Entretien avec Fabien
Fabien est conducteur de train, et syndicaliste de la Fédération SUD-Rail. Il n’est pas membre d’une organisation politique spécifique, ne se revendique pas anarchiste ou libertaire, mais sa conception et sa pratique de l’action syndicale sont dans la tradition anarcho-syndicaliste ou syndicaliste révolutionnaire et de son texte fondateur : la Charte d’Amiens de 1906. Tout d’abord la « double besogne » : organiser la défense au quotidien des conditions de travail des salariés, tout en visant un horizon d’émancipation (nommé « syndicalisme de transformation sociale » dans les Statuts de SUD-Rail). Ensuite la croyance dans une organisation syndicale qui n’est ni une structure hiérarchique dirigée d’en haut, ni une avant-garde révolutionnaire, mais une structure maîtrisée depuis le premier niveau (les sections) et dont le but doit être de créer ou préserver une capacité d’action collective, à mettre au service des luttes lorsqu’elles émergent. Lesquelles deviennent alors le lieu de la démocratie directe pour la conduite et la maîtrise de la lutte : assemblées générales souveraines, mandats impératifs, etc.
SUD-Rail, né en 1996, trouve ses racines dans les deux grandes grèves spontanées qui ont débordé les organisations syndicales à la SNCF. La première fut celle de l’hiver 1986-1987 (lire à cet égard l’ouvrage de 1988 en autoédition, Le heurtoir, d’un collectif de conducteurs du dépôt Nancy, autodésignés Les 7 tractionnaires, qui raconte la grève depuis l’intérieur, avec l’ambition d’en dégager les lignes de forces et surtout un débat sur l’action pour l’avenir). Cette grève est à mettre en parallèle à la même époque, avec les mouvements du personnel infirmier, ou des étudiants contre la loi Devaquet, tous se caractérisant par l’irruption de coordinations en dehors d’organisations syndicales. La seconde grande grève de ce type fut bien sûr celle de 1995, qui est directement à l’origine de la création de SUD-Rail.
Arrivé à la SNCF en tant que conducteur en 1999, Fabien a adhéré à SUD-Rail après sa période de commissionnement (l’équivalent SNCF de la période d’essai). Il a d’abord milité dix ans sans mandat électif ou syndical, puis a assumé, au fur et à mesure, des mandats pour sa section, pour son syndicat, et aujourd’hui pour la Fédération.
Je suis issu d’un milieu ouvrier, mes grands-parents étaient paysans. Si en apparence le milieu dans lequel j’ai baigné me semblait peu ou pas politisé, l’engagement de mes parents dans le milieu associatif sportif de la FSGT (Fédération Sportive et Gymnique du Travail) m’a amené assez vite vers l’âge de 9-10 ans à côtoyer des membres actifs du PC et de la CGT. Avec le recul, je me suis aperçu que par des biais détournés, essentiellement le sport, beaucoup de conversations ou d’évènements ont conduit à un début de conscience de classe et de formation politique. À l’époque dans ma ville de naissance (Roanne), il y a de grandes usines comme l’Arsenal de Roanne, les ARCT (Ateliers Roannais de Constructions Textiles), le centre de tri postal… et chacune d’elles possède son association sportive multisports affiliée à la FSGT, dont les dirigeants font tous partie de la CGT et/ou du PCF.
À travers ce tissu associatif, tous les amis de mes parents, les personnes dont la parole « comptait » étaient presque tous engagés politiquement. J’ai des souvenirs très précis de deux personnes qui s’adressaient à moi directement malgré mon jeune âge, et même si je pense n’avoir pas pu comprendre toute la portée politique de leur argumentaire à l’époque, cela participait déjà au début de mon esprit politique. Je me souviens notamment des conversations autour de l’accès au sport pour tous ou du boycott des Jeux olympiques de Moscou (1980) par les USA.
Plutôt que mon entrée en politique, il est vrai que deux évènements m’ont laissé à penser que la politique servait à quelque chose et plus précisément que cela pouvait exercer une influence sur nos vies.
Le premier, c’est l’élection de François Mitterrand le 10 mai 1981. J’ai 11 ans et alors que mes parents parlent divorce et se détestent cordialement, je vais assister à une scène surréaliste : à l’énoncé du résultat, ils se mettent à danser dans le salon avec une liesse qui m’a surpris. J’ai dû demander quelques explications, parce que je me rappelle qu’ils ont pris la peine de m’expliquer qu’ils voyaient ça comme un véritable tournant et que désormais tout allait changer. Je n’ai pas tout compris. En revanche, je me rappelle que j’avais décidé, dès ce moment-là, de m’intéresser plus à ce truc qui pouvait changer nos vies.
