Des affects au plaisir ?

Des affects au plaisir ?
Lecture croisée de Frédéric Lordon, Catherine Malabou et Michaël Fœssel

Jean-Christophe Angaut

Une approche libertaire de la transformation sociale – qu’il s’agisse de l’horizon qu’elle dessine ou du processus qu’elle met en œuvre – peut-elle être centrée sur la notion d’affect ? À en croire Catherine Malabou dans son récent ouvrage Au voleur ! Anarchisme et philosophie (PUF, 2022, p. 259), c’est plus qu’incertain. Pour la philosophe, « la théorie politique des affects parvient le plus souvent à la conclusion selon laquelle la multitude déchaînée, débordée par ses passions, a besoin d’un maître ». Attaque prémonitoire contre un (alors) futur numéro de Réfractions ? Il est plus probable que la remarque vise les publications répétées de Frédéric Lordon, qui associe en effet une réflexion sur les affects et l’affirmation réitérée d’une nécessaire verticalité dans l’organisation politique et sociale. Il est aujourd’hui difficile d’aborder le statut des affects, aussi bien dans les formes de domination que dans les perspectives d’émancipation, sans voir ce que l’on peut tirer du principal penseur français contemporain qui fasse usage de cette notion. Mais il est aussi nécessaire de se demander si Catherine Malabou ne jette pas le bébé des affects avec l’eau du bain Lordon.

Anarchie en Lordonie

La visibilité de la notion d’affect est aujourd’hui étroitement associée aux écrits de Frédéric Lordon. Celui-ci, qui a produit en tant qu’économiste des travaux intéressants sur la finance et les crises du capitalisme, développe aussi depuis une quinzaine d’années, toute une théorie politique et sociale se réclamant de Spinoza et articulée autour de la notion d’affect : depuis L’intérêt souverain : essai d’anthropologie économique spinoziste en 2006 et Capitalisme, désir et servitude : Marx et Spinoza en 2010, jusqu’à La condition anarchique en 2018, en passant par La société des affects, en 2013, Imperium : structures et affects des corps politiques en 2015 et Les affects de la politique en 2016. Comme ces élaborations théoriques s’accompagnent souvent de sorties plus ou moins bien informées contre l’anarchisme, il est naturel qu’elles aient rencontré un accueil pour le moins mitigé parmi les libertaires. On peut par exemple renvoyer à la recension d’Imperium par Renaud Garcia, publiée en novembre 2015 dans C.Q.F.D. n° 137 sous le clasheux titre « Lordon’s calling ». Par exemple, F. Lordon ne craint pas d’expliquer aux anarchistes qu’ils se sont trompés de nom : les malheureux ne le savent pas, mais ils sont acrates, dit-il dans La société anarchique (en fait, si, ils le savent si bien que le terme est largement en usage parmi les anarchistes hispanophones). Il n’hésite pas davantage à les accuser hardiment de dénier la violence pour n’avoir pas à reconnaître la nécessité de la verticalité dans la résolution des conflits : d’où la collection d’accusations à l’emporte-pièce, dans Imperium, contre une « pensée libertaire » réarrangée pour les besoins de la polémique (ce qui, du reste, n’empêche pas l’auteur de reprendre à son compte un certain nombre de revendications historiques du mouvement anarchiste réel). Et il ne rechigne pas davantage à attribuer aux anarchistes des mots d’ordre qui ne sont pas les leurs pour ensuite les déclarer absurdes : c’est tout le propos, finalement bien sommaire, du livre d’entretiens Vivre sans. Institutions, police, travail, argent (2019) dans lequel Lordon, ayant décrété que l’État n’était rien d’autre que « du nombre assemblé sous une certaine forme », déclare insensé le désir des anarchistes de vivre sans État, aussi insensé qu’est incompatible avec toute vie sociale leur projet (présumé par lui) de vivre sans normes, sans institutions, sans identités partagées, sans projets collectifs.

