En porte-à-faux

En porte-à-faux
Réfugié.e.s ou personnes sans-papiers face à l’illégalité

Christophe Tafelmacher

Dans les luttes visant à la régularisation de personnes déboutées du droit d’asile ou sans-papiers, la question de l’illégalité se présente sous des aspects paradoxaux, qui posent des défis particuliers aux libertaires. C’est aussi que l’on se situe dans un domaine laissé à l’entière souveraineté des États.

Le contexte

La réflexion part d’une pratique militante depuis de nombreuses années en Suisse, sur le canton de Vaud, francophone, dans les luttes menées par les associations de défense des droits de personnes réfugié.e.s, migrant.e.s ou « sans-papiers ».

Tout en se targuant d’une tradition humanitaire, la Suisse, pays fédéraliste composé de 26 cantons, applique une politique d’asile et d’immigration fortement restrictive et fondamentalement raciste.

153 Marcus Christ, « Memorial » (Pixabay).

[…] Dès 1998, le gouvernement a mis en place un système binaire donnant la priorité dans le recrutement aux ressortissant.e.s de l’Union Européenne (UE) et de l’Association Européenne de Libre Échange (AELE). En opposition, celles et ceux provenant du reste du monde sont exclu.e.s de toute immigration de travail, des exceptions n’étant reconnues au compte-gouttes que pour les spécialistes ou pour les personnes suivant un programme de perfectionnement dans le cadre de l’aide au développement. […]

Selon plusieurs études, un nombre très important de femmes et d’hommes provenant de ces pays vivent clandestinement en Suisse, dans des conditions extrêmement précaires : entre 70 000 et 180 000 travailleurs.euses pour le Forum Suisse pour l’étude des migrations1, 90 000 pour l’Office fédéral des migrations. Dans le canton de Vaud, ils.elles sont 15 000 à 20 000 selon une étude lausannoise[^2]. Aucune disposition légale n’est spécifiquement prévue pour leur régularisation et la Suisse n’a jamais procédé à un processus de régularisation collective, malgré différents mouvements de lutte. […]

La Suisse a adopté tardivement, en 1979, une Loi fédérale sur l’asile. Dès 1981, la politique du droit d’asile suisse a connu une orientation restrictive, marquée par une peur de « l’afflux massif » de « faux réfugiés ». Elle s’est traduite par une cascade de modifications législatives et par une pratique administrative de plus en plus rigoureuse. Avec un taux d’acceptation passant de 90 % à 10 %, la politique du droit d’asile est devenue, dans le discours officiel, une politique « de dissuasion » à l’égard des réfugié.e.s potentiel.le.s et « de renvoi » à l’encontre de ceux et celles qui sont entré.e.s en Suisse2. […]

Luttes et mouvements de résistance dans le canton de Vaud

Comme les autres cantons, Vaud dispose de son propre gouvernement cantonal avec sa propre administration, ainsi que de son propre organe législatif, le Grand Conseil. Il a connu, depuis plus de vingt ans, plusieurs luttes et mouvements de résistance autour du thème des migrant.e.s et des requérant.e.s d’asile. […]

On peut mentionner […] le mouvement des « ex-saisonniers de l’ex-Yougoslavie ». Fin 1996, environ deux cents personnes se sont retrouvées exclues de toute autorisation de séjour, malgré de nombreuses années de labeur comme saisonniers.ères en Suisse, leur pays d’origine, l’ex-Yougoslavie, n’étant plus considéré comme une zone de « recrutement traditionnel ». Elles étaient aussi victimes indirectes de la guerre sévissant dans leur pays d’origine et qui empêchait tout retour. Début 1997, ces travailleur.euses saisonnier.ères se sont organisé.e.s collectivement et ont poursuivi leur séjour et leur travail dans le canton de Vaud, entrant ainsi dans une forme d’illégalité […] Face à un soutien large des syndicats, des associations de défense des droits des immigré.e.s et réfugié.e.s, d’Églises et d’employeurs, le gouvernement vaudois a décrété en été 1997 un moratoire. Des attestations ont été délivrées, autorisant la poursuite du séjour et du travail et permettant aux chef.fe.s de familles de déclarer la présence de leurs proches, qui résidaient clandestinement à leur côté […]. Une première tentative de régularisation par la voie juridique a abouti à un échec, le Tribunal fédéral suisse refusant de sanctionner la politique d’immigration discriminatoire qui était à l’origine de cette situation.

