Tomás Ibáñez
[…] En tant que corpus idéologique l’anarchisme s’est constitué au travers de réflexions et de débats qui s’appuyaient forcément sur la pensée (connaissances, idées, culture…) qui leur était contemporaine. […] Ajoutons qu’en tant que l’anarchisme est une doctrine sociale, bon nombre des textes théoriques qui l’ont construit sont nés à partir de luttes et de conflits sociaux historiquement situés. […] La prise en compte du caractère situé de l’anarchisme, entraîne nécessairement qu’il ne saurait être qu’une construction tout à fait provisoire, parsemée d’affirmations erronées, souscrivant bon nombre de schémas dépassés, et empreinte de toute la fragilité de ce qui s’inscrit forcément dans la simple finitude humaine. Mais, comme je l’ai écrit ailleurs, ce n’est qu’en s’acceptant lui-même comme étant inévitablement imparfait, temporel, et périssable que l’anarchisme peut être cohérent avec ses propres principes.
[…] En effet, le fait que l’anarchisme, à l’instar des autres idéologies émancipatrices du 19ᵉ siècle, reprenne à son compte, en les radicalisant parfois, bon nombre des présupposés les plus contestables des Lumières (sur le Progrès, sur la Raison, sur la Nature Humaine, sur le Sujet et son Autonomie, etc.) indique suffisamment en quoi certaines de ses formulations, intimement liées à la Modernité et à son idéologie légitimatrice, sont passibles, comme nous verrons plus avant, d’une évaluation fortement critique.
[…] C’est sans nul doute au sein du dispositif conceptuel crée par la tension entre le Pouvoir et la Liberté qu’il faut chercher le trait le plus spécifique et le plus distinctif de l’anarchisme. Au premier abord, le fait que l’anarchie, but ultime de l’anarchisme, soit une société définie par l’absence de pouvoir semble focaliser principalement l’anarchisme sur la question du pouvoir, cependant l’éviction du pouvoir hors du tissu social ne constitue que la condition nécessaire pour que puisse se développer une existencelibre. C’est donc bien l’exigence de libertéqui est ici première et décisive […]. Si la pensée anarchiste s’est penchée de manière intéressante sur les liens insécables noués entre la liberté individuelle et la liberté collective, pour le reste elle ne s’est centrée pratiquement que sur les aspects de la liberté négative liés aux limitations imposées par le pouvoir.
[Néanmoins] la pensée anarchiste se trompait cependant en rendant coextensif pouvoir et domination et en désignant par le terme de pouvoir ce qui n’était qu’une de ses formes (la domination), et il errait en réduisant cette forme elle-même à son seul aspect coercitif (commandement, obéissance, sanction…). Le fait de souligner ces erreurs n’empêche pas de mettre à son crédit l’idée que les rapports de domination débordent largement la sphère des rapports de production, comme les stigmatisés de tout ordre n’ont cessé de nous le rappeler. De même il faut saluer l’intuition anarchiste selon laquelle nul exercice de pouvoir ne saurait accoucher d’espaces de liberté. […]
Bien des éléments que l’on s’accorde, plus ou moins, à considérer comme constitutifs du noyau dur de l’anarchisme ne sont que des corollaires de l’exaltation de la liberté et de la critique de la domination. En effet, si l’indignation et la révolte face àl’exploitation économique est dénoncée comme radicalement inacceptable et constitue un puissant moteur des luttes anarchistes, ce n’est pas seulement parce qu’elle contredit une exigence de justice sociale, dont l’anarchisme est loin d’avoir l’apanage, c’est aussi parce que son existence est incompatible avec l’absence de pouvoir et avec l’exercice de la liberté. […] De même, l’exigence, plus générale, d’égalité, ne ressort pas seulement d’une revendication de justice, mais renvoie, aussi, au refus d’entériner des quotas différentiels de pouvoir entre individus ou groupes car ils bloquent l’exercice de toute pratique de liberté […].
Le rejet du grand principe politique de la représentation (parler, décider, et agir à la place des concernés), avec toutes ses implications quant au refus du parlementarisme, quant à l’exercice de la démocratie directe, quant au strict contrôle des processus de délégation, quant à l’exercice de l’action directe, et même quant au droit des minorités à se maintenir en marge des décisions majoritaires, découle également du souci de mettre les processus de décision et d’action hors des contraintes du pouvoir en les rendant aussi libres que possible.
