Jean-Christophe Angaut
À l’heure où les imaginaires, sidérés de terrorisme et d’état d’urgence, semblent moins que jamais enclins à se projeter vers un horizon révolutionnaire, quelle pertinence peut-il bien y avoir à revisiter les conceptions de la révolution qui nous ont été léguées par les représentants de l’anarchisme révolutionnaire1 ? S’agirait-il, dans une période de réaction, de se réchauffer de vieilles tirades sur le caractère inéluctable de la révolution libertaire, voire de réaffirmer on ne sait quelle orthodoxie révolutionnaire anarchiste ? Ou bien inversement, nous faut-il renoncer à trouver dans les écrits laissés par cette tradition autre chose que des réponses spécifiques à un contexte unique, par définition révolu ? À l’écart de ces deux écueils (l’illusion de la lecture décontextualisée et la stérilité de la lecture exclusivement contextuelle), cet article, tout en faisant droit à l’ancrage historique de l’anarchisme révolutionnaire, fait le pari qu’on peut trouver dans les écrits qui en sont le plus représentatifs, de fécondes sources d’inspiration pour le présent et l’avenir.
L’anarchisme, comme courant de pensée et comme mouvement, est fils de l’ère des révolutions2, et c’est l’une des raisons pour lesquelles, d’après maints auteurs, l’expression « anarchisme révolutionnaire » est un pléonasme3.
La notion de révolution que nous possédons aujourd’hui est née à la fin du XVIIIe siècle, lorsqu’un mot qui servait à désigner un processus cyclique, et donc l’éternel retour du même, en est venu à signifier son exact contraire : la transformation brusque, violente et structurelle d’un État sous l’effet de l’insurrection d’un groupe social. Il a donc fallu une révolution dans la notion de révolution pour qu’elle ne signifie plus le retour cyclique de l’ordre mais son complet renversement, ce qui fait la singularité de l’histoire, l’irruption de l’événement, la nouveauté radicale4.
[…] Bien entendu, cet ancrage historique de l’anarchisme révolutionnaire comporte un aspect problématique pour qui cherche à en interroger la fécondité et l’actualité, en particulier lorsqu’il s’agit d’imaginer les révolutions du XXIᵉ siècle. […]
À quelles conditions une lecture vivante de cette tradition est-elle aujourd’hui possible, qui ne cède ni à l’illusion de l’invariance5, ni à la stérilité d’une contextualisation excessive ? Je me propose de prendre en considération dans ce qui suit deux traits qui semblent structurants pour le concept de révolution et qui ont pu conduire à en prononcer la caducité : les notions de projet révolutionnaire et de sujet révolutionnaire. S’il y a bien des projets libertaires et des sujets libertaires, si nombre d’anarchistes révolutionnaires ont pu formuler un projet révolutionnaire et identifier un sujet révolutionnaire, il me semble impossible de rattacher d’une manière univoque l’anarchisme révolutionnaire (et des auteurs aussi différents que Michel Bakounine, James Guillaume, Élisée Reclus, Pierre Kropotkine ou Gustav Landauer) à une conception de la révolution comme reposant sur un projet et comme portée par un sujet historique. Le propos […] est bien plutôt de repérer des tensions sur les deux thèmes en question, qui indiquent un dépassement de ce concept classique, y compris chez ceux qui peuvent en paraître les tenants.
L’idée de projet révolutionnaire constitue le premier élément à avoir conduit à prononcer l’obsolescence du concept de révolution, ou tout du moins à le considérer comme « antithétique ou incompatible avec la pensée anarchiste »6. Les raisons en sont les suivantes : en tant qu’elle constituerait l’objectif transcendant d’un projet, la révolution réintroduirait un élément théologique dans la pensée libertaire ; en tant que son projet aurait un caractère global, elle comporterait nécessairement un aspect totalitaire ; enfin en tant qu’il supposerait une croyance au déterminisme social, le projet révolutionnaire ignorerait le caractère imprévisible de l’organisation sociale7.