Finalement, une solution politique a été trouvée en 2000, à l’issue de négociations entre ministres cantonal et fédéral. […]

À partir de l’année 2000, un nouveau mouvement pour la défense des Kosovar.e.s débouté.e.s de l’asile a démarré, « En 4 ans on prend racine ». Confrontés à un délai de départ fixé par les autorités fédérales au 31 mai 2000, ses membres ont tout d’abord tenté sans succès de sensibiliser le canton de Vaud à leur bonne intégration, en se fondant sur un large soutien populaire exprimé notamment au travers de pétitions. Au printemps 2001, les menaces se sont précisées avec l’arrestation d’un Kosovar sur son lieu de travail et son expulsion de force avec toute sa famille. Neuf personnes qui n’acceptent pas le « plan de vol »3 qui leur avait été notifié ont pris refuge dans une église protestante en avril 2001. Considérées comme illégales et menacées d’arrestation à tout moment, elles sont restées pendant quatre mois dans les locaux de la paroisse, avant que l’exécution des renvois ne soit officiellement suspendue, pour les occupant.e.s du refuge comme pour les autres membres du mouvement. […]

En août 2004, nouveau rebondissement. Les dossiers de ces Kosovar.e.s ont été intégrés dans des négociations entre Vaud et l’Office fédéral. Le canton a présenté 1523 situations de personnes déboutées de l’asile, mais ayant été tolérées sur le territoire cantonal depuis plusieurs années, malgré les ordres fédéraux de quitter le territoire. Après avoir écarté d’emblée 175 dossiers de personnes provenant d’Éthiopie et d’Érythrée, et après avoir analysé les autres « au cas par cas », les autorités ont refusé toute régularisation à 523 personnes. Face aux menaces d’exécution des renvois qui ont suivi cette annonce officielle, la Coordination Asile Vaud (CAV) s’est créée, rencontrant un fort soutien populaire qui s’est concrétisé par une pétition récoltant rapidement plus de 14 000 signatures. Là encore, les autorités ont commencé par ignorer ces soutiens et les menaces de renvois forcés ont atteint un niveau d’alerte à la fin août 2004. Refusant de se plier aux ordres de départ, des dizaines de familles ont, tour à tour, dans les mois qui ont suivi, cherché protection dans des refuges d’églises catholiques et protestantes, animés par les membres de la CAV. Confronté à cette désobéissance massive jouissant d’une grande légitimité populaire, puis à un vote de défiance du Grand Conseil – pourtant dominé par la droite –, le gouvernement cantonal a entamé en 2005 de nouvelles négociations auprès des autorités fédérales, les renvois forcés étant suspendus pour les familles avec enfants. […] Finalement, les autorités ont délivré des permis de séjour en plusieurs étapes, certainement pour éviter de parler d’une régularisation collective. En septembre 2008, la quasi-totalité des personnes menacées était régularisée et une fête célébrait cette victoire du mouvement. […]

Rapports paradoxaux à l’illégalité

Dans les luttes concernant les réfugié.e.s ou les migrant.e.s, les libertaires affrontent des difficultés spécifiques. En effet, comme on l’a vu, c’est l’État qui, au travers de ses lois et les décisions de son administration, illégalise certaines catégories de personnes. Dans une période où les prérogatives des États sont remises en cause, le contrôle de la circulation des individus reste un domaine pleinement réservé à la souveraineté étatique. Cependant, cela signifie aussi que seul l’État peut défaire cette illégalisation et régulariser le séjour.

Au cours de la lutte de la CAV, de nombreuses situations sont venues illustrer le plein pouvoir de l’État de faire et de défaire cette illégalité. […]

L’affirmation étatique de l’illégalité se manifeste, dans le cas des personnes « sans-papiers », par la répression de leur séjour ou de leur travail, au moyen d’amendes de plusieurs milliers de francs suisses, mais aussi par des peines de prison fermes avec rapatriement forcé à la sortie. Les statistiques pénales montrent qu’un nombre important de personnes sont détenues en Suisse en raison de condamnations pour séjour illégal. Mais la législation criminalise également celui ou celle qui « facilite un séjour illégal », quels qu’en soient les motifs : les dispositions légales mettent sur le même pied passeurs sans scrupules habités par un pur dessein de lucre et mouvements de soutien animés par des convictions idéalistes. Agir en groupe et de manière régulière est considéré comme une circonstance aggravante, que l’on parle d’un réseau mafieux organisé ou d’un collectif de soutien. Concrètement, cela a débouché sur des poursuites pénales à l’encontre des personnes ayant apporté leur aide à des personnes « sans papiers » dans le cadre des mouvements de solidarité4. […]

Confronté à des mouvements demandant la régularisation du séjour de personnes déboutées de l’asile ou sans-papiers, l’État tend d’abord à réaffirmer l’illégalité de leur situation, qui empêche toute solution. Le refus de rencontrer officiellement les personnes concernées est justifié par cette illégalité, quand bien même leur action vise précisément à en sortir.

Cette position de principe, voire idéologique, est renforcée par le fait que les actions légales – démarches juridiques individuelles, pétitions, etc. – n’aboutissent qu’à de très maigres résultats. C’est particulièrement frappant pour les personnes « sans-papiers » : les régularisations « au cas par cas » se comptent par quelques centaines, alors que plusieurs dizaines de milliers d’individus sont concernés.

C’est ainsi qu’on arrive à ce paradoxe apparent : il faut passer par des actions illégales pour être légalisé. Dans les mouvements décrits plus haut, il a fallu, pour remporter le succès, passer outre les ordres de départ, poursuivre un séjour, voire un travail, qui n’était plus autorisé, occuper des lieux d’églises pour éviter des expulsions. Le cas des ex-saisonniers d’ex-Yougoslavie est exemplaire : dans d’autres cantons, faute de résistance, les personnes visées se sont pliées aux injonctions officielles et ont quitté le pays, perdant définitivement tout espoir de régulariser leur séjour, alors que le mouvement vaudois a pu gagner précisément parce que travailleurs.euses et employeurs.euses se sont obstinés à transgresser législation et décisions individuelles.

Toutefois, il faut relever que les personnes concernées ne revendiquent pas vraiment l’illégalité comme mode d’action. Celle-ci est plutôt subie et colore toute leur existence en Suisse, amenant les personnes « sans-papiers » à se convaincre qu’elles sont dépouillées de tout droit. Leur premier réflexe est plutôt de souligner leur bonne intégration sociale, professionnelle et économique. Ce qui les révolte, c’est l’aberration de la politique officielle et son idéologie discriminatoire, qui illégalise des dizaines de milliers de personnes, même après de longues années vécues en Suisse. […]

Les « personnes de soutien » revendiquent plus facilement l’aide au séjour illégal, quand bien même il s’agit formellement aussi d’un délit passible de sanctions pénales. La raison en est certainement que ce comportement actif et altruiste est considéré comme moins infamant. […]

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Lorsque nous débattions avec elles des orientations à donner aux luttes, les personnes déboutée.e.s de l’asile ou sans-papiers ont ainsi montré une réticence à envisager des actions illégales. Pourtant, dans le même temps, elles ne pouvaient pas accepter les ordres de départ, ressentis comme profondément injustes, pas plus que l’impossibilité d’obtenir un permis de séjour après des années de vie en Suisse […]. C’est alors que l’occupation de refuges, le plus souvent dans des églises, est apparue légitime, même si cela représentait une forme de désobéissance et de résistance face à l’État. […]

Autre paradoxe pour les militant.e.s libertaires, il s’avère extraordinairement difficile de revendiquer, dans les mouvements de lutte des personnes déboutées de l’asile ou sans-papiers, l’abolition des frontières et l’abandon de toute exigence de permis de séjour. Si ces mouvements ont su manier l’action directe pour créer le rapport de force, par exemple en occupant des églises pour imposer des négociations ou la recherche de solutions, il n’a pas été possible d’éviter le recours à l’État pour la régularisation du séjour. C’est pourquoi la revendication se résume à « des papiers pour toutes et tous »[^6], plutôt que « brûlons tous les papiers »… Il faut d’ailleurs bien admettre que disposer d’un permis de séjour reste aujourd’hui un préalable essentiel pour accéder à une certaine égalité, pour faire valoir ses droits, pour mener une vie digne.

Comme on le voit, la sortie de l’illégalisation n’est envisagée aujourd’hui que par le biais de l’octroi du permis de séjour. Une décision étatique reste le seul moyen pour régulariser la présence en Suisse. Tant du côté des autorités que pour une partie du mouvement, on est encore loin de reconnaître un « droit d’être là ». Dans cette conception, les droits découleraient du choix du domicile par chacun.e, et non de la nationalité attribuée par un État comme c’est le cas actuellement. On abandonnerait la perspective de la souveraineté étatique pour favoriser la liberté de l’individu et abolir les discriminations fondées sur la nationalité. Alors la question de l’illégalité du séjour ne se poserait plus.

Christophe Tafelmacher

2 Valli, Marcelo, Les Migrants sans permis de séjour à Lausanne.Rapport rédigé à la demande de la Municipalité de Lausanne, mars 2003.


  1. Wanner, P., Compter les clandestins. Méthodes d’estimation de la population sans autorisation de séjour à partir des données sur la population.Forum suisse pour l’étude des migrations, Discussion paper, 13/2002, Neuchâtel, 26 avril 2002. 

  2. Maillard, Alain, et Tafelmacher, Christophe, « Faux réfugiés » ?, la politique suisse de dissuasion d’asile, 1979-1999,Lausanne, Éditions d’En Bas, 1999. Dolivo, Jean-Michel, et Tafelmacher, Christophe, « Sans-papiers et Demandeurs d’asile : faire reconnaître le droit d’être là » in Mondialisation, migration et droits de l’homme, un nouveau paradigme pour les sciences sociales et la citoyenneté,Caloz-Tschopp, Marie-Claire, et Dasen, Pierre (dir.), vol. I, Bruylant Éditeur, Bruxelles 2007, p. 467. 

  3. Notification par la police des étrangers de la réservation du vol de retour. Le non-respect du « plan de vol » ou la non-présentation à l’aéroport permettent à l’autorité de requérir la mise en détention administrative en vue du refoulement. 

  4. Dolivo, Jean-Michel, et Tafelmacher, Christophe, « Sans-papiers… », op. cit.,p. 499. 

Salut à l’action directe Écologie sociale – Critique de la technologie – Habiter la terre autrement (Introduction)