Le deuxième évènement marquant pour moi fut ma participation au congrès national de la FSGT en 1982 (de mémoire), organisé au cœur du quartier de Montreynaud, qui est la ZUP de Saint-Étienne. Comme toutes les ZUP (zone à urbaniser en priorité) construites dans les années 1960-1970 (Montreynaud date de 1966), il s’agissait de quartiers entièrement nouveaux, sous forme de grands ensembles comportant logements, commerces, administrations, etc., et dont l’implantation, à l’écart des centres-villes mais près des usines (qui existaient encore à l’époque) laisse comprendre une organisation spatiale de la ville où les ouvriers sont isolés et placés là où est leur seule fonction : produire. Mais dans les années 1980, avec le tissu encore fort et structurant des associations dans l’orbite des PCF et CGT, on est bien au cœur d’un espace ouvrier.
Mes parents m’avaient sans doute emmené parce qu’ils n’avaient personne pour me garder et parce que ce n’était pas trop loin de Roanne. Je me trouve évidemment être le plus jeune congressiste. Je participe à des ateliers où, avec application, je prends des notes. Sans doute à cause de ma jeunesse, c’est à moi que l’on a demandé de présenter la restitution de l’atelier en tribune, devant ce qui m’a semblé être une foule considérable, et je me rappelle avoir beaucoup aimé ça.
J’ai un souvenir très précis également d’avoir été particulièrement impressionné par la force collective qui s’est dégagée au moment où tout ce beau monde en fin de congrès s’est mis à chanter l’Internationale.
Je ne sais pas s’il faut parler « d’adultes référents », mais il est indéniable que des adultes marquants ont participé à mon ouverture d’esprit et m’ont permis d’intégrer une conscience de classe et la possibilité d’une action collective.
Ils étaient profs, amis de mes parents, parents de copains de classe… et tous à des degrés divers ont participé à mon émancipation. Quand je dis à des degrés divers c’est parce que, par exemple, des parents de copains chez lesquels j’étais invité m’ont tout simplement parfois permis d’emprunter des bouquins dans leurs bibliothèques. Tous avaient un dénominateur commun, c’est leur bienveillance à mon égard.
D’autres sont allés plus loin en me confiant des responsabilités et m’ont fait confiance pour assumer des fonctions dans le tissu associatif, auxquelles de moi-même je n’aurais jamais prétendu. Encore maintenant je m’interroge sur ce qui a guidé leur choix.
J’ai un souvenir précis d’une prof d’espagnol qui avait connu les geôles franquistes et qui tentait de faire comprendre des choses et de poser des jalons auprès de notre classe. Tout le monde avait l’air de s’en foutre, sauf moi. Du coup, j’ai tissé avec cette dame d’autres liens qu’une simple relation élève/prof, qui m’ont permis de longuement échanger et débattre sur des sujets très politiques qui m’ont fait grandir.
D’une manière générale, j’ai toujours eu l’impression qu’avec moi, les adultes avaient des discussions qui dépassaient le cadre convenu qu’ils pouvaient avoir avec un enfant. Voilà pour la séance de psychanalyse !
Je ne sais pas si « l’amour des gens » peut à lui seul justifier un engagement, mais je suis persuadé que c’est un incontournable. La défense de l’intérêt collectif, même s’il n’est pas dénué d’un intérêt personnel, demande trop de temps, trop d’investissement et pèse tellement sur la vie privée qu’il s’accompagne sans l’ombre d’un doute d’un amour de l’autre.
En revanche, j’ai tout à fait conscience de me réaliser pleinement en défendant l’intérêt collectif. Je ne me sacrifie pas. C’est gratifiant et je ne sais pas faire autrement.
Newton Coracina, « Autoportrait ».
Je crois, mais je n’invente rien, que pour bien travailler et pour pouvoir sortir du cadre fixé par le patronat, il faut une équipe. Pour ce qui est de mon cas personnel, je parlerais plus de binôme. Le hasard a fait que j’ai dû travailler avec un certain Manu, qui à l’époque est secrétaire de CHSCT (Comité Hygiène Sécurité et Conditions de Travail) pendant que moi je mène la délégation DP (Délégués du Personnel) au sein du même établissement.
