Pourquoi et comment les anarchistes peuvent soutenir le peuple ukrainien

Pourquoi et comment les anarchistes peuvent soutenir le peuple ukrainien

Jean-Christophe Angaut

Dommages de guerre en milieu anarchiste

Depuis que l’armée russe, sur ordre du président de la Fédération de Russie Vladimir Poutine, s’est lancée dans une invasion à grande échelle de l’Ukraine le 24 février 2022, il n’a pas manqué de personnes, y compris parmi les libertaires, pour se rallier aux récits que cherchent à imposer l’un ou l’autre des États belligérants. Voilà qui vient confirmer, quelques mois après sa mort, ce qu’écrivait l’ami Claude Guillon à l’occasion de la guerre du Kosovo au ch. III de Dommages de guerre : en cas de conflit d’envergure, la première victoire de l’État est « d’amener non seulement les citoyens ordinaires, mais des opposants radicaux ou soi-disant tels, à s’interroger dans des termes choisis par lui » et à « accepter de débattre les questions que posent l’État et les médias, dans les formes qui leur conviennent ». Voilà qui s’opère d’autant plus aisément qu’une situation de guerre impose son clivage, chacun étant sommé de choisir son camp, ceux qui s’y refusent étant promptement assimilés par chacun des deux camps à celui d’en face.

Le plus souvent, ces dommages collatéraux en milieu anarchiste ont été observés du côté de ceux qui soutiennent l’Ukraine. Rien d’étonnant à cela puisque la cause ukrainienne a davantage de quoi susciter la sympathie des libertaires, et pas seulement parce que s’écrivit en Ukraine une page importante de l’histoire du mouvement anarchiste. Dans ce conflit, l’État russe est l’agresseur, il attaque une puissance de bien moindre envergure dans le but d’en faire un État satellite (même si, on le sait, Américains et Européens aident David à repousser Goliath), les Ukrainiens se défendent pour préserver la possibilité de déterminer eux-mêmes leur avenir, quand ce n’est pas tout simplement pour sauver leur peau. D’autant plus que les opérations militaires se déroulant sur le sol ukrainien, les civils tués, mutilés, torturés, violés, privés d’électricité, déplacés ou exilés par millions sont tous des Ukrainiens. Ajoutons encore, pour expliquer la sympathie que suscite la cause ukrainienne, que l’hostilité de l’État russe envers l’évolution politique de l’Ukraine fait suite à la révolution ukrainienne de février 2014, dite aussi « révolution de la dignité », par laquelle une part significative de la population du pays n’avait pas seulement manifesté son envie de tourner le dos à la Russie pour pouvoir rejoindre, à terme, l’Union européenne, mais avait aussi rejeté avec force les abus de pouvoir, les violences policières, le pouvoir des oligarques et la corruption généralisée. En plus d’être une tentative de préserver un pré carré, l’agression russe s’apparente donc à une opération de répression contre-révolutionnaire.

197 Leo Gestel, « Clenched fist » (Flickr).

Tout cela justifie assurément qu’on fasse siens ces mots d’ordre, objet d’un large consensus international1, exigeant que l’armée russe se retire d’Ukraine, où elle est de fait présente depuis 2014 avec l’annexion de la Crimée et son intervention, plus ou moins bien déguisée, dans le Donbass, et que cessent les hostilités. Cela justifie aussi que l’on manifeste, en paroles et en actes, de la solidarité avec le peuple ukrainien. Dans cet article, je ne remettrai aucunement en cause une telle manifestation de solidarité, sinon pour l’étendre à celles et ceux qui, en Russie, se mobilisent contre la guerre que leur pays mène en Ukraine et qui, en Biélorussie, endurent la répression dans un État satellite de la Russie. Néanmoins, les formes revêtues par de telles manifestations de solidarité ne sont pas indifférentes et peuvent finir par en affecter le contenu. Est-il ainsi judicieux d’en appeler au droit international, de se rallier à la cause de l’État ukrainien et de son armée, de brandir son drapeau, de glorifier ses militaires, son président (et son T-shirt kaki), voire de s’engager soi-même dans l’armée ukrainienne, de se réjouir de la mort de dizaines de milliers de soldats et de mercenaires russes, de réclamer de nos États la livraison d’armes de toutes sortes (avec pour effet inévitable de renforcer notre complexe militaro-industriel) ou de passer sous silence les motivations peu avouables des puissances qui soutiennent aujourd’hui l’effort de guerre ukrainien, avec pour perspective l’intégration de l’Ukraine à l’ordre néolibéral européen ? Autrement dit, soutenir le peuple ukrainien implique-t-il de renoncer à s’opposer à la guerre, au nationalisme, à l’impérialisme, au militarisme et au capitalisme ? C’est ce que je souhaiterais discuter dans cet article, en montrant que, pour nous, les éléments d’une voie libertaire de soutien au peuple ukrainien et de contestation de l’invasion russe existent et qu’on en trouve déjà des exemples.

