Les affects et l’anarchisme

Les affects et l’anarchisme

Daniel Colson

Du point de vue de l’anarchisme et parmi beaucoup d’autres distinctions possibles la notion d’affect est étroitement liée à la coexistence plus ou moins antagoniste de deux grands courants de la pensée libertaire.

Le rationalisme

Le rationalisme en premier lieu, un courant propre à la modernité, placé sous le signe de la Raison, de la logique et des Lumières, du libre arbitre et de Descartes mais aussi d’une condamnation des affects et des passions, pour qui et comme l’écrit Kant :

Être soumis à des affects et à des passions est bien toujours une maladie de l’esprit, parce que l’un et l’autre excluent la maîtrise de la raison.1

31 Benjamin Miloux,Agrégat réflexif de la modalité contemporaine pour une métaphysique renouvelée de l’être-étant, le matin au réveil (2022).

Longtemps partagé avec le progressisme et l’individuation citoyenne de la gauche républicaine, le rationalisme des anarchistes s’exprime principalement du côté des groupements spécifiques et des « individualistes », mais aussi, un peu plus largement, dans des organisations comme la Libre pensée et (pour la France) son journal La Raison ; du côté de l’École moderne et rationaliste de Francisco Ferrer (1859-1909), ou encore, autres exemples, et toujours pour la France, les écrits et les conférences de Sébastien Faure (par exemple sa brochure Douze preuves de l’inexistence de Dieu), d’André Lorulot ou d’E. Armand ; mais aussi, sur le terrain pratique et d’une façon durable, la participation active de nombreux anarchistes à la franc-maçonnerie, longtemps la principale expression du rationalisme républicain.

Toujours présente en arrière-fond des représentations anarchistes, cette tradition « rationaliste » de la pensée libertaire n’autorise pas seulement des discussions de fond (comme le montrent parfois les débats au sein de Réfractions2). Il s’agit également d’une référence familière, même si c’est souvent d’une façon humoristique ; à la manière de l’intitulé officiel que se donnent, en 1975, les anarchistes lyonnais du 13 rue Pierre Blanc – « Association pour la culture et les loisirs rationalistes » – un intitulé non sans dimension sérieuse mais surtout humoristique, principalement choisi pour les effets comiques de son acronyme : A.C.L.R. (« Accélère ! »)3.

L’Idée de Révolution

À côté de cette première approche du projet libertaire, liée aux groupements de l’anarchisme spécifique, s’affirme une autre démarche, à la fois pratique et théorique, et beaucoup plus vaste en termes d’origines et d’incidences historiques ; de la CGT française à la CNT espagnole, des IWW nord-américains aux éphémères soviets de la révolution russe, pour ne citer que les plus connus. Cette seconde démarche peut être rapportée à six grandes caractéristiques :

1 – Une démarche propre au mouvement libertaire, qui par l’originalité et la radicalité de son projet se sépare radicalement du rationalisme républicain.

2 – Une démarche qui récuse toute illusion du « libre arbitre », issue du cartésianisme et de la modernité, au profit d’une tout autre conception de la liberté qui trouve alors ses répondants philosophiques du côté de Spinoza, de Nietzsche et de Leibniz.

3 – Une démarche placée sous le signe des affects et des passions, de la Force et de l’Action, de l’Idée de Révolution et des agencements ou des compositions d’émotions, de désirs et de volontés (au sens où Nietzsche parle de volontés de puissance).

4 – Une démarche qui, sur le plan pratique et théorique, dispose d’un grand nombre d’autres concepts qui lui sont propres : l’Anarchie bien sûr, comme mot d’ordre et de ralliement (« Vive l’anarchie ! »), mais aussi l’Idée, avec sa majuscule ou encore les vieilles et si bien dites « émotions populaires » (une vieille notion dont les militants français d’avant 1914 percevaient les signes annonciateurs dans la moindre rumeur leur parvenant de la rue), le Grand Soir, La Sociale, la grève générale, la propagande par le fait, l’action directe, l’affinité, les minorités agissantes, le tempérament des uns et des autres4, etc.