Les principes éthiques qui exigent des anarchistes l’accord entre leurs pratiques et leurs valeurs sont extrêmement importants, mais ils ne représentent eux aussi que des corollaires du dispositif pouvoir/liberté en tant qu’ils visent à ce que les anarchistes ne se constituent pas eux-mêmes en source de rapports de domination ce qui entraverait, du coup, les pratiques de liberté qu’ils tentent de promouvoir. Enfin, au voisinage conceptuel du point précédent, le refus de recourir à des moyens qui ne soient pas en accord avec les fins poursuivies, recueille bien la préoccupation de ne pas introduire dans les moyens employés des éléments de pouvoir qui détruiraient le but recherché […].
En conclusion, il me semble que le privilège extrême accordé à la liberté (indissociablement individuelle et collective), joint au rejet radical des multiples formes de domination susceptibles de l’entraver, constituent les éléments minimaux mais suffisants pour engendrer déductivement d’autres composants importants de l’anarchisme. Cela confère à l’anarchisme un degré de généralité qui le rend moins dépendant des conjonctures socio-historiques particulières, d’ordre économique, politique ou conceptuel. […]
[…] Michel Foucault a mis à mal la réduction anarchiste du pouvoir à sa seule dimension répressive sous forme de commandement et de sanctions, et il à également montré combien était erronée la thèse anarchiste concernant la possibilité d’éliminer radicalement le pouvoir. Cependant, et de manière tout à fait paradoxale, c’est précisément en rendant visibles ces deux points faibles de la pensée anarchiste que Foucault a contribué a accroître l’importance politique et l’actualité de l’anarchisme.
Les travaux de Foucault ont mis à jour la foisonnante pluralité des modalités d’exercice du pouvoir qui circulent dans notre espace social et qui lui donnent forme. Largement excédentaires par rapport aux seuls dispositifs de sanction, […], ce sont de multiples manifestations du pouvoir qui ont émergé alors, rompant l’écran d’une analyse trop simpliste qui les rendait invisibles et qui les mettait donc à l’abri de toute contestation. Dans la mesure ou la volonté de subvertir l’ensemble des relations de pouvoir constitue un des traits majeurs de l’anarchisme il est clair que les analyses de Foucault ont amplifié énormément son champ d’intervention théorique et pratique […].
Mais ce n’est pas seulement notre perception des modalités de l’exercice du pouvoir qui s’est diversifiée et amplifiée dans les dernières décennies, nous avons assisté aussi à la prolifération des aspects de notre vie qui ont été investis par le pouvoir. En effet, dans la société contemporaine les interventions du pouvoir opèrent avec une précision chirurgicale chaque fois plus fine, allant aux plus infimes détails de notre existence (pour en extraire notamment de la plus-value), en même temps que se produit une constante extension des domaines qui font l’objet de ces interventions, ainsi qu’une croissante diversification des procédés de pouvoir mis en œuvre.
[…] Il suffit donc de considérer simultanément les contributions de la pensée contemporaine à une nouvelle analyse des relations de pouvoir, et les caractéristiques qu’adopte l’exercice du pouvoir dans la société contemporaine, pour voir que le champ qui s’ouvre aujourd’hui aux luttes anarchistes connaît un déploiement spectaculaire.
Revenons maintenant sur le deuxième des points faibles de la conception anarchiste du pouvoir mis en évidence par Foucault, nommément la possibilité de sa radicale élimination. Foucault, rappelons-le, a montré que les relations de pouvoir ne présentent pas une relation d’extériorité vis-à-vis du lien social, mais qu’elles lui sont intrinsèques. […]. Le pouvoir est constitutif du social, et en tant que nous sommes de part en part des êtres sociaux le pouvoir fait partie intégralement de notre manière d’être au monde. Ces conclusions ne forcent pas du tout les anarchistes à un abandon de la lutte contre tout pouvoir/domination, même si elles les obligent à revoir et à mieux préciser ce qu’il convient d’entendre par cet état d’anarchie qu’ils tentent de rendre possible. Paradoxalement, la mise en faillite de l’idée anarchiste d’une élimination possible du pouvoir augure à l’anarchisme une bonne perspective de permanence sur la très longue durée, même si pour cela il doit adopter de nouvelles formes. […]
Les années soixante virent l’éclosion de nouveaux fronts de luttes qui prirent progressivement de l’importance dans les décennies suivantes et qui illustraient, sans que cela ne fut, bien sûr, délibéré, le souci anarchiste de ne pas réduire au seul domaine des relations de production la lutte contre les rapports de domination, contre les pratiques d’exclusion ou contre les effets de discrimination.[…]
