La révolte, l’autre loi de l’entraide

La révolte, l’autre loi de l’entraide

Renaud Garcia

Parmi les jalons du succès éditorial et médiatique de la « collapsologie », l’ouvrage de Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, L’Entraide, l’autre loi de la jungle, occupe une place centrale. Paru en 2017, succédant aux constats scientifiques énoncés dans Comment tout peut s’effondrer (2015), ce texte plaide pour la constitution d’une culture de la coopération indispensable pour endurer les inévitables chocs d’un futur immédiat envisagé à l’ombre de l’effondrement. Dans ce que les auteurs appellent leur « trilogie », il opère la transition vers les enseignements pratiques contenus dans Une autre fin du monde est possible (2018), livre avant tout préoccupé par le soin à apporter à notre intériorité.

L’Entraide, l’autre loi de la jungle constitue un tour d’horizon complet et habilement vulgarisé (au sens noble de ce terme) des formes et des mécanismes d’interdépendance observables aussi bien dans le monde vivant que dans les groupes humains. L’une des spécificités avérées des analyses qui y sont présentées est d’établir une continuité entre sciences de la nature et sciences sociales, en utilisant les modèles coopératifs issus de l’étude du vivant (depuis la formation symbiotique des récifs coralliens jusqu’aux sociétés animales) afin de démontrer la valeur culturelle de l’entraide pour les groupes humains. Avec un brin d’emphase, on pourra rattacher à la désormais incontournable « pensée complexe » ce croisement entre sciences du vivant et sciences humaines, largement salué dans la préface du livre par le sociologue Alain Caillé, initiateur du MAUSS (Mouvement Anti-Utilitariste en Sciences Sociales) et fondateur du Mouvement Convivialiste (on y reviendra). Ce ne sont ni la qualité ni la précision de la documentation réunie par Servigne et Chapelle qui me retiendront ici.

192 Leo Gestel, « Drie zwarte paarden staand naar links kijkend », 1935 (Wikimedia Commons).

Le problème se présente en effet autrement. En plaçant, à juste titre, leur ouvrage sous l’égide des intuitions de Pierre Kropotkine dans son ouvrage pionnier L’Entraide, un facteur de l’évolution, paru en 1902, Servigne et Chapelle établissent de fait un lien entre leur discours préparatoire à l’effondrement et l’une des valeurs fondamentales du communisme anarchiste. En approfondissant ce lien, on pourrait tout à fait concevoir une adaptation contemporaine de l’organisation sociale décentralisée prônée par Kropotkine (par exemple dans Champs, usines et ateliers) comme la « voie extérieure », c’est-à-dire politique, à suivre pour les « collapsonautes » (les gens qui s’attachent à inventer de nouvelles façons de vivre avec l’effondrement, selon le jargon désormais en usage dans ces milieux) de notre temps. Il est d’ailleurs probable que nombre de personnes moyennement informées aient pris connaissance de l’existence et de l’œuvre du savant russe à l’occasion d’une citation par les deux auteurs, sur tel ou tel plateau radio ou télé. Sans doute, il faudrait être singulièrement chagrin, animé par de tristes passions ou amateur de vaines disputes pour ne pas s’en réjouir. Tout ce qui contribue à la diffusion des principes anarchistes n’est-il pas bon à prendre ?

Précisément, au risque de paraître, au choix, plombant ou acrimonieux, je soutiendrai dans les lignes suivantes l’idée que cette exposition-là des idées de Kropotkine, incarnations d’une des grandes tendances historiques de l’anarchisme, doit être critiquée fermement en ce qu’elle présente sinon une méprise du moins une large édulcoration de la portée politique des analyses contenues dans L’Entraide, un facteur de l’évolution. Et cela pour des raisons qui tiennent non pas aux nécessaires simplifications d’un ouvrage destiné au « grand public » (il serait oiseux et même un peu ridicule d’en faire grief aux auteurs) mais bien à l’entreprise de conquête de l’opinion à quoi ressemble de plus en plus la collapsologie.