5 – Une démarche qui, historiquement, au moment de sa grandeur, finit par absorber le rationalisme critique de l’anarchisme spécifique : en France par exemple, lorsqu’à l’appel de Pouget, de Pelloutier et de l’idée de « grève générale » un grand nombre d’anarchistes rejoignent les Bourses du Travail puis la CGT ; en Espagne, dans l’entre-deux guerres sous les plis du tout récent drapeau noir et rouge, lorsque les nombreux groupements anarchistes, jusqu’ici le plus souvent anti-syndicalistes, intègrent la CNT.

6 – Une démarche enfin qui, de la révolution de 1848 à son zénith des débuts de l’entre-deux guerres, s’inscrit pendant près d’un siècle dans la dynamique des luttes ouvrières que connaissent les pays en voie d’industrialisation et, surtout, des nombreux mouvements révolutionnaires et insurrectionnels qui, souvent d’une façon excessive et « déraisonnable », bouleversent et emportent les uns et les autres, les sortent d’eux-mêmes, les coupent des rôles, des identités et des fonctions auxquels ils sont ordinairement assujettis, les recomposent et les affectent, les entraînent dans de nouvelles subjectivités.

Les affects de la révolution

La notion d’affect est une notion récente, mais qui, sous sa forme première et infinitive (« affecter », « toucher », « émouvoir », mentionne le Dictionnaire encyclopédique Quillet), trouve très tôt son expression la plus saisissante dans deux textes originaires de l’anarchisme : l’un de Bakounine, l’autre de Proudhon. Ils ont été rédigés à la suite des évènements de 18485 à partir de deux « tempéraments » opposés et donc d’affects à la fois communs et opposés : l’« ivresse révolutionnaire », la « folle extase » et les « espoirs insensés » pour Bakounine ; une « grande angoisse », une « âme à l’agonie » pour Proudhon. Deux textes qui, du point de vue des affects et plus largement du projet libertaire, parlent d’eux-mêmes.

Bakounine

Et au milieu de cette joie sans bornes, de cette ivresse, tous étaient […] doux, humains, compatissants, honnêtes, modestes, polis, aimables et spirituels […] ce fut un mois de griserie pour l’âme. Non seulement j’étais grisé mais tous l’étaient ; les uns de leur peur folle, les autres de folle extase, d’espoirs insensés […] j’aspirais par tous mes sens et par tous mes pores l’ivresse de l’atmosphère révolutionnaire. C’était une fête sans commencement et sans fin ; je voyais tout le monde et je ne voyais personne, car chaque individu se perdait dans la même foule innombrable et errante ; je parlais à tout le monde sans me rappeler ni mes paroles ni celles des autres, car l’attention était absorbée à chaque pas par des événements et des objets nouveaux, par des nouvelles inattendues. […] Il semblait que l’univers entier fût renversé ; l’incroyable était devenu habituel, l’impossible possible, et le possible et l’habituel insensés. (Confession, Le passage clandestin, 2013, p. 65-67, souligné par moi)

Douceur, compassion, honnêteté, modestie, politesse, amabilité, griserie, peur, folle extase, errance, etc. : autant d’affects ou d’états (d’âme) qui ruinent l’ordre des mots et des choses. Autant d’affects qui, à travers un tout autre tempérament, trouvent leurs répondants dans la terreur de Proudhon, son anxiété dévorante, l’agonie (qui « m’ôtait jusqu’à la pensée ») qui, de façons opposées, conduisent à une même recomposition du raisonnable.