Mais au préalable, on ne peut ignorer qu’il se trouve aussi des anarchistes, même s’ils sont moins nombreux que les premiers, pour accorder du crédit à tout ou partie du récit propagé par l’État et les médias russes sur cette guerre. Cela passe le plus souvent par une rhétorique anti-impérialiste générale : l’impérialisme états-unien étant de bien plus grande envergure que le russe, et les États-Unis se trouvant, dans ce conflit, soutenir matériellement, et d’une manière massive, l’effort de guerre ukrainien, l’Ukraine peut apparaître comme un simple agent de l’impérialisme américain, qui demeure l’ennemi principal.

Cela peut aussi prendre la forme d’une hostilité à toute forme de nationalisme. D’un côté, le désir de l’État russe de restaurer l’empire par la conquête de la « Nouvelle-Russie », avec une rhétorique qui n’hésite pas à mêler les références staliniennes et des éléments de discours de nature fasciste (contre les occidentaux dominés par le satanisme, les trans-genres, les détraqués sexuels de toutes sortes, etc.), sans craindre pour autant de dénoncer les nazis ukrainiens. De l’autre, l’usage par les Ukrainiens de symboles pour le moins inquiétants (référence par exemple à Stepan Bandera, figure historique du nationalisme ukrainien qui collabora avec les nazis) et la présence avérée dans leurs rangs (notamment au sein du bataillon Azov, désormais intégré à l’armée ukrainienne) d’authentiques néo-nazis, qui ont conquis une certaine popularité lors de la révolution de février 2014 (à laquelle ils étaient initialement étrangers) en organisant une résistance armée à la répression des manifestants2. Il n’en faut pas davantage pour qu’on renvoie dos-à-dos deux nationalismes – l’un étant en résistance contre l’autre, mais soutenu par la principale puissance impérialiste mondiale, un partout balle au centre en quelque sorte. Et qu’on traite comme une simple contingence l’invasion russe – et donc aussi le fait qu’il y a un moyen très simple (mais assurément pas le plus facile) pour que cette guerre prenne fin, c’est que l’armée russe se retire, puisqu’il est peu probable que l’armée ukrainienne entreprenne ensuite d’envahir la Russie pour la « dénazifier »… Ce qui frappe dans ces proclamations de neutralité, qui prétendent ne reconnaître d’autre conflit valable que celui entre classes antagonistes, c’est l’extrême généralité de leur point de départ : lutte entre impérialismes à l’échelle planétaire, développement des contradictions du capitalisme mondial, on en viendrait presque à oublier qu’on parle d’une puissance qui a entrepris militairement de mettre au pas l’un de ses voisins.