La culture de l’entraide au service de la bureaucratie

Les prémisses théoriques de l’étude des mécanismes d’entraide chez les vivants (humains compris) sont clairement exposées par Servigne et Chapelle dans l’épilogue de leur ouvrage :

le problème des catastrophes qui s’annoncent et de l’effondrement possible de notre société n’est donc pas tant qu’ils vont nous obliger à vivre dans un monde de pénurie (les humains savent gérer cela), mais que nous allons y entrer de plain-pied avec une culture de l’égoïsme[^1].

Or, dans le cadre de cette situation critique (un scénario à la Mad Max), on a bien souvent le sentiment, à lire les divers collapsologues, que l’exemple devrait venir d’en haut, à condition bien entendu que les élites économiques, politiques et intellectuelles sachent se raccorder à leurs intuitions de base, tournées vers la coopération lorsqu’il n’y a plus rien d’autre à quoi se raccrocher. Dans la mesure, en effet, où l’entraide est perçue pour l’essentiel comme un moyen de survie, un outil à disposition de petits groupes afin qu’ils endurent mieux le choc de la catastrophe pour retrouver par la suite une relative stabilité (en bref, un outil de résilience), il faudrait souhaiter que la conscience de ses bienfaits et les pratiques altruistes afférentes se répandent le plus largement possible, et d’abord peut-être au sein des milieux les plus influents.

Selon une telle perspective, emprunter au premier chapitre de l’ouvrage de Kropotkine, consacré à l’entraide chez les animaux, est tout à fait fondé. Mieux : cela ne mange pas de pain. Dans la synthèse de Servigne et Chapelle, on apprend ainsi que Kropotkine, ayant relu Darwin, a montré que notre bagage instinctuel (on dira plus tard génétique) n’est en rien saturé par des tendances dominatrices et compétitives. Dès lors, il faudrait saisir les raisons de l’oubli de sa découverte et l’urgente nécessité de la réactualiser au moment où l’on comprend que la voiture de l’homo œconomicus, cet être abstrait mû par son seul intérêt bien compris, continue d’accélérer sa course avec le volant bloqué. L’intention est louable mais elle n’insiste que trop peu sur deux éléments cruciaux : tout d’abord, le chapitre sur les animaux ne constitue qu’une part mineure de l’ouvrage général de Kropotkine, lequel présente plus généralement une histoire naturelle des traditions d’entraide, des peuples dits « sauvages » aux syndicats ouvriers du XXᵉ siècle, en passant par les communes villageoises des temps barbares et les guildes médiévales ; ensuite, les divers chapitres montrent systématiquement en quoi l’entraide (dans ses raffinements multiples, de la stricte réciprocité à l’abnégation en passant par les rapports de sympathie – être capable d’anticiper les réactions de l’autre pour devancer son exigence de sollicitude) constitue une pratique populaire, issue des communautés de base, qui s’organisent pour conserver leur vitalité face aux puissances de captation que sont l’État et le marché. L’entraide, chez Kropotkine, est bien ce « flot » qui coule avant tout dans les « masses », dans les « ruelles populeuses »[^2], à même leur vie quotidienne. Autrement dit, elle est le fondement moral d’un socialisme par en bas.