Proudhon

Républicain de collège, d’atelier, de cabinet, je frissonnais de terreur de ce que je voyais, […] je fuyais devant le monstre démocratique et social, dont je ne pouvais expliquer l’énigme ; et une terreur inexprimable glaçait mon âme, m’ôtait jusqu’à la pensée. […] Cette révolution qui allait éclater dans l’ordre public était la date de départ d’une révolution sociale dont personne n’avait le mot. Contrairement à toute expérience, contrairement à l’ordre invariablement suivi jusqu’alors du développement historique, le fait allait être posé avant l’idée […]. Tout me semblait donc effrayant, inouï, paradoxal, dans cette contemplation d’un avenir qui à chaque minute s’élevait dans mon esprit à la hauteur d’une réalité. Dans cette anxiété dévorante, je me révoltais contre la marche des événements, j’osais condamner la destinée. […] Mon âme était à l’agonie […]. Le 21 février au soir, j’exhortais encore mes amis à ne pas combattre. Le 22, je respirais en apprenant la reculade de l’opposition ; je me crus au terme de mon martyre. La journée du 23 revint dissiper mes illusions. Mais, cette fois, le sort était jeté, jacta est alea, comme dit M. de Lamartine. La fusillade des Capucines changea mes dispositions en un instant. Je n’étais plus le même homme.

(Mémoire sur ma vie, Maspéro, 1975, p. 75 et suivantes, souligné par moi)

36 Benjamin Miloux,*Système des contradictions knouto-*germaniques (2022).

Les affects de la psychanalyse et le féminisme

C’est d’une façon circonstancielle, à la fin des années 1970, que la notion d’affect – au signifié si évident dans les textes de Bakounine et de Proudhon – apparaît incidemment comme concept dans la presse libertaire, d’abord dans la revue parisienne La Lanterne noire (n° 10, mars 1978), et plus particulièrement dans un article d’Eduardo Colombo (« Les racines de la domination », signé « Nicolas ») ; puis, grâce à lui, dans une longue controverse sur la cause des femmes au sein du bimensuel IRL (Informations rassemblées à Lyon).

*

« La femme a été esclave avant même que l’ “esclave” fût ». C’est avec cette proclamation d’August Bebel que « deux copines » de la rue Pierre Blanc ouvrent un débat plus ou moins véhément :

Suite à des discussions houleuses au sein du collectif libertaire lyonnais à propos du féminisme il nous paraît important de préciser notre position sur ce sujet qui nous touche dans le quotidien et dans les groupes. Pour cela nous nous appuyons sur deux articles parus dans La Lanterne noire, numéro 10. Les deux points essentiels des désaccords portaient sur les questions suivantes : la lutte des femmes est-elle plus vaste que la lutte des classes ? L’autonomie du mouvement des femmes (centres, groupes, fêtes) est-elle strictement nécessaire ?6

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« Autonomie du mouvement des femmes » (avec, en acte, sa non-mixité et l’intensité des émotions qu’elle provoque) ; ampleur et enracinement d’une domination qui relativise les rapports et les identités de classes : autant de thèmes à discuter qui, en mettant en question aussi bien l’universalisme républicain que le modèle marxiste, ne pouvaient que provoquer des affects et des réactions particulièrement virulentes.

Y EN A MARRE ! quelle drôle d’idée d’être féministe et anar, de croire qu’il y a une lutte spécifique des femmes. (Anonyme, IRL, n° 20, juillet 1978, p. 2)

La plupart des nanas m’emmerdent, elles sont molles, sans personnalité. (Maryvonne, IRL, n° 21, octobre 1978, p. 14)

Lorsque les femmes voudront bien faire une analyse politique de leur situation, elles se retrouveront tout naturellement aux côtés des hommes pour combattre leurs vrais ennemis. (Ibid., p. 13), etc.

D’où l’importance des textes de La Lanterne noire qui avaient d’abord autorisé les « deux copines » de Lyon à prendre la parole. Et qui, grâce au concept d’affect, donnent des armes théoriques au féminisme libertaire. Que dit Eduardo Colombo ?