Pire encore, on lit des camarades parler du « putsch de Maïdan » pour désigner la révolution ukrainienne et reprendre à leur compte la thèse, déclinée à l’envi par l’État russe, suivant laquelle en attaquant l’Ukraine, celui-ci n’aurait fait que se défendre contre les menées de l’impérialisme états-unien et l’expansion de l’OTAN jusqu’à ses frontières – voire n’aurait fait qu’anticiper une attaque ukrainienne de grande envergure contre le Donbass (ce que la position des forces ukrainiennes à la veille de l’invasion russe tend à démentir). L’OTAN fait assurément partie de ces organisations internationales dont on doit souhaiter la disparition, et son expansion doit être regardée comme nuisible. Et ce n’est pas le moindre des reproches qu’on puisse faire à l’invasion russe en Ukraine que d’avoir, en plus de parachever dans le sang la naissance d’une nation ukrainienne désormais cimentée par la haine de la Russie, redonné de la vigueur à cette alliance jusque-là plutôt moribonde et divisée, poussant même vers elle des nations qui ont renoncé à leur neutralité historique, comme la Finlande et la Suède. Quoi qu’il en soit, est-ce là une raison pour accorder le moindre crédit à un motif d’agression qui est probablement aussi ancien que toutes les guerres de conquête, celui de la guerre préventive, au point que dans son essai de 1795, Vers la paix perpétuelle, le philosophe allemand Emmanuel Kant le signalait déjà parmi les procédés de justification de toutes les agressions guerrières ? Et faut-il rappeler que ce fut un motif de ce genre qui fut utilisé par les États-Unis pour justifier leur invasion de l’Irak il y a vingt ans ? On ne manquera pas de remarquer, d’ailleurs, combien cette même rhétorique de la guerre préventive, maniée par le Kremlin, présente de ressemblances frappantes avec celle de l’administration Bush, les laboratoires d’armes biologiques que Poutine et son administration accusent les Américains d’installer en Ukraine semblant mimer les accusations fantaisistes sur la fabrication par Saddam Hussein d’armes de destruction massive.

À titre de précaution liminaire, tout libertaire qui s’intéresse à un conflit entre États et s’apprête à s’y impliquer devrait se demander s’il n’est pas en train de parler le langage de l’un ou l’autre des deux belligérants et de substituer leur cause à la sienne, qui est de vivre débarrassé des États, du capitalisme et de la domination – ou en tout cas de reléguer sa cause à un avenir lointain qui dépend de celle de l’État auquel il s’associe désormais. Cela vaut aussi pour toutes les tentatives de ramener le conflit à un simple affrontement entre impérialismes, qui poussent nombre de camarades à pratiquer ce que, dans une excellente brochure consacrée à l’Ukraine, les copains et copines de la « cantine syrienne de Montreuil », ont appelé de la « géopolitique de comptoir »3, au lieu de prendre en compte les intérêts des premiers concernés. De ce point de vue, il n’est pas inutile de tirer les leçons de précédentes occasions où des libertaires, lors d’une guerre entre nations, ont pris fait et cause pour l’un des belligérants contre l’autre et se sont résolu à parler le langage des puissances en guerre.

Comme en 14 ?

En 1916, quelques mois après la conférence de Zimmerwald qui avait vu des représentants du socialisme européen opposés à la guerre se réunir pour examiner les moyens à mettre en œuvre pour obtenir une paix immédiate, Jean Grave et Pierre Kropotkine rédigèrent un manifeste, auquel se rallièrent treize autres compagnons4, par lequel ils prenaient parti pour l’Union sacrée contre l’agression allemande. Ce texte affirmait qu’il y avait une responsabilité, non seulement de l’État allemand, mais du peuple allemand dans son ensemble en tant qu’il le laissait faire, voire le soutenait, dans la guerre qui ensanglantait alors le continent ; que les mots d’ordre en faveur de la paix étaient soutenus en sous-main par le Reich qui entendait ainsi diviser ses adversaires, de sorte que parler de paix, c’était faire le jeu de l’Allemagne ; et enfin qu’il fallait parer, avec les moyens disponibles (des moyens militaires), au danger que faisait peser l’Allemagne sur la civilisation. Il vaut la peine de relire la conclusion de ce manifeste, qui pourrait tout à fait avoir été écrite aujourd’hui, si l’on remplace l’Allemagne par la Russie :