Ce qui frappe dans une telle argumentation, c’est que, pour l’un de ses aspects au moins, on en trouve une préfiguration dans des critiques explicitement adressées par des anarchistes révolutionnaires de la fin du XIXᵉ siècle à l’idée même de projet révolutionnaire, sans pour autant que ces critiques les aient conduits à « abandonner explicitement le concept de révolution ». De fait, chez des auteurs comme Bakounine ou Guillaume, qui furent parmi les premiers théoriciens de l’anarchisme révolutionnaire, on trouve une double critique de la notion de projet révolutionnaire – qui n’en côtoie pas moins, par endroits, sa tacite reconduction. La première porte sur ce qu’on pourrait appeler les plans de la société future censée découler d’une révolution. Dès le Catéchisme révolutionnaire de 1866, Bakounine s’en prend à ceux qui prétendent énoncer « une norme concrète, universelle et obligatoire pour le développement historique intérieur et pour l’organisation politique des nations », et à cette ambition, il oppose la nécessité de faire droit à « la richesse et la spontanéité de la vie, qui se plaît dans la diversité infinie »8. […]
La seconde critique porte sur ce qu’on pourrait appeler le projet de « faire la révolution », et consiste à dire que les révolutions se font bien plus qu’on ne les fait. Bakounine peut être considéré comme l’expression théorique de ce passage d’une conception de l’événement révolutionnaire à une autre. […] L’exposé le plus clair de la conception que se faisait l’anarchiste russe du processus révolutionnaire à la fin de sa vie se trouve dans sa lettre à Netchaïev du 2 juin 1870, dans laquelle il dit n’admettre « ni l’utilité ni même la possibilité d’une révolution autre que la révolution spontanée, c’est-à-dire populaire et sociale ». Pour lui, « toute autre révolution serait déloyale, nuisible et funeste à la liberté et au peuple, car elle réserverait à ce dernier une misère nouvelle et un nouvel esclavage ».
[…] [Son] propos n’est pas de se demander comment « faire la révolution », il est plutôt de savoir que faire en cas de révolution, et « quel caractère nous désirons voir prendre à la révolution, pour éviter qu’elle ne retombe dans les errements du passé.
[…] C’est en prolongeant cette conception de la révolution comme « fait naturel » que des auteurs comme Reclus et Kropotkine en viennent, dans les années qui suivent, à l’associer à l’idée d’évolution. […] Toutefois, en délaissant la catégorie de projet révolutionnaire, en particulier pour ses connotations « utopistes » (pour ce qui est du plan de la société future) et « blanquistes » (pour ce qui est du plan insurrectionnel), en ramenant la révolution à un fait naturel, ne risque-t-on pas de la rattacher à une idéologie du progrès ? […] Reclus et Kropotkine se faisaient du progrès une idée différente de celle des idéologues du progrès si caractéristique du XIXᵉ siècle. Le fait que le progrès soit celui de l’humanité, que les notions d’évolution et de révolution soient dites valoir aussi bien pour l’humanité tout entière que pour l’individu, le fait enfin que ce progrès soit conçu par Kropotkine et Reclus comme la mise en pratique de plus en plus consciente d’une solidarité et d’une entraide présentes spontanément dans le monde naturel, tout cela donne à penser que leur conception du progrès pourrait bien être plus morale que scientifique9. […]
S’il est donc possible de disjoindre la révolution d’un projet révolutionnaire, et s’il y a lieu de distinguer l’avènement du projet libertaire et l’événement de la révolution, celle-ci est-elle du moins portée par un sujet identifiable ? C’est l’une des objections, à la fois à la valeur de l’idée de révolution et à sa pertinence contemporaine que de soutenir que le sujet révolutionnaire a disparu, et dès lors que la révolution est impossible. […] Mon propos est de montrer comment l’anarchisme révolutionnaire ne s’est jamais inscrit dans cette problématique consistant à chercher un sujet de la révolution, à l’identifier à telle position objective de classe, à distinguer le concernant une position objective d’une conscience subjective, à se demander si la conscience révolutionnaire lui vient du dehors ou du dedans, etc., toutes entreprises qui sont caractéristiques d’un marxisme plus ou moins tardif.