L’exploitation de la femme dans le système capitaliste montre à l’évidence qu’il y a une dimension de cette exploitation qui dépasse le capitalisme, qui plonge ses racines dans un sol plus profond, là où se tisse la trame des institutions, des mythes et des phantasmes qui reproduisent inlassablement au fil de l’histoire les relations de domination-soumission. L’autorité de l’État s’appuie sur des institutions archaïques qui articulent chaque désir individuel. On va me reprocher de situer la domination, de l’autorité au sein même des relations d’amour, de tendresse, d’amitié, dans les liens les plus valorisés de l’être humain. Hé bien oui ! C’est cela la difficulté, pour modifier la structure du pouvoir, pour en terminer avec la société de classe il faut arriver à des niveaux profonds du monde humain où l’historicité des affects, à travers la construction d’un univers symbolique, lie la sexualité au pouvoir. (Citations tirées de IRL, n° 22, novembre 1978, p. 10-11, souligné par moi.)

Les affects de la psychanalyse et du spinozisme

La force et la clarté de ce que montre Eduardo Colombo – avec le concept d’affect et la mise à jour du caractère inconscient et « archaïque » du « patriarcat » – se heurtent cependant à trois limites ou difficultés :

1 – L’appel aux seules ressources théoriques de la psychanalyse, certes ouverte par Eduardo sur « l’historicité des affects » et des « institutions », mais au risque de les réduire à de simples contraintes inconscientes, « articulées » à « chaque désir individuel » ; en attendant que femmes et hommes, sortant de leur aliénation de genre, puissent enfin, d’une façon égale et indifférenciée, prétendre à une « libération totale », « en tant qu’individu ».

2 – Seconde limite des propositions d’Eduardo : leur ouverture sur les seuls rapports de « domination-soumission » (voir plus haut), sur les obstacles à franchir pour être libre ; sans que l’on puisse percevoir en quoi l’analyse en termes d’ « affect », si déterminante pour penser la domination masculine, vaut aussi pour d’autres dominations, et surtout en quoi elle vaut tout autant pour les rapports d’émancipation, en quoi elle échappe au modèle du rationalisme moderne (connaître les causes de son malheur), en quoi elle s’ouvre sur une nouvelle façon de penser la Raison et la Révolution.

3 – D’où – et par voie de conséquence – une dernière difficulté qui s’enracine cette fois dans l’histoire et l’institutionnalisation de la psychanalyse elle-même : lorsque, dans les années 1930, les dissidents freudiens (Otto Rank et Sándor Ferenczi principalement) tentent en vain de promouvoir les affects face au rationalisme anglo-saxon qui s’impose alors à la tête de l’IPA (International Psychoanalytical Association)7.

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43 Benjamin Miloux,De la Justice dans la Révolution et dans l’Éthique (2022).

Ce que les affects de la psychanalyse ne montrent que partiellement, à travers la sexualité et les rapports hommes/femmes, les affects spinozistes, parce qu’ontologiques, permettent de l’établir mais à propos de toute chose, sans exception, dans les rapports d’émancipation comme dans les rapports de domination, à propos de leurs transformations incessantes, en permettant ainsi de comprendre la spécificité et la radicalité du projet libertaire8.

— Au temps de sa puissance en premier lieu. Dans ses manifestations les plus immédiates, ses conflits incessants et minuscules, dans chaque syndicat, chaque bourse du travail, chaque groupement affinitaire, à l’intérieur de chaque militant. Mais aussi dans les pratiques et les perceptions libertaires les plus larges, comme en Espagne, en 1934, lorsque réunie en plénum la CNT refuse de prendre part au soulèvement proposé par l’UGT socialiste… à l’exception de la région des Asturies où, pour des raisons qui leur sont propres, il apparaît impossible aux syndicats locaux de la CNT de refuser, pour leur part, de prendre les armes aux côtés de leurs camarades de l’UGT, dans chaque bourgade et dans chaque centre industriel. Autre exemple, avorté cette fois mais d’égale ampleur, toujours en Espagne, en mai 1937, lorsque sous le coup de l’émotion et contre la raison d’État de l’antifascisme, les colonnes libertaires du front d’Aragon, sur le point d’être militarisées, envisagent un instant de déserter le front et de revenir à Barcelone soutenir leurs camarades insurgés9.