D’un point de vue général il semble bien que la politique radicale contemporaine réinvente bon nombre de principes anarchistes. Ainsi, par exemple l’actuel refus de scinder le domaine de la vie quotidienne et celui de l’activité politique renvoie à l’accent mis par l’anarchisme sur la fusion entre les idées et les pratiques, entre une façon de penser politiquement et une manière d’être et de vivre. De même, la cohérence réclamée par l’anarchisme entre les fins et les moyens, ou la concordance entre ce que l’on construit dans le présent et ce que l’on poursuit dans l’avenir se retrouvent dans l’actuelle attirance pour les politiques préfiguratives, et dans la forte conviction que l’émancipation commence au cœur même de l’action qui la vise […] et que ce que l’on prétend atteindre doit être déjà présent dans l’action qui le poursuit. C’est pourquoi une bonne partie de la jeunesse que l’on qualifie d’anti système privilégie la traversée par rapport à l’arrivée, et s’efforce de créer dès aujourd’hui, sans attendre d’illusoires lendemains qui chantent, des espaces de vie et des manières d’être qui se situent en rupture radicale avec les injonctions du système institué. […]
À l’heure où les sciences sociales abandonnent l’idée même d’une identité individuelle fixe et homogène il serait pour le moins inquiétant que ce soit les anarchistes, si peu attachés à l’immobilité et à l’homogénéité, qui revendiquent leur propre inscription dans une identité invariante. […]
En même temps que la société se transforme ce sont aussi les luttes et les formulations politiques qui les sous-tendent qui se modifient, et nous sentons bien en ce début de siècle que la lutte contre la domination est en train de muter mais sans que nous puissions entrevoir encore quelles seront les formes sur lesquelles elle débouchera au terme de cette métamorphose. Les signes de reconnaissance auxquels nous pouvons recourir aujourd’hui n’ont donc pas les contours nets et tranchés qu’ils eurent en d’autres temps et ils ne peuvent s’exprimer qu’en termes d’un air de famille. […]
Aujourd’hui, l’anarchisme se trouve interpellé par l’urgence d’un effort auto critique tendant à le libérer des emprunts qu’il fit jadis à l’idéologie légitimatrice de la Modernité. En effet, si l’utilité des Lumières pour battre en brèche les conceptions, les institutions et les pratiques asservissantes qui étaient préalablement en place ne fait aucun doute, il n’en reste pas moins qu’avec le concours du décours du temps, des changements sociaux, et du travail de la pensée critique, les subtils effets d’asservissement que véhiculaient, aussi, les idées des Lumières sont devenus de plus en plus visibles, et ces idées ont cessé de pouvoir être assumées par les courants antagonistes. Il n’est que d’examiner, de manière nécessairement sommaire ici, la question du sujet et celle de l’universalisme pour s’en convaincre.
L’anarchisme participait en bonne mesure de la croyance moderne en l’existence d’un sujet autonome qu’il suffirait de débarrasser des entraves du pouvoir pour qu’il puisse se réaliser enfin, être libre et agir par soi-même.
Laissant de côté les aspects essentialistes d’une conception qui faisait la part belle à la croyance en une nature humaine, c’est sur la question, tout aussi irrecevable, de l’autonomie du sujet que je m’arrêterais très brièvement. Il est devenu clair, en effet, qu’il n’y a pas de sujet à émanciper, car ce qui se trouverait alors libéré ce serait un être, non pas autonome, mais déjà pétri et constitué par des relations de pouvoir. Neutraliser ou détruire certains dispositifs de domination et créer des espaces où puissent se développer des pratiques de liberté ne fait pas surgir un sujet constitutivement autonome qui retrouverait son essence profonde […].
Avec la mise en crise de l’autonomie du sujet ce sont bien sûr les idéologies de l’émancipation qui se trouvent invalidées sur bien des points. […] Il est clair qu’aujourd’hui le prolétariat ne peut plus être institué comme le sujet politique de la révolution, et qu’il est vain de lui chercher désespérément des substituts, car tous les nouveaux sujets politiques que nous faisons émerger successivement à partir des nouvelles coordonnées de l’exploitation ou de la domination, se limitent à occuper à tour de rôle le devant de la scène durant un temps chaque fois plus bref. En fait, ce n’est pas seulement le sujet politique qui s’est dissous c’est l’ancien imaginaire de la révolution qui s’est lui-même désagrégé en quelques décennies. Et cela n’est pas à regretter car, dans la mesure ou cet imaginaire véhiculait l’illusion d’une maîtrise possible de la société dans son ensemble, et était porteur d’un projet qui se voulait valable pour tous, il ne pouvait qu’éliminer par la force le légitime pluralisme des options et des valeurs politiques.