En notre profonde conscience, l’agression allemande était une menace – mise à exécution – non seulement contre nos espoirs d’émancipation, mais contre toute l’évolution humaine. C’est pourquoi nous, anarchistes, nous antimilitaristes, nous, ennemis de la guerre, nous, partisans passionnés de la paix et de la fraternité des peuples, nous nous sommes rangés du côté de la résistance et nous n’avons pas cru devoir séparer notre sort de celui du reste de la population. Nous ne croyons pas nécessaire d’insister que nous aurions préféré voir cette population prendre, en ses propres mains, le soin de sa défense. Ceci ayant été impossible, il n’y avait qu’à subir ce qui ne pouvait être changé. Et, avec ceux qui luttent, nous estimons que, à moins que la population allemande, revenant à de plus saines notions de la justice et du droit, renonce enfin à servir plus longtemps d’instrument aux projets de domination politique pangermaniste, il ne peut être question de paix. Sans doute, malgré la guerre, malgré les meurtres, nous n’oublions pas que nous sommes internationalistes, que nous voulons l’union des peuples, la disparition des frontières. Et c’est parce que nous voulons la réconciliation des peuples, y compris le peuple allemand, que nous pensons qu’il faut résister à un agresseur qui représente l’anéantissement de tous nos espoirs d’affranchissement.

Parler de paix tant que le parti qui, pendant quarante-cinq ans, a fait de l’Europe un vaste camp retranché, est à même de dicter ses conditions, serait l’erreur la plus désastreuse que l’on puisse commettre. Résister et faire échouer ses plans, c’est préparer la voie à la population allemande restée saine et lui donner les moyens de se débarrasser de ce parti. Que nos camarades allemands comprennent que c’est la seule issue avantageuse aux deux côtés et nous sommes prêts à collaborer avec eux.

Il est frappant qu’on retrouve, dans cette déclaration, certains des arguments-clés qui soutiennent aujourd’hui un type de ralliement à la cause ukrainienne : la Russie est du côté de la barbarie contre la civilisation (comprendre : nous autres Européens, vers lesquels se tournent les Ukrainiens) ; il aurait été préférable que la résistance à l’invasion fût le fait d’une insurrection populaire du peuple en armes, mais comme ça n’a pas été le cas, il faut bien faire sans ; nous sommes antimilitaristes, mais là c’est différent, car il ne peut y avoir de paix, et par suite de reprise de la lutte pour l’émancipation, sans défaite militaire et/ou changement de régime de la Russie ; donc ceux qui appellent à une paix immédiate se font les complices des envahisseurs.

Le contexte de rédaction de ce manifeste est d’ailleurs assez similaire au nôtre : c’est celui d’un enlisement du conflit guerrier, avec la perspective d’une intensification des hostilités au printemps (1916 en l’occurrence) à la faveur d’une nouvelle mobilisation d’hommes et de matériel. Or il est bien clair désormais que la guerre d’Ukraine, dont la première poussée remonte à 2014-2015, ne s’achèvera pas à court terme par l’écrasement de l’un ou l’autre des deux protagonistes, chacun pouvant mobiliser de nouvelles ressources pour poursuivre le combat, bien que des dizaines de milliers de militaires aient déjà été tués de part et d’autre (et de civils d’un seul côté). D’un point de vue militaire, l’« opération spéciale » lancée par Poutine, qui visait une victoire en quelques jours suivie de la mise en place d’un gouvernement à la solde de la Russie, a échoué, tout comme la perspective d’achever en quelques mois la conquête du Donbass et des régions de Zaporijjia et Kherson, mais cela ne signifie pas pour autant que les troupes russes peuvent être contraintes militairement à se retirer du territoire ukrainien à brève échéance. L’état-major ukrainien explique lui-même que la guerre durera encore au moins un an. Tout comme les quinze anarchistes de 1916, il est toujours possible de se dire que l’arrivée de nouvelles armes va hâter la fin du conflit en provoquant la défaite militaire de la Russie, mais elle peut aussi inciter cette dernière à se tourner vers la Chine pour acquérir à son tour les armes dont elle risque de manquer.