— Ce que le passé met à jour, on le retrouve présentement dans un contexte certes apparemment beaucoup moins favorable mais partout dans le monde à travers une multitude d’expériences et de pratiques nouvelles, et qui exige théoriquement cette fois l’effacement des vieilles prédictions du matérialisme historique, l’impasse téléologique du socialisme d’État, qu’il soit réformiste ou révolutionnaire10.

Ici et maintenant

« Ici et maintenant », et comme le souligne l’introduction du n° 46 de Réfractions, tel pourrait être un des principaux mots d’ordre des libertaires :

— l’« ici » des évènements et des situations innombrables qui se bousculent et se chevauchent, se contredisent et se combattent, s’associent, se composent, se recomposent et changent sans cesse de nature en bon (émancipation) comme en mauvais (domination).

— le « maintenant » comme seul réel existant, comme « immédiateté » à la fois spatiale et temporelle. Là où, comme résultante et non comme cause, chaque « fin » – c’est-à-dire toute chose – est entièrement contenue dans ses moyens ou ses modalités supposées, directement, sans intermédiaire ni hiérarchie. Là où, contrairement à la justification des « fins » (célestes ou à venir), tout acte, évènement ou situation, même la plus asservie, la plus instrumentalisée, porte en elle-même sa propre fin, « son absolu, sa substance en soi, son énergie propre, sa modalité à elle » (Proudhon11) ; là où comme le dit Deleuze à propos de Spinoza et des affects : « les signes affrontent les signes et les affects s’entrechoquent aux affects » dans « une lutte passionnelle, un combat affectif inexpiable, au risque d’en mourir », « au plus profond du mélange obscur des corps », un « combat entre les servitudes et les libérations »12.

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Refus de toute obligation, de toute contrainte extérieure, qu’elle soit morale, politique ou logique. Libre association de forces libres. L’immanence émancipatrice contre la transcendance dominatrice (Dieu, l’État…). Les bonnes et les mauvaises rencontres, etc. On sait en quoi, de multiples façons, les mouvements libertaires en s’opposant radicalement à toute cause finale, à toute téléologie (religieuse ou révolutionnaire) se distinguent radicalement du modèle marxiste. On sait moins comment penser cette logique si particulière des mouvements libertaires, une logique qui certes peut s’appuyer sur une longue tradition philosophique de Spinoza et de Leibniz à Bergson, Nietzsche et Deleuze, mais suffisamment déroutante (c’est le cas de le dire) au regard des valeurs de l’ordre dominant pour que les libertaires eux-mêmes ne l’empruntent qu’avec doute et hésitation.

Comment penser l’anarchie des êtres (l’« anarchie positive » de Proudhon) ? Comment évaluer ce qui est bon et ce qui est mauvais, dans l’instabilité de telle ou telle situation, face à tel ou tel évènement, sans faire appel à des normes extérieures, divines ou étatiques à la manière des dix commandements ? Comment comprendre les impulsions immédiates, issues du plus inconscient de nous-mêmes, qui nous poussent, au cours d’une manifestation, à voler au secours d’un adversaire (un CRS par exemple) sur le point d’être lynché par la foule ? Ou encore, à la manière d’un trait d’humour, de retrouver d’un coup les réflexes et la légèreté du boxeur13 ? Comment expliquer l’extrême répugnance des libertaires, au cours des années soixante-dix, face au cynisme meurtrier (et léniniste) des groupes armés14 ? Comment au contraire expliquer ce cynisme lui-même, de Lénine aux brigades rouges en passant par le fonctionnement et le mode d’être des partis communistes et des mouvements nationalistes15 ?