J’en prendrai principalement trois exemples. Le premier, le plus général, porte sur l’usage de la notion de peuple […] Ce qui fait peut-être précisément l’intérêt de cette notion de peuple, c’est que celui-ci n’est pas un sujet constitué d’avance, c’est qu’il est cette entité floue qui se constitue dans un processus de contestation et de destitution, c’est qu’il est ce dans quoi les individus se rendent égaux les uns aux autres et surmontent leurs différences de statut. Le peuple, c’est l’anarchie de la vie sociale. […]
Pour en rester au cas de Bakounine, […] le révolutionnaire russe insiste ainsi sur le rôle révolutionnaire que peuvent jouer ce qu’on pourrait appeler des non-classes : ces « déclassés » qui ont en fait refusé d’accomplir le destin social auquel ils étaient promis, mais aussi la paysannerie et toute cette frange de la population que le marxisme a pris l’habitude de dénigrer comme Lumpenproletariat, et même, s’agissant de la Russie, le monde des brigands10.
C’est cette idée qu’on trouve radicalisée chez Gustav Landauer, qui refuse pour sa part explicitement d’identifier le « sujet révolutionnaire » à une classe existante d’une société qu’il s’agit de renverser, et notamment au prolétariat. […] Landauer ne soutient évidemment pas que les ouvriers seraient incapables d’être des révolutionnaires, mais plutôt que pour faire un révolutionnaire, il faut défaire un ouvrier – ou un noble, ou un bourgeois, ou un paysan – et qu’il n’y a pas de classe révolutionnaire : « il n’y a de révolutionnaires que dans les masses, lorsqu’il y a une révolution »11. On voit le lien avec le refus du projet révolutionnaire : c’est la révolution qui fait les révolutionnaires, et non l’inverse. […] Ce n’est pas en tant que classe que l’on se soulève, le moment révolutionnaire est un mouvement de dissolution des classes, le moment où le déclassement cesse d’être un phénomène sociologique pour devenir une activité politique d’abolition en acte des classes sociales
Que ce soit sur la question du projet révolutionnaire ou du sujet révolutionnaire, il me semble que les anarchistes eux-mêmes n’ont pas toujours pris conscience de la profonde et féconde inactualité de la pensée anarchiste, ni de la manière dont ce caractère intempestif pouvait la prémunir, au moins partiellement, contre l’air du temps. Parce qu’il existe en elle une tendance à refuser l’imposition d’une direction transcendante sur la vie sociale, elle peut effectivement se rendre étrangère à toute révolution conçue comme mise en œuvre d’un projet, avec sa stratégie et ses sujets. […]
[…] S’interroger sur l’actualité de la révolution, sur les formes qu’elle revêt aujourd’hui et qu’elle pourrait prendre demain, c’est inévitablement se demander quel rapport elle entretient avec celles du passé.
Juan Gris, « Guitar », 1918 (Pixabay).