J’essaierai de montrer par la suite que cette succession de coups de force sur le sens des mots (l’anarchisme, c’est l’antiétatisme ; l’État, c’est la forme de la vie sociale ; donc…) et l’orientation anti-anarchiste de la pensée de Lordon ne sont pas étrangères à la manière dont il conçoit les affects et dont il en fait la cible de toute politique (qu’elle soit d’émancipation ou pas), mais aussi que la théorie politique des affects développée par Lordon n’épuise pas les usages possibles de cette notion, y compris dans un sens libertaire.

Affects partout, raison nulle part

Les travaux dans lesquels F. Lordon fait massivement usage de la notion d’affect offrent peu de prise à la discussion, puisque l’auteur y explique d’emblée que nous croyons spontanément à la rationalité de la politique et que « seule la théorie spinoziste de l’action et de la pensée peut nous faire accéder à ce point de vue qui contredit toutes nos représentations spontanées » (avant-propos du livre Les affects de la politique, dont il sera principalement question ici). Or cette théorie n’est jamais vraiment discutée, ses propositions sont assénées et commentées comme des sourates ou des versets délivrant une connaissance inaccessible au vulgaire, par exemple… que ce ne sont pas les idées qui mènent le monde (chap. 1er). Certes, l’auteur nous a avertis d’emblée que, coupés de leur contexte initial, certaines propositions spinozistes ressemblaient à des énoncés triviaux – mais on se demande aussi parfois si Lordon n’enrobe pas des poncifs d’un vernis de profondeur spinoziste. Ainsi lorsqu’il rajoute une couche d’affects sur ce constat peu discutable : la surveillance électronique généralisée laisse les gens indifférents, sauf si on leur représente que l’État peut aller chercher une photo de leur bite sur leur ordinateur.

Mais précisément, qu’est-ce qu’un affect pour Spinoza, en tout cas lu par Lordon ? Vouée à supplanter la notion en vogue d’émotion (qui oublie le poids des structures dans notre vie affective), celle d’affect désigne « l’effet qui suit de l’exercice d’une puissance ». En effet, quand « une chose exerce sa puissance sur une autre, cette dernière s’en trouve modifiée : affect est le nom de cette modification ». Dans la mesure où toute chose produit des effets, où donc toute chose est puissance, tout affecte et se trouve affecté. Et c’est cette capacité à être affecté qui détermine en retour la manière dont j’affecte ce sur quoi j’exerce ma puissance. L’affect n’est donc pas seulement du côté de la passivité, il n’est pas une simple affection, il affecte aussi l’orientation de l’agir, l’exercice de ma puissance dans une direction déterminée, puisque, nous dit Spinoza, cité par Lordon, un affect est une affection qui fait varier la puissance d’agir d’un corps (les passions tristes la diminuent, les passions joyeuses l’augmentent).

Mais ces propositions ont leur réciproque : si l’affect est effet, on ne peut inversement produire d’effet sans affecter, et on ne peut donc prétendre modifier quoi que ce soit sans affecter, ce qui conduit plus loin Lordon à définir la politique comme un « art d’affecter » (mais comme il est un peu cuistre, il dit en latin ars affectandi). La politique, c’est une manière d’intervenir sur les passions, ce qui implique qu’elle produise des impressions, qu’elle cherche à agir sur l’imagination – en tout cas si elle veut prétendre à une quelconque efficacité, celle-ci se définissant bien entendu comme capacité d’affecter. Et cela qu’elle soit une politique de gestion (gestion des affects, donc) ou une politique contestataire (qui est stimulation des passions séditieuses) : ce n’est pas la représentation abstraite de l’institution policière qui déclenche l’émeute, c’est l’image, qui nous affecte, de cet homme noir étranglé par quatre brutes en bleu, d’où aussi les tentatives du pouvoir pour que ces images ne nous parviennent pas.