Nous sommes bien convaincus aujourd’hui qu’il n’y a pas de grand soir à attendre ni à atteindre, mais nous sommes également convaincus que le désir de rupture radicale inscrit au cœur même de l’idée de révolution ne saurait être abandonné. C’est pourquoi, loin de discuter sur le maintient ou le rejet de la référence à la révolution c’est le concept de révolution lui-même qui s’est métamorphosé pour pouvoir continuer a nourrir un imaginaire articulé par le double renvoi au rejet sans palliatif de l’ordre institué, d’une part, et, d’autre part, à la création de conditions sociales radicalement autres. […] Rien ne saurait être remis au lendemain de la révolution, car celle-ci n’est pas située dans l’avenir, elle n’a que le présent pour unique demeure et elle se produit dans chaque espace et chaque instant que l’on parvient à soustraire au système. La révolution n’est plus un but à atteindre, elle est toute dans le trajet lui-même, et […] ce trajet n’est rien d’autre que notre propre vie quotidienne […]. C’est la réalité même des luttes, de leurs résultats concrets et de leurs démarches spécifiques qui épuise toute leur valeur, et celle-ci n’est pas à chercher dans ce qui situé hors d’elles-mêmes, par exemple tel ou tel objectif final, serait chargé de les légitimer.
Il s’agit bien, aujourd’hui tout comme par les temps passés, de produire une subjectivité politique qui soit radicalement réfractaire au type de société dans lequel nous vivons, aux valeurs marchandes qui la constituent ainsi qu’aux rapports d’exploitation et de domination qui la fondent. Mais ce qui est nouveau aujourd’hui c’est que les raisons de ce rejet radical ne peuvent renvoyer à rien d’autre qu’au refus d’obtempérer, à l’insoumission et au désaccord profond avec ce qui est en place.
La proclamation du caractère universel et absolu des valeurs (liberté, justice, droits de l’homme, égalité, etc.) a constitué un des principaux chevaux de bataille de l’idéologie des Lumières, mais là encore la pensée critique a fini par mettre à nu les effets de pouvoir qui s’occultaient sous le manteau miroitant des Lumières. Il est apparu, en effet, que tout universalisme n’est qu’un particularisme masqué et que l’invocation du caractère absolu de quoi que ce soit trahit toujours une volonté de pouvoir. Ayant souscrit amplement aux croyances modernes portant sur l’universalité et sur le caractère absolu des valeurs, l’anarchisme ne pouvait que faire siennes les craintes suscitées par le questionnement relativiste de ces croyances.
En effet, il peut sembler que si les valeurs sont relatives, si aucun principe transcendant ne permet de décider entre elles, alors promouvoir la liberté ou défendre la servitude devient équivalent et ne relève que de l’inclinaison personnelle. De même, si la condition humaine ne peut être jugée à partir de principes universels, si ce qui est bon pour les uns ne l’est pas nécessairement pour les autres, comment exiger que la dignité d’autrui, par exemple, soit respectée dans toutes les cultures et dans toutes les situations ?
Mais pourquoi diable ne serions-nous légitimés à défendre nos valeurs qu’à la condition de postuler qu’elles sont absolues et universelles ? Affirmer qu’elles dépendent de nous, qu’elles sont relatives à nos pratiques, à nos conventions (pas forcément arbitraires !) et à nos décisions, c’est assumer qu’elles ne tiennent que par l’activité que nous déployons pour les défendre. En l’absence de tout principe transcendant qui établisse la hiérarchie des valeurs, le fait d’effectuer un choix normatif oblige celui qui le réalise à le défendre avec toute la vigueur possible puisqu’il sait qu’il ne repose sur rien d’autre que sur la défense, argumentative et autre, qu’il en fera, et que la pleine responsabilité du choix qu’il a fait lui incombe pleinement.[…]
L’anarchisme constitue, certes, une arme redoutable contre toute transcendance, mais c’est une arme qui ne sera authentiquement prisée par les nouvelles générations que si elle ne se met pas elle-même hors de portée de ses propres coups, cela signifie que l’anarchisme devrait être le premier à reconnaître le caractère relatif de ses propres fondements et à savoir que n’étant basé sur rien d’absolu il est pleinement transitoire et périssable. Mais, c’est bien parce qu’il est une des rares idéologies, voire la seule, qui soit capable de porter sur elle-même un tel regard critique, que l’anarchisme continue à inspirer les révoltes les plus subversives.
Tomás Ibañez, Membre du collectif depuis 2011
L’anarchisme et la querelle de la postmodernité Conserver la dimension de l’universel