegme (1560)
Toutes proportions gardées, tel est notre « malencontre » : l’accident tragique, l’évènement subit et fatal, qui entraîne des conséquences funestes. C’est ce moment inexplicable de l’évolution des sociétés humaines d’où proviennent selon La Boétie les habitudes serviles et la perte du goût de la liberté. Toutes proportions gardées, car l’auteur du Discours de la servitude volontaire y voyait un moment de basculement. Quant à nous, c’est bien plutôt à une accélération, un emballement d’une logique technologique et industrielle déjà là que nous nous référons. Après tout, cela fait belle lurette que les alternuméristes (Cf. Julia Laïnae, Nicolas Alep, Contre l’alternumérisme, La Lenteur, 2020) luttent pour la collectivisation des données et la gestion transparente des informations. Pour le reste, du côté de l’économie « réelle », à quoi ressemble le « monde d’après » ? La queue devant les magasins, la ruée vers les terrasses, les embouteillages pour attendre son McDo, l’intensification des livraisons tous azimuts et l’avachissement connecté, à tout propos. Une commune humanité déchue, maintenue sous le joug tel un grand troupeau. Un ensemble de rouages captifs et séduits, qui ont troqué la difficile liberté de faire par soi-même pour la délivrance offerte par le capitalisme technologique (Cf. Aurélien Berlan, Autonomie et délivrance. Repenser l’émancipation à l’ère des dominations impersonnelles, février 2014, brochure). La triade de la liberté des Modernes selon Benjamin Constant, repos, aisance et industrie : voilà tout ce à quoi peut aspirer une humanité qui ne se sent « libre » qu’en situation de contrainte permanente, dépendante de dispositifs technologiques et bureaucratiques hors de contrôle. Pour le reste, ce qui compte vraiment, laissons faire les experts. Lesquels, tout conspirationnisme mis à part, révèlent pourtant leurs humaines faiblesses. N’a-t-on pas assisté à un progressif revirement par rapport à la version officielle de l’origine naturelle (animale) du virus, établie dans la « prestigieuse » revue Nature le 17 mars 2020 ? Suite à de nouvelles enquêtes de chercheurs compétents, le prétendu consensus avait commencé à se fissurer en juin, où l’on se mit à discuter de la probabilité d’une modification en laboratoire menée par des scientifiques experts en biologie de synthèse (Cf. « The Case is Building that Covid-19 Had a Lab Origin », Independant Science, 02/06/20 ; « The biggest mystery : what it will take to trace the coronavirus source », Nature, 05/06/20). Le virus du fantasme de toute-puissance scientifique.
Pessimisme, misanthropie, désespoir, se récriera-t-on. Car il y a l’entraide. Elle seule peut sauver les particules confinées de la déliaison, affermir leur résolution de faire ensemble, contre les idéologies compétitives qui ont détruit les services publics et aggravé la crise sanitaire. Kropotkine redevient notre grand homme. Il est « actuel », comme on dit pour vendre du papier. Mais pour qui a de la mémoire, le géographe russe concevait l’entraide comme un outil pour démanteler les structures de pouvoir illégitimes. Il montrait comment l’aide mutuelle s’approfondit dans l’histoire en conduites d’abnégation, en un déploiement de force vitale qui culmine dans la révolte contre l’État et la bureaucratie. Il n’était pas question, comme chez les « collapsonautes », « collapsosophes », « transitionneurs », par quelque nom qu’ils aillent, de passer un baume apaisant sur la lutte des morts-vivants pour la survie.
Pessimisme, misanthropie, désespoir, maugréera-t-on encore. Car il y a Bookchin, le municipalisme libertaire, le régime d’assemblées pour restructurer, sous une façade légale, l’administration des municipalités, vider peu à peu l’État-nation de sa substance politique et municipaliser l’économie. Le Chiapas et le Rojava sont nos exemples « inspirants ». Deux situations de guerre permanente, deux cas où l’armée fut nécessaire pour défendre la révolution communaliste et deux cultures qui permettaient aux insurgés de puiser dans des usages communaux pour établir des institutions démocratiques radicales.
Faute d’en être là sous nos latitudes, la seule position acceptable directement, qui ne se berce d’aucun espoir sans prêcher la résignation, serait celle de Camus dans son Discours de Suède : se tenir droit et empêcher que le monde ne se défasse. Camusiens d’aujourd’hui, nous sommes néanmoins des tard-venus, comme il l’était sans doute lui-même en 1957. Car le monde est déjà défait. Le totalitarisme industriel, ce régime de la dépossession intégrale en échange de la délivrance de l’humaine condition, n’est pas à venir. Il est notre milieu en expansion depuis l’après-guerre et ses prétendues « Trente Glorieuses ». Le malencontreux virus a précipité le rythme de cette machination globale, de cette volonté de puissance qui, du laboratoire P4 de Wuhan jusqu’aux technologies de traçage du cheptel humain, finit par se vouloir elle-même jusqu’au nihilisme. C’est du Heidegger ? Celui des _Essais et conférences _sur la technique ? Même pas, n’en déplaise à ses lointains héritiers appellistes.
C’est du Giono. Vous savez, ce conteur provençal, devenu en trois petits romans paysans, au seuil des années 1930, un écrivain adulé de la jeunesse et cajolé par les communistes. Un petit homme hâbleur, fabulateur, antimilitariste et pacifiste intégral qui inventa en France, entre 1935 et 1941, la critique de « l’esprit de la machine ». Avis à tous les présidents jupitériens : « de l’immense armée immobile des usines, sort l’immense armée des machines animées épaule contre épaule, sur des rangs de plusieurs milliers, sur plusieurs milliers de rangs, capables de tout faire » (Cf. Triomphe de la vie). Contre les armées, contre les guerres de toutes sortes, qui requièrent toujours des masses, « l’ensemble des hommes qui ont abandonné toute liberté d’action et de pensée, tout droit à la noblesse et tout droit à la pureté » (Cf. Le poids du ciel). C’est peut-être à une telle source qu’il faut puiser pour conserver le souvenir de la communauté des vivants contre les machinations de la puissance. Ne pas suivre, faire son compte, demeurer ainsi un « anarchiste » avec lequel on ne puisse faire aucun « faisceau », qu’il soit de droite ou de gauche (Cf. Journal, 27 novembre 1936). Un anarchiste d’esprit, d’humeur et d’humour, qui s’attelle à l’une des plus dures tâches de l’heure : refuser d’aimer être dépossédé. Un anarchiste foulant les chemins de traverse par où persiste à passer la liberté au temps du malencontre.
Renaud Garcia
Transversales La dignité contre le néolibéralisme : chronique des révoltes au Chili