Dans une telle conception, il n’est pas question de jamais sortir de la logique des affects pour imposer à ces derniers une maîtrise extra-affective, par exemple par le biais d’une raison surplombante, à la manière dont chez Platon, les désirs doivent être maîtrisés sous la conduite de l’intellect (qui néanmoins délègue cette tâche à des instances subalternes, sortes de flics de l’âme). Ce qui peut venir supplanter un affect, c’est un affect plus puissant. Est-ce à dire que les soupçons exprimés par Catherine Malabou contre la politique des affects seraient infondés ? Il est vrai qu’à suivre Lordon, la simple conscience d’être affecté ne suffit pas (chez Spinoza, elle n’engendre par elle-même que la tristesse), et qu’il s’agit moins de maîtriser ses affects que d’en produire de nouveaux. Or une telle production, explique encore Lordon, ne vaut que si l’on a reconnu au préalable que le pouvoir qu’ont les institutions de nous affecter est en fait un pouvoir d’auto-affection de la multitude – d’où la reprise par Lordon dès son livre Capitalisme, désir et servitude du thème de la servitude volontaire. Les institutions ne sont rien d’autre que la manière qu’a la multitude de s’affecter elle-même, quoique la chose échappe aux individus qui la composent et qui n’y reconnaissent pas leur création collective. Ignorant visiblement que Proudhon et Landauer l’ont dit bien avant lui, Lordon écrit que « l’État c’est nous », en insistant sur le fait que l’État, c’est une autonomisation, une séparation, résultat d’une capture de la puissance de la multitude. Plusieurs problèmes doivent dès lors être soulevés.

Bonjour tristesse ou cache ta joie ?

Une première gamme de problèmes tient à la grille de lecture spinoziste que Lordon cherche à tout prix à imposer. Dans sa dépendance à l’endroit de Spinoza, Lordon est contraint d’associer l’indignation et la colère à des passions tristes – puisque la colère, selon l’auteur de L’Éthique, c’est « le désir qui nous incite, par haine, à faire du mal à ce que nous haïssons ». Cela conduit, du reste, au seul moment des Affects de la politique où Lordon, presque en s’excusant, prend expressément ses distances avec son auteur fétiche, en constatant que Spinoza dit des passions tristes qu’elles sont toujours mauvaises (donc aussi la colère, sans laquelle rien n’est possible…), et en déplorant simplement que nous ne soyons pas à la hauteur de la sagesse spinoziste (qui nous dit aussi cependant : « qui imagine que ce qu’il a en haine est détruit, sera joyeux. ») Ce n’est pas très grave, mais cela donne néanmoins l’impression que Lordon prend un peu ce qui l’arrange chez Spinoza, que son spinozisme est un spinozisme tronqué, qui contourne systématiquement le fond moral du propos. Or Spinoza écrit bien une éthique, avec à terme une perspective de libération qui passe par la connaissance. Mais chez Lordon, on va au mieux jusqu’au livre IV (celui qui traite de la servitude de l’homme), jamais jusqu’au livre V de L’Éthique, consacré à la liberté de l’homme. Or c’est une chose de dire qu’on ne peut s’empêcher d’imaginer et d’être affecté, c’en est une autre que de présumer qu’on ne peut jamais sortir du règne de l’imagination et vivre sous la conduite de la raison. Et pourquoi ne pas parler non plus des formes spécifiquement politiques de libération que Spinoza envisage dans ses traités politiques ?