Servigne et Chapelle, lecteurs documentés, ne sauraient ignorer cette dimension du maître ouvrage de Kropotkine[^3]. Pourtant, en propagandistes consensuels, leur priorité va à l’exploration de nouvelles techniques de « gouvernance collaborative » mettant en œuvre les leçons apprises à l’école des conduites coopératives du vivant. Ainsi apprend-on, au détour d’une note de bas de page, que Gauthier Chapelle a été pendant dix ans « conseiller en développement durable (en biomimétisme) pour les entreprises ». En utilisant des modèles issus de l’étude comportementale des organismes vivants, il s’est efforcé de montrer aux dirigeants d’entreprise en quoi leur structure (un « superorganisme ») pourrait devenir non seulement durable mais encore « efficace » en s’inspirant des relations d’entraide du monde vivant. Passons sur l’étonnante ingénuité de ce conseiller avouant, perplexe, que de nombreuses entreprises « ne voulaient pas prendre le risque de changer leur structure et leur raison d’être[^4]. » Quitte à jouer systématiquement de la comparaison, on trouverait en effet çà et là dans les textes économiques de Kropotkine (La Conquête du pain, Agissez par vous-mêmes) une confusion entre l’avancée du communisme anarchiste et des initiatives bourgeoises, issues du secteur privé mais fonctionnant sur le principe de la libre entente (les compagnies de chemins de fer européens, l’association anglaise pour le sauvetage en mer, les sociétés de la Croix-Rouge). Ce qui doit par contre retenir l’attention ici, c’est la manière dont une pratique traditionnellement populaire se trouve retournée et mise au service d’une révolution horizontale dans la bureaucratie. À nouveau dans l’épilogue de leur ouvrage, les deux collapsologues expriment l’intuition selon laquelle la prépondérance des organisations pyramidales et hiérarchiques de la société a été la cause de l’inadaptation de « notre espèce » (on appréciera ici le degré de généralité du diagnostic) aux rythmes du vivant. On saisit quelques pages plus tôt dans leur démonstration où pourrait bien conduire cette intuition. Ainsi justifiés dans leur œuvre philanthropique par des spécialistes patentés leur apportant la preuve qu’ils épousent la pulsation même du monde vivant, les nouveaux managers de notre temps, rompus aux techniques de team-building, utilisant une « myriade de nouvelles techniques de gouvernance, dites « collaboratives » ou « d’intelligence collective », dont l’efficacité est « remarquable », s’accompliront en effet pleinement dans leur fonction au service d’un capitalisme sain et apaisé.

Il me semble difficile de renverser davantage le sens d’un concept. Voilà qui s’avère lourd de conséquences lorsqu’il s’agit d’un concept résolument politique et chargé d’une certaine négativité. Car partout Kropotkine valorise les traditions d’entraide contre l’État, pour montrer en contrepoint en quoi le développement du Léviathan bureaucratique s’est toujours construit à la suite d’un écrasement des structures de coopération populaire. L’une des leçons politiques les plus fortes de L’Entraide est ainsi que l’individualisme effréné, placé en vis-à-vis de l’État, est une production éminemment moderne et non une caractéristique de l’humanité depuis ses premiers temps. Avec l’État, c’est également la croissance économique qui se développe par expropriation des « ressources » intérieures des royaumes, justifiant une organisation militarisée et une administration serrée de territoires jadis possédés en commun. Historien original de la Grande Révolution, Kropotkine montre comment le principe jacobin a aboli les « communautés de famille qui avaient échappé à la hache du droit romain », donné le coup de grâce à la « possession communale du sol », établi des lois draconiennes contre les Vendéens plutôt que « de se donner la peine de comprendre leurs institutions populaires », en attendant de resurgir dans l’administration coloniale pour substituer par exemple à la « commune et la fédération des tribus parmi les Kabyles[^5] » les tribunaux imbus des principes du droit romain.

En cela, sous couvert d’œuvrer à contre-courant de l’époque parce qu’ils annonceraient de mauvaises nouvelles, les prophètes de l’effondrement s’affichent comme l’avant-garde d’un nouvel écologisme d’État. Un jeune auteur, Julien Wosnitza, ancien étudiant en finance et désormais collapsologue aux côtés du capitaine Paul Watson et de son association Sea Shepherd, le dit avec moins de subtilité dans son petit manifeste Pourquoi tout va s’effondrer, publié dans la même maison d’édition que l’ouvrage de ses deux maîtres et postfacé par Servigne : un changement depuis la base est « impossible », notamment parce que la base « n’est pas assez éduquée écologiquement et surtout pas assez coordonnée[^6] », mais un changement de cap politique reste pour le moment illusoire car les dirigeants, fixés sur des objectifs à court terme, voient leur action potentielle parasitée par les intérêts capitalistes. Face à cette inextricable situation, on devine que seule une caste de sages suffisamment conscients pour éduquer le bas peuple et courageux pour dire sa vérité au pouvoir et infléchir sa vision du monde (à l’aide, bien entendu, de l’indispensable culture de l’entraide), serait en mesure d’atténuer la violence de la chute. Parvenu à ce point, on ne peut que se rappeler ces lignes de René Riesel et Jaime Semprun, dans un pamphlet qui n’a rien perdu, plus de dix ans après, de sa roborative fraîcheur :

l’expertise n’est pas seulement étatiste par destination, parce qu’il n’y a qu’un État renforcé qui puisse appliquer ses solutions : elle est structurellement étatiste, par tous ses moyens, ses catégories intellectuelles, ses « critères de pertinence »[^7].

La révolte comme déni de réalité

Les mêmes remarquaient par ailleurs qu’au moment où se multipliaient les diagnostics scientifiques de l’effondrement écologique à venir, un désastre historique majeur était opportunément passé sous silence : l’effondrement de la capacité de révolte face aux nuisances provoquées par la société industrielle. De cet abandon graduel de la lucidité critique, on ne devait pas parler, tant l’urgence était à fabriquer un consensus autour d’une conduite citoyenne seule capable, avec ses « indignations calibrées et labellisées », d’endurer les pénuries à venir. En dépit de tout cela, l’héritage de la critique sociale reste bien celui de la brèche créée par la révolte. C’est encore une fois ce qu’on lit chez un classique comme Kropotkine lorsque ce dernier envisage (certes selon un certain optimisme historique qui n’est assurément plus de mise aujourd’hui) la confrontation aux crises historiques. Dans un article intitulé « La première tâche de la révolution », datant de 1887, il souligne que lorsque les vieilles institutions soutenant la civilisation du capital tomberont en ruine, il faudra s’attendre à voir les puissants « fermer leurs entreprises et se réfugier dans les stations thermales » (comme aujourd’hui ces entrepreneurs de la Silicon Valley qui s’approprient des îles pour y bâtir des bunkers en prévision de la catastrophe). La révolte de milliers de laissés-pour-compte se cristallisera alors en entraide afin d’assurer d’abord à chacun une satisfaction minimale des besoins de base, rendant possible ensuite la « réorganisation complète de l’industrie au regard de ce que nous avons à produire »[^8], si l’on admet que « de nombreuses branches de notre industrie actuelle doivent disparaître ou limiter leur production » alors que beaucoup de nouvelles devraient être créées. Or, pour mener à bien ce programme qui pose déjà la question écologique par excellence de la finalité de la production, il serait absurde de s’en remettre à l’État ou à un secteur privé soudain devenu conscient. Aux yeux d’un Kropotkine, nul doute qu’en appeler aux circonstances où « ça marche bien » parce qu’il y a « des élus, des entrepreneurs et des citoyens qui travaillent ensemble[^9] », à la manière du réalisateur Cyril Dion (auteur des documentaires Demain et Après-demain, postfacier d’Une autre fin du monde est possible), serait comme en appeler à la « providence » : une puissance étrangère qui coordonne et normalise le cours de l’histoire dans le dos des individus en chair et en os.

La révolte lance en avant, mobilise les pulsions vitales et fortifie l’abnégation, qui n’est en rien sacrifice aveugle mais se voit au contraire éclairée par le désir de renforcer partout l’entraide.

Elle tient l’esprit en éveil pour propager et formuler le mécontentement, pour exciter la haine contre les exploiteurs, ridiculiser les gouvernants, démontrer leur faiblesse, et surtout, et toujours, réveiller l’audace en prêchant d’exemple[^10].

Impossible, par conséquent, d’omettre le moment du négatif, où apparaissent aussi bien les contours de la situation qu’il faut combattre pour la remettre à l’endroit. Las, cette trop humaine réalité de la négativité n’est pas incluse dans les modélisations de la collapsologie, au niveau collectif comme à l’échelle individuelle. Dans L’Entraide, l’autre loi de la jungle, Servigne et Chapelle intègrent la disposition collective à l’entraide dans un schéma cyclique de l’évolution des sociétés humaines, qui semble non seulement naturaliser les comportements sociaux mais encore annihiler la possibilité même de l’histoire : par le passé, un monde pauvre et hostile a fait émerger une culture de l’entraide, considérée comme un outil de survie ; l’abondance et le confort ainsi créés ont engendré une culture de l’égoïsme, dont les destructions ont reconduit l’humanité au début du cycle, appelant de nouveau l’entraide. […]

Il existe une autre façon, plus sophistiquée, de dénier toute consistance à la révolte politique. Dans le discours des auteurs de L’Entraide, l’autre loi de la jungle, elle est directement liée à leur approche sociobiologique des relations sociales. Servigne et Chapelle se revendiquent ouvertement de ce discours promu dans les années 1970 par l’entomologiste Edward Osborne Wilson, qui cherchait à établir un savoir unitaire de l’être humain en résorbant les sciences humaines et sociales dans les sciences de la nature, à partir d’un même modèle explicatif fondé sur la génétique des populations. De ce point de vue, l’anthropologie et la sociologie constituent simplement la « sociobiologie d’une espèce unique de primates[^11] », dont les comportements seraient globalement explicables en invoquant, selon un schéma darwinien, des stratégies adaptatives pour assurer la survie de tel ou tel pool génétique. Le gène devient ainsi l’unité de base de la sélection, dont l’« intérêt » adaptatif (la fitness) conditionnerait le comportement social des « machines à survie » que sont les organismes, selon les termes brutaux employés à la même époque (1976) par Richard Dawkins dans son best-seller Le Gène égoïste. Par rapport à cette période, Wilson lui-même a certes grandement évolué, jusqu’à remettre en question son modèle initial centré sur un « tout génétique » pour revaloriser la sélection de groupe[^12], autrement dit l’idée que « l’égoïsme supplante l’altruisme au sein d’un groupe. Les groupes altruistes supplantent les groupes égoïstes », ce qui suppose la pertinence de l’entraide dans la lutte contre le milieu. Autre façon, rappellent à juste titre Servigne et Chapelle dans l’annexe de leur ouvrage, de revenir aux intuitions de Kropotkine dans L’Entraide.

Néanmoins, si nos deux scientifiques insistent à bon droit sur le retournement opéré par la « nouvelle sociobiologie », certains passages portent encore la trace de cette manière naturaliste qui passe les comportements sociaux les plus variés au scalpel de l’adaptation génétique, comme si la vie moderne n’était en définitive qu’une « mosaïque d’hypertrophies culturelles » d’adaptations comportementales archaïques, des adaptations « génétiques spécifiques à un environnement en très grande partie disparu, le monde des chasseurs-cueilleurs de l’Âge de Glace[^13] ». […]

La totalité œcuménique

193

Dans le discours des « collapsologues », ce sentiment d’être une espèce particulière de primate croisée avec un « prédateur coopératif » (Jouventin) a pour effet supposé de rabattre notre orgueil humain et d’intensifier nos liens avec tout ce qui vit. Selon la leçon kropotkinienne rabâchée par Servigne et Chapelle, la conscience de l’entraide est d’emblée conscience de notre inclusion dans un tout non pas seulement plus grand, mais « enfoui sous nos pieds, et en nous ». Autrement dit, nous voyons poindre ici la dimension écosystémique de la réflexion sur l’effondrement, cette nouvelle conscience écologique qui semble se consolider chez les plus jeunes avec les manifestations pour le Climat. Jusqu’à un certain point, cette belle idée peut s’orner d’un parfum anarchiste, puisqu’en certains passages de L’Entraide ou de La Morale anarchiste, Kropotkine n’hésitait pas à personnifier le vivant (la fourmi qui se « sacrifie » pour ses congénères) ou à évoquer l’entraide comme une injonction de la nature elle-même.

Pas de compétition ! La compétition est toujours nuisible à l’espèce et il y a de nombreux moyens de l’éviter ! […] c’est le mot d’ordre que nous donnent le buisson, la forêt, la rivière, l’océan

avance-t-il en conclusion du premier chapitre de l’ouvrage de 1902. Pour autant, ne serait-ce que par fidélité au sens des termes et à leur contexte d’apparition, on signalera qu’il ne pensait pas essentiellement en termes écologiques mais plutôt en termes mésologiques, c’est-à-dire en gardant constamment en tête le rapport dynamique du vivant humain au milieu qu’il a pour charge d’habiter, de faire fructifier et de préserver.

Il me semble nécessaire, pour souligner ceci, de citer le Kropotkine géographe, auteur de précieux articles sur l’enseignement d’une science qu’il voulait « synthétique », capable par cela même d’éduquer de réels habitants de la Terre. Dans un grand article pédagogique de 1885 intitulé « Ce que devrait être la géographie », Kropotkine redéfinit ainsi le domaine disciplinaire de sa science, composé respectivement de l’orographie, de la climatologie, de la phytologie et de la zoologie, mais en outre de l’anthropologie et de la sociologie. En ce sens, la géographie se révèle un outil pour l’homme en ce qu’elle doit permettre de déterminer comment l’humain, pris dans un milieu, l’aménage en retour et y crée les institutions les plus favorables à l’expression riche et variée des tendances sociales de la nature humaine. Pas de géographie, donc, sans une compréhension interrelationnelle de la vie humaine :

c’est le devoir absolu de la géographie que de couvrir immédiatement ce champ tout entier [celui de l’histoire comme celui des sciences physiques, NdR] et de combiner en une seule image vigoureuse tous les éléments séparés de ce savoir : de le représenter comme un tout harmonieux dont toutes les parties découlent naturellement de quelques principes généraux et restent unies grâce à leurs relations mutuelles[^14].

Or la grandeur de Kropotkine consiste en ce qu’il tient de concert les exigences d’une sensibilité à la nature et celles de la critique sociale. D’un côté, il n’hésite pas à s’émerveiller du fait que

nous revenons à la nature. Nous revenons vers l’esprit grec qui concevait l’homme comme une partie du Cosmos, vivant la vie de la totalité, et trouvant son plus grand bonheur dans le fait même de vivre cette vie. La résurgence universelle de l’amour de la Nature, qui est un trait saillant de notre époque ; l’application des méthodes des sciences naturelles aux sciences traitant de l’homme et de son esprit ; et enfin, la conception poétique de l’Univers infini, qui pénètre de plus en plus notre poésie, notre art et notre science, sont des preuves que le divorce touche à sa fin[^15].

D’un autre côté, c’est précisément parce que l’humain relève de processus naturels (parce qu’il est lui-même, physiologiquement, un « cosmos » ou un « monde de fédérations », dit parfois Kropotkine) qu’une investigation naturaliste doit être en mesure de renseigner sur les institutions qui favorisent le développement des tendances sociales, en constituant des habitudes historiques d’entraide, et celles qui à l’inverse les dégradent. Dans ce dernier cas (et tous les développements de Kropotkine sur les questions de réorganisation industrielle et spatiale le prouvent) il s’agit, en conscience, d’œuvrer à leur démantèlement.

[…] En définitive, en enrôlant Kropotkine dans leur trilogie collapsologique tout en témoignant de leur soutien au convivialisme, Pablo Servigne et Gauthier Chapelle ont réussi le tour de force d’opérer une double distorsion, en émoussant tout le tranchant de deux critiques radicales de l’aliénation économique et de la bureaucratie. On ne s’étonnera donc pas que la collapsologie, sous la plume de ses promoteurs, vise délibérément à la totalité œcuménique, pour « mettre en lien (sic) différents milieux et différentes sensibilités », des écologistes aux politiciens en passant par les activistes, les artistes, les ingénieurs et les militaires. Face à un tel effondrement de la négativité critique, il serait bon de rappeler que pratiquer l’entraide implique la lutte, et que celle-ci ne peut être institutionnalisée car, de fait, nous ne sommes pas tous dans le même bateau. À l’écart de toutes les proclamations grandiloquentes, et si tant est que cela s’effectue par capillarité en comptant sur la vertu de l’exemple, pratiquer l’héritage révolté de Kropotkine devrait surtout nous conduire à assumer, aujourd’hui comme hier, que « l’action de quelques individus, ou de groupes humains très restreints peut, avec un peu de chance, de rigueur, de volonté, avoir des conséquences incalculables[^16]. »

Renaud Garcia, Membre de la revue 2016 à 2020

Qu’a-t-on appris de l’entraide depuis Kropotkine ? Transversale