La solution spinoziste

Par affect [affectum] j’entends les affections [affectiones] du Corps, qui augmentent ou diminuent, aident ou contrarient, la puissance d’agir de ce corps, et en même temps les idées de ces affections [affectionum]. (Spinoza, Éthique, livre III, définition 3)

39 Benjamin Miloux,Traité de la révolution sociale de l’entendement(2022).

C’est ici, parmi les nombreuses réponses explorées par l’anarchisme contemporain, que l’on retrouve Spinoza et l’ensemble des notions donnant un sens commun aux divers usages du concept d’ « éthique »16. Non plus l’éthique au sens d’une morale humaniste – dont les marxistes ont longtemps déconsidéré les tenants sous le nom de « belles âmes » ou, moins offensant, de « pinailleurs » – mais l’éthique au sens ontologique et spinoziste du mot, comme expression de l’anarchie des pratiques, une expression dont on peut, en conclusion, rappeler quelques-uns des principaux concepts.

1 – Force et puissance. Dans la pensée libertaire ces deux mots sont équivalents, avec, dans une même ontologie, la « puissance » pour Spinoza, la « force » pour l’anarchisme révolutionnaire.

Comme l’écrit Gilles Deleuze dans Spinoza, philosophie pratique (Minuit, 1983) :

Toute l’Éthique se présente comme une théorie de la puissance, par opposition à la morale comme théorie des devoirs. (p. 143)

Toute puissance est acte, active et en acte. L’identité de la puissance et de l’acte s’explique par ceci : toute puissance est inséparable d’un pouvoir d’être affecté […]. (p. 134)

Comme l’écrit Émile Pouget (alias « le Père Peinard » et dirigeant de la CGT révolutionnaire) en 1910 dans sa brochure L’action directe (réédition, Le Flibustier, 2009, p. 23) :

La force est l’origine de tout mouvement, de toute action et, nécessairement, elle en est le couronnement. La vie est l’épanouissement de la force et hors de la force, il n’y a que néant. Hors d’elle, rien ne se manifeste, rien ne se matérialise. L’action directe, manifestation de la force et de la volonté ouvrière, se matérialise, suivant les circonstances et le milieu, par des actes qui peuvent être très anodins comme aussi ils peuvent être très violents.

2 – Immanence et évaluation des affects. Chacun peut l’expérimenter tous les jours, en « passant » du repos au « saut du lit » ou d’un après-midi tranquille au vacarme énervant d’un voisin bricoleur. Tout est force ou puissance, bonne ou mauvaise, libre ou entravée ; une puissance dominée quand elle devient l’instrument ou le moyen d’autres forces ; une puissance émancipatrice quand, par la révolte, elle renverse ou évite cette domination et qu’elle s’affirme pour elle-même et par elle-même.

Et c’est ainsi qu’il devient possible d’évaluer chaque affect (peur, amour, colère, ressentiment, culpabilité, solidarité, concurrence, etc.) dans chaque situation, de l’intérieur de chaque évènement :

— Subjectivement, en échappant à toute mesure et tout jugement extérieurs, par expérience vécue, par causalité immanente, à travers le désir ou la puissance propre à chaque être, éprouvée de l’intérieur par les deux affects de joie et de tristesse, le passage de la joie à la tristesse et de la tristesse à la joie, de la domination à l’émancipation, puis de l’émancipation à la domination.

— « Objectivement » et pour chaque être, lorsque sa « puissance d’agir ou sa force d’exister augmente ou diminue » nous dit Deleuze (Spinoza…, p. 70) ; non par mesure ou comparaison forcément extérieure (d’une situation présente à une situation passée), mais là où par association, affinité et bonnes rencontres « l’idée qui constitue la forme de l’affect affirme du corps quelque chose qui enveloppe effectivement plus ou moins de réalité qu’auparavant ». (Éthique, livre III, définition générale).

Daniel Colson


  1. Leçons d’anthropologie, cité par Yves-Jean Harder dans « Kant : les émotions d’un point de vue pragmatique », collectif, Les émotions, Vrin, 2009, p. 165. 

  2. Voir, parmi d’autres, le numéro 20 de Réfractions (2008), « De mai 68 au débat sur la Postmodernité ». 

  3. Dans la vie courante, les groupements du 13 rue Pierre Blanc sont désignés des noms de cette rue (« la rue Pierre Blanc ! ») ou, plus officiellement de Collectif libertaire, puis de Coordination libertaire. Sur ce souci constant de ne pas se prendre au sérieux, voir, toujours à Lyon, les journaux Travail au Noir, Café Noir, ou le nom provocateur d’un autre groupement de la Croix Rousse, fièrement intitulé le C.U.L. (Comité utilitaire lyonnais). 

  4. Sur l’usage de la notion mystérieuse de tempérament, voir les travaux de Claire Auzias et son livre, Mémoires libertaires, Lyon 1919-1939, L’Harmattan, 1993. 

  5. Sur l’importance des évènements de 1848 dans la façon dont le raisonneur Proudhon rompt durablement avec l’esprit de « système », au profit « d’une révolution sociale dont personne n’a le mot », voir Pierre Ansart, Marx et l’anarchisme, PUF, 1969, p. 198 et suivantes. 

  6. IRL, n° 19, mai 1978, p. 20 (souligné par moi). Les « deux copines » qui ouvrent le débat dans IRL se réfèrent également, dans le même numéro, à l’article d’Agathe (« Les femmes dans le mouvement révolutionnaire »). 

  7. Sur la victoire du « rationalisme jonesien » (du nom de Ernest Jones, longtemps président de l’IPA) et sur la lutte (perdue) des dissidents freudiens pour faire prévaloir les « affects » contre le « rationalisme » de la psychanalyse anglo-saxonne, voir E. Roudinesco, Histoire de la psychanalyse en France, Seuil, tome 1, p. 164 et suivantes. 

  8. Sur la traduction du concept spinoziste d’affectus par affect et sur les conséquences pratiques et théoriques de ce choix, voir les commentaires de Robert Misrahi sur sa traduction de l’Éthique, PUF, 1990. 

  9. Sur la façon intense et dramatique d’être affecté par la militarisation des colonnes libertaires, dans le Levant cette fois, voir le très beau texte de mars 1937 « par un “incontrôlé” de la colonne de fer », dans Protestation devant les libertaires du présent et du futur sur les capitulations de 1937, Champ Libre, 1979. 

  10. Sur l’affirmation présente du projet libertaire voir le n° 46 de Réfractions (« Préfigurations : par ici l’utopie ? »), printemps 2021. 

  11. De la justice, vol. III, Rivière, 1932, p. 401. 

  12. Gilles Deleuze, Critique et clinique, Éditions de Minuit, 1993, p.180 et 182. Avec « les signes » qui « affrontent les signes » Deleuze souligne un aspect déterminant de l’apport spinoziste à la pensée libertaire, mais qu’il serait trop long de développer dans le cadre de cet article : le « parallélisme » entre signes et affects qui permet de penser l’étroitesse et l’égalité des rapports entre raison et révolution, esprit et corps, pensée et action, etc. 

  13. Sans doute le plus bel évènement de la révolte des « gilets jaunes » de 2019. 

  14. Voir les entretiens avec Mario Moretti, leader des brigades rouges dans Brigades rouges une histoire italienne, éditions Amsterdam, 2018. Sur le lien entre le « léninisme » et le « tempérament » de Lénine voir Nicolas Valentinov, Mes rencontres avec Lénine, éditions Gérard Lebovici, 1987. 

  15. Il est frappant d’observer comment les libertaires du groupe armé Action directe abandonnent l’anarchisme dès lors qu’ils se lancent dans une violence meurtrière qu’ils masquent derrière de longues déclarations imbuvables du marxisme-léninisme. 

  16. Sur l’éthique et la fréquence de ses différents usages, voir Uri Gordon, « La politique préfiguratrice… », Réfractions, n° 46 : « éthos » (p. 36), « termes éthiques » (p. 37), « pratiques éthiques » (p. 42), « stratégie éthique » (p. 45), « refus anti-léniniste de remettre l’éthique aux lendemains de la révolution » (ibid.), etc. 

Quelle place à nos affects dans l’engagement ? Main basse sur les affects