Plus problématique encore pour un livre qui est censé reposer sur la conception spinoziste de l’affect comme ce qui modifie la puissance d’agir, Les affects de la politique est bien discret sur les affects que Spinoza qualifie de bons : les seules occurrences de la joie (l’exemple même de l’affect qui augmente notre puissance d’agir, selon le philosophe hollandais) concernent ou bien les pauvres joies associées à l’imagination marchande, ou bien les brefs moments d’exaltation des collectifs qui, en début de lutte, découvrent leur propre puissance (mais jamais, par exemple, les plaisirs de la vie partagée, rire ensemble des dominants, jouer, faire la fête…). C’est que dans le fond du propos, c’est moins la joie ou le plaisir (ce dernier mot n’apparaît même pas dans le livre) que la puissance qui est au centre du questionnement – et la question est moins de recenser les affects de la politique que de se demander comment exercer sa puissance en modifiant les affects pour parvenir à une nouvelle hégémonie. Bref, tout cela manque paradoxalement d’affects, parce que ce qui intéresse l’auteur derrière l’affect, c’est le pouvoir d’affecter, voire de modifier l’affectabilité – on n’est pas si loin de ces autres auteurs qui peinent à envisager les interactions autrement que sous la forme de rapports de pouvoir (Foucault), voire de conflits ou d’associations hiérarchisées entre des affirmations solitaires de la puissance (Nietzsche).

On est évidemment tenté de relire à partir de sa conception de la politique comme exercice d’une puissance d’affecter les coups de force auxquels Lordon se livre régulièrement, aussi bien sur les positions qu’il prête à ses adversaires – aisément transformés en hommes de paille – sur le vocabulaire et les concepts (l’anarchie, l’État) que sur la grille de lecture générale qu’il impose (hors Spinoza, point de salut pour les ignorants). Pouvoir changer le sens des mots, se créer une réalité à la mesure de ce qu’on veut ridiculiser et détenir la clé de la servitude affective généralisée, n’est-ce pas manifester au plus haut point sa puissance d’affecter ? Si la joie est discrète parmi les affects politiques qu’analyse Lordon, il y a bien dans son écriture une allégresse, celle de posséder, par la grâce de la science spinoziste, la vérité sur le régime d’affects dans lequel (le reste de) l’humanité est plongée, comme s’il s’exceptait de la vie affective ou tout du moins prétendait, sachant à quoi s’en tenir quant aux affects, voir clair là où la multitude est affectée sans en avoir conscience. Comme on a pu se demander ce qui faisait courir les militants, on en vient à se demander si ce n’est pas cela qui produit chez l’économiste-philosophe ce visible contentement de soi (défini par Spinoza dans le livre III de L’Éthique comme une « joie née de ce que l’homme se considère lui-même et sa puissance d’agir » !).

Ce qui amène à formuler un dernier problème. L’enjeu, pour Lordon, c’est « la fabrication concrète d’une hégémonie », c’est-à-dire « imposer les manières communes de juger du bien et du mal en politique ». Dans une optique émancipatrice, cela peut conduire à se demander comment faire en sorte qu’on ne tolère plus ce qu’on s’est habitué à accepter, par exemple les écarts de rémunération entre patrons et ouvriers. Cela peut d’ailleurs se faire de deux manières, signale Lordon : en jouant sur les affects (en parlant à l’imagination, donc – c’est la politique comme art d’affecter), ou bien en jouant sur l’affectabilité (en modifiant la complexion passionnelle des individus de telle sorte qu’ils puissent être affectés par des représentations abstraites – ce serait le rôle des intellectuels). Comme tant d’autres, Lordon marche dans les pas du philosophe italien Antonio Gramsci en estimant que le problème actuel de la gauche, c’est un problème d’hégémonie et qu’il s’agit de gagner la guerre des imaginaires.

Or cette notion d’hégémonie est hautement problématique. On en trouve une critique tout à fait bienvenue dans l’épilogue du dernier livre de Michaël Fœssel, Quartier rouge. La gauche et le plaisir (PUF, 2022). Si l’hégémonie, c’est « un ensemble d’idées et d’automatismes de pensée devenus majoritaires à force d’être ressassés », écrit Fœssel, il est vrai que tout cela se joue au niveau de l’imagination, mais sur ce terrain, les forces émancipatrices ne seront-elles pas toujours en défaut par rapport à celles qui prônent la défense agressive de l’identité et le culte de l’unité nationale ? Spinoza lui-même viendrait peut-être ajouter que les passions nationalistes, et notamment la haine de l’étranger, sont intimement liées au jeu de l’imagination, aux sentiments d’appartenance et de ressemblance (Éthique, III, prop. 46). Pour le dire encore dans les termes de Spinoza, réduire la politique au jeu de l’imagination et des affects, n’est-ce pas aussi se condamner collectivement à demeurer sous la conduite de l’imagination ?