Nous sommes très différents mais nous sommes complémentaires. Nous avons une volonté commune de mettre un coup de pied dans la fourmilière. Le même côté transgressif et l’absence de peur qui nous anime. Nous ne comptons pas les heures et nous remportons les élections. Nous n’étions pas seuls, mais je pense qu’à deux, nous avons été le moteur de l’ensemble du collectif.
Nous avons pu à cette époque aller loin dans la provocation : une banderole « CHANGEMENT DE PROPRIÉTAIRE » en Gare du Nord après avoir remporté les élections, un arrêt complet des trains en dehors de tout cadre légal, par exemple. Je pense toutefois qu’aujourd’hui, nous irions directement en conseil de discipline… Toujours est-il que je pense vraiment qu’une rencontre militante hasardeuse qui débouche sur des liens d’amitié et de confiance, peut faire bouger des montagnes.
Tout d’abord, j’ai milité pendant dix ans sans mandat ni électif ni syndical, car j’avais le sentiment que la récurrence des instances allait m’enfermer dans une routine administrative qui me laisserait moins de temps pour penser mon action. Si j’ai fini par accepter de prendre des mandats, c’est sur l’insistance amicale d’un des secrétaires d’alors de mon syndicat, qui m’a pratiquement dit : « maintenant ça va bien ! vu ton implication dans l’organisation des collègues et du collectif syndical, tu dois prendre des mandats électifs et syndicaux, qui démultiplieront notre capacité d’action collective. » Puisqu’on parle d’affects, je pourrais dire que, pour cette bascule dans la forme de mon engagement, j’ai « cédé » à l’injonction amicale d’un camarade dont je reconnaissais l’autorité militante (au sens de faire autorité). Or, même si j’assume la succession des mandats que j’ai finalement accepté de prendre, je ne peux m’empêcher de penser aujourd’hui que j’avais plutôt raison à l’époque quant aux conséquences…
Malgré tout, puisque j’ai fini par assumer ces mandats, il est en effet exact que je prends plaisir à « rentrer dans la gueule du patron » dans les instances patronales. Seule la responsabilité syndicale le permet. On ne peut pas parler à nos patrons si l’on est un cheminot lambda, ou alors dans des termes qu’on doit autocensurer pour ne pas relever du disciplinaire (que les SNCF mettent en œuvre de plus en plus, et pour des niveaux de sanction de plus en plus élevés). Mais nous, sous couvert de notre responsabilité syndicale, on peut !
Je ne suis dupe de rien. Sans la construction d’un rapport de force, cela ne sert à rien. Mais cela a au moins la vertu de me servir d’exutoire. Je garde toujours à l’esprit qu’à travers moi et mes joutes verbales, ce sont les cheminots qui peuvent vider leur sac. Et ça me fait un bien fou !
Je pense évidemment que je garde en tête d’où je viens et je m’identifie assez facilement aux gamins du 9-3, mais l’engagement naît à mon avis d’autre chose. Mon fils décide de faire du foot et je vois dans quelle misère sont ses copains de vestiaire. Ma femme est instit’ au cœur de la cité de Bondy Nord et je vois les problèmes s’accumuler sans que rien ne soit fait. Je ne sais pas dire quelles sont mes motivations originelles, je sais juste dire que ces situations me sont insupportables et que je ne peux pas ne rien faire au risque, moi, d’aller mal.
Newton Coracina,« Réprobation ».
Je sais juste une chose. Je me suis retrouvé être militaire presque par hasard. Milieu où le syndicalisme est absent. J’ai connu la toute-puissance du chefaillon. J’ai alors vécu comme une vraie bouffée d’air frais d’arriver à la SNCF où le contre-pouvoir de la présence syndicale pouvait faire entendre la voix des exécutants.
C’est une analyse que je ne fais pas, mais je pense que c’est la même chose qu’auparavant, qui oscille entre la soif de justice, la volonté de porter la voix des cheminotes et cheminots et plus largement des salarié-es, pour assurer un « contre-pouvoir » à la volonté patronale.
L’impression désagréable d’être parfois Don Quichotte, ou bien le Sisyphe du mythe, ne me désespère pas, et ma volonté d’organiser et d’initier la (les) lutte(s) reste un objectif gratifiant qui m’anime encore.
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