[…] Nous vivons dans une époque, et dans une aire géographique, où, passé le temps des illusions et des désillusions, le fil des révolutions semble brisé. Cette conjoncture fait résonner familièrement à nos oreilles les déclarations désabusées de Bakounine à Reclus quelques années après l’écrasement de la Commune : « la pensée, l’espérance et la passion révolutionnaires ne se trouvent absolument pas dans les masses, et quand elles sont absentes, on aura beau se battre les flancs, on ne fera rien. » C’est dès lors peut-être dans un rapport paradoxal à leur histoire que le fil des révolutions peut être renoué. Dans l’introduction de son recueil Comment peut-on être anarchiste ?, Claude Guillon explique ainsi son intérêt historien pour la révolution française, parallèlement à son militantisme anarchiste : « convaincu que les révolutions à venir seront “sans modèle”, j’attache une particulière importance à l’étude des capacités d’imagination pratique des révolutionnaires “sans bagages” de 1789-1793 »12. L’idée est évidemment stimulante, non seulement parce qu’elle donne à entendre que le reflux de l’idée révolutionnaire au cours du XXᵉ siècle n’est peut-être que la fin d’un certain modèle de révolution, mais aussi parce qu’elle nous rappelle qu’une révolution est d’autant plus profonde qu’elle n’envoie pas de préavis ni ne se calque sur un modèle préexistant. […]
Jean-Christophe Angaut, Membre du collectif depuis 2011
Par anarchistes révolutionnaires, on peut entendre les anarchistes qui estiment qu’une révolution est nécessaire à la mise en œuvre du projet libertaire, et plus spécifiquement ceux qui vivent à une époque de troubles révolutionnaires. ↩
Sur la qualification du premier XIXe siècle comme « ère des révolutions », voir Eric J. Hobsbawm, L’ère des révolutions. 1789-1848, Paris, Fayard/Pluriel, 2011. On peut aussi considérer que le « long XIXe siècle » évoqué par cet auteur est tout entier compris entre deux révolutions : la française et la russe. ↩
Voir par exemple Luciano Lanza, « La révolution est morte, vive la révolution ! » in Un anarchisme contemporain. Venise 84, t. IV, La révolution, Lyon, ACL, 1986, p. 11. ↩
Il est frappant que dans le contexte anglais, le terme revolution ait d’abord été utilisé pour désigner la restauration de la dynastie des Stuart après l’interrègne des Cromwell, donc le retour à la situation antérieure à ce que, par la suite, on en est venu à appeler la première révolution anglaise. Et c’est aussi parce qu’elle se présentait comme un heureux rétablissement que la prise de pouvoir par Guillaume d’Orange en 1689 fut qualifiée de « glorieuse révolution ». ↩
Au sens que les bordiguistes ont pu donner à ce terme en se rapportant à la pensée de Marx et Engels, pensée réputée être sans histoire et pouvoir servir de repère à tout moment de l’histoire. ↩
Tomás Ibañez, « Adieu la révolution », in La révolution, op. cit., p. 79. On trouve une version remaniée de ce texte dans Fragments épars pour un anarchisme sans dogme, Paris, Rue des Cascades, 2010, p. 102-122. ↩
Ibid., p. 82-84. ↩
Bakounine, Catéchisme révolutionnairein Principes et organisation de la Société internationale révolutionnaire, Le Chat Ivre, 2013, p. 39. ↩
Sur ce rôle de la conscience, voir Renaud Garcia, La nature de l’entraide. Pierre Kropotkine et les fondements biologiques de l’anarchisme, Lyon, ÉNS Éditions, 2015, p. 49-50. ↩
Voir ma contribution (« Déclassement et révolution chez Bakounine ») au volume collectif édité par le CIRA de Lausanne, Refuser de parvenir, Paris, Nada, 2016, p. 83-102. ↩
Ibid., p. 92. ↩
Claude Guillon, Comment peut-on être anarchiste ?, Paris, Libertalia, 2015, p. 13. L’idée de révolution sans modèle reprend peut-être le titre d’un ouvrage de F. Châtelet, Gilles Lapouge et Olivier Revault d’Allonnes, La révolution sans modèle, Paris, La Haye, Mouton, coll. « Archontes », 1974. Mais elle a surtout fait florès au moment du « printemps arabe ». Voir par exemple l’entretien accordé par la spécialiste de la Tunisie Jocelyne Dakhlia en juin 2014 : « si la révolution tunisienne a eu un écho si extraordinaire dans le monde, c’est parce qu’il s’agissait d’une révolution sans modèle au préalable, sans leader apparent, sans idéologie toute faite ». ↩
Qu’en est-il aujourd’hui de la révolution et de son imaginaire ? Pouvoir (Introduction)