Pour le plaisir : Michaël Fœssel

Dans Quartier rouge, M. Fœssel soutient que ce qui manque, c’est moins un imaginaire de gauche que des expériences réelles qui viennent incarner les espérances d’émancipation – des expériences qui mettent en joie, qui associent l’émancipation au plaisir.

De prime abord, le livre de M. Fœssel décentre le propos par rapport à une problématique centrée sur les affects, en proposant une revalorisation libertaire du plaisir, y compris dans ce qu’il a de non politique, voire de franchement problématique politiquement. Comment peut-on prendre du plaisir à quelque chose que l’on réprouve par ailleurs politiquement ? Pour critiquer l’ordre social, est-il nécessaire de se priver des plaisirs qu’il met à notre disposition ? Ce qui fait la faiblesse, voire la mauvaise presse du plaisir dans la théorie politique est pourtant précisément ce qui intéresse l’auteur : il y a de l’événement dans le plaisir, de l’inattendu, qui n’est pas nécessairement provoqué par l’action intentionnelle d’une puissance extérieure, et qui n’est pas non plus nécessairement recherché par celui auquel cela arrive. L’auteur emprunte dans l’avant-propos un exemple à Simone Weil : le plaisir pris par les ouvrières qui occupèrent leurs usines lors des grandes grèves de 1936. Ce plaisir pris à « transformer un lieu de servitude en un espace joyeux » n’était pas le but visé par l’action d’occupation, mais le fait qu’il en ait résulté a coloré cette expérience d’un ton inattendu et a fait naître de nouveaux désirs. Il n’est pas précédé par un manque, une attente ou un désir, il est une présentation et une réalisation de l’avenir qui se fait. Contrairement aux biens qui nous sont promis, le plaisir se prend ici et maintenant. C’est bien d’ailleurs ce qui a horrifié le patronat de 1936, au moins autant que de voir débarquer les « congés payés » sur les lieux de villégiature qui étaient alors réservés à la bourgeoisie. Le plaisir, c’est l’expérience d’avoir plus d’un corps, de ne pas être cantonné à ce corps au travail. La conclusion de l’ouvrage démarquera cette approche libertaire d’une approche libérale (pour laquelle la sphère du plaisir se paye dans la sphère du travail) et d’une approche libérale-libertaire (qui feint de ne pas voir les conditions sociales de l’accès au plaisir).

De telles expériences – et pas seulement celles qui sont associées à la joie et au plaisir de militer – doivent conduire, selon l’auteur, à revaloriser le statut politique du plaisir. Or que ce soit chez les philosophes qu’on associe aux mouvements de contestation contemporains ou plus généralement dans ces mouvements eux-mêmes, le plaisir a mauvaise presse. Dans son livre Les fruits défendus (cité par M. Fœssel), Thomas Bouchet montre qu’il n’en a pas toujours été ainsi et que les socialismes du XIXᵉ siècle prenaient pleinement en compte la dimension sensuelle et affective de l’émancipation sociale. Aujourd’hui, on estime plutôt que le slogan « vivre sans temps morts, jouir sans entraves » a été repris à son compte par l’économie libidinale du néolibéralisme, concédant ainsi à ce dernier sa conception du plaisir comme maximisation de l’intérêt personnel. Pire encore, on en vient à confondre une perspective de sobriété (tout à fait compatible avec une multiplication et un renouvellement des plaisirs) et une ascèse – c’est le propos du chap. II de Quartier rouge, qui a toutefois, si j’ose dire, la dent un peu dure avec le mouvement végan (mais transformer des végans en hommes de paille, c’est évidemment tentant). On songe ici à un vieux dessin de Charb montrant deux militants de Lutte Ouvrière tirant la gueule, l’un expliquant à l’autre : « le rire, c’est bourgeois ». Cela pose une question fondamentale, que reprend le dernier chapitre de l’ouvrage, et qui a à voir avec la contestation de la notion d’hégémonie : ce n’est pas tant l’imaginaire de la gauche qui est en panne, car ses valeurs de justice sociale et de liberté sont plébiscitées par l’opinion, « ce qui est en souffrance, c’est l’articulation entre les imaginaires de justice et les expériences concrètes qui prouvent qu’une autre organisation de la société est possible ». Ces expériences, elles sont précisément apportées par l’immédiateté du plaisir collectif (le rire, la fête, le jeu), qui possède une dimension démocratique – ce n’est pas « l’éternité à la portée des caniches », suivant la formule grincheuse de Céline dans Voyage au bout de la nuit à propos de l’amour, mais « un miracle dans une vie de chien » (comme l’écrit M. Fœssel dans son analyse du film Shame), ou encore « réaliser le paradis dans les conditions de l’enfer » (titre du chap. II de l’ouvrage).

En philosophie, une des voies de dépolitisation des plaisirs a consisté à ne les valoriser que dans le cadre d’une ascèse renonçant à transformer le monde pour se concentrer sur la transformation esthétique de soi. C’est ici Foucault qui est visé, celui-là même qui, au début de son Histoire de la sexualité, raille la naïveté de « l’hypothèse répressive » et s’en prend à l’imaginaire de la révolution sexuelle. Au contraire, M. Fœssel propose une revalorisation de la prétendue « hypothèse répressive » défendue par le freudo-marxisme de Marcuse. Loin d’avoir ignoré la captation du désir de jouissance par le capitalisme, Marcuse en a fait le point de départ de son livre Éros et civilisation, qui évoque à ce propos une « désublimation répressive » : la nouvelle répression sexuelle ne consiste plus à opposer des interdits au plaisir, mais à individualiser le plaisir, à le cantonner hors de la sphère productive et à l’aiguiller vers ceux des plaisirs qui ne nuisent pas au fonctionnement de la société capitaliste. Ce que décrit Marcuse en assistant à l’explosion de la société de consommation dans les années 1950 aux États-Unis pourrait bien trouver son point d’aboutissement chez nous, y compris dans cette triste pornographie, où le sexe représenté triomphe sur le sexe événement, où chaque organe est associé à une fonction, une image à une signification, et l’acte sexuel à son unique dénouement possible.

L’autre manière de dénier toute subversivité au plaisir consiste à lui préférer la notion de désir. C’est chez Gilles Deleuze qu’on trouve le plus clairement cette opération à l’œuvre, opération qui est aussi une manière de substituer l’affect (en l’occurrence la joie) au plaisir. Dans un projet de lettre à Foucault, en 1977, Deleuze écrit : « je ne peux donner au plaisir aucune valeur positive, parce que le plaisir me paraît interrompre le procès immanent du désir ». En prenant du plaisir, on fait avec l’ordre social existant, on renonce à le transformer – raison pour laquelle Deleuze préférera toujours le terme de joie (dont il emprunte la conception à Spinoza) pour désigner la jouissance liée à la créativité du désir et qui n’attend pas sa satisfaction. L’affect plutôt que l’affection, en somme. Mais outre qu’une telle opposition semble restaurer une conception du désir comme manque à combler que Deleuze récuse par ailleurs, M. Fœssel remarque qu’il s’agit bien plutôt d’une manière de hiérarchiser les affects, voire de les politiser naïvement, et de ne pas voir que le ravalement du plaisir à la satisfaction bourgeoise conduit à contourner le problème social de l’accès aux plaisirs, notamment lorsqu’ils sont associés au comblement d’un manque.

Affects et commandement

Cette discussion sur la joie et le plaisir à partir de Deleuze nous reconduit à notre propos de départ, à la critique formulée par Catherine Malabou à l’endroit de toute politique des affects et à la méfiance que peut plus généralement inspirer toute pensée plaçant ces derniers au centre. Pour la philosophe, lors même que la politique des affects ne se mue pas en logique de discipline de la multitude, « toute théorie des affects, quelle qu’elle soit, s’enracine nécessairement dans une pensée de l’auto-affection – qui emprisonne la pensée politique, même lorsqu’elle se dit “révolutionnaire”, dans la logique du gouvernement. » Dans Au voleur ! ces déclarations interviennent dans un contexte où il est question de la philosophie de l’immanence développée par Gilles Deleuze et de son inspiration spinoziste revendiquée. Dans un cours à Vincennes, le 16 décembre 1980, Deleuze qualifiait en effet la pensée de Spinoza de « pensée anti-hiérarchique » qui veut que « tout étant effectue son être autant qu’il est en lui » et ajoutait qu’« à la limite, c’est une espèce d’anarchie. Il y a une anarchie des étants dans l’être. » (cité dans Au voleur ! p. 242)

Au contraire, Catherine Malabou s’en prend à la conceptualité des affects en estimant que toute prise en considération d’une action d’un être sur un autre (ou même d’une auto-affection) revient à un acte unilatéral d’autorité, nous ramène à la logique du commandement : même dans le cas de l’auto-affection, il est toujours question d’une instance qui affecte et d’une autre qui est affectée. L’auto-affection, ce serait ainsi l’importation dans le sujet des relations de commandement et d’obéissance – ce qui ne peut que préparer la disjonction externe des deux.

On peut trouver cette critique trop massive et ne pas accorder à l’autrice ce qu’elle trouve de problématique dans l’idée d’auto-affection. On peut aussi relever qu’il s’agit là d’une difficulté récurrente dans le livre de Catherine Malabou, qui rejette également comme anti-anarchistes l’idée de maîtrise de soi, parce que la notion de maîtrise y intervient, ou le fait d’agir suivant des principes, parce que principe en grec se dit arkhè (on pourrait en faire autant avec la notion d’autonomie, parce qu’elle inclut la notion de loi)… Tout comme on peut lui accorder qu’il est problématique de considérer l’action politique comme l’endroit où l’on soumet les autres à son action, où l’on provoque des affects chez les autres, parce que cela renvoie à quelque chose comme une aspiration solitaire à l’expression de puissance – sans pour autant faire découler cela nécessairement de l’usage de la notion d’affect.

Renonçant à une joute de mots (« joie et affects oui, plaisirs et émotions non ») qui risque de nous faire de perdre de vue les différentes dimensions d’une réalisation effective et affective des idéaux d’émancipation, on préférera se tourner vers un autre livre de Catherine Malabou, qui associe l’anarchisme au plaisir à travers le clitoris. Dans Le plaisir effacé. Clitoris et pensée, après avoir soutenu que « le clitoris est un anarchiste », elle fait remarquer que tous deux partagent un destin de « passagers clandestins » dont l’existence même tend à être effacée, que tous deux sont des fauteurs de trouble, paraissent être en trop, mais surtout que la dynamique de plaisir du clitoris n’est pas associée à un autre but, ce qui le rend indifférent aux jeux de la puissance et du pouvoir, organe non gouvernable car non reconductible à une fonction. En somme, l’organe par excellence des affections est aussi un organe sans affectation.

Jean-Christophe Angaut

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Indications bibliographiques

Michaël Fœssel, Quartier rouge, PUF, 2022.

Frédéric Lordon, Les affects de la politique, Seuil, 2018.

Catherine Malabou, Le plaisir effacé. Clitoris et pensée, Payot & Rivages, 2020.

Catherine Malabou, Au voleur ! Anarchisme et philosophie, PUF, 2022.

Main basse sur les affects Accident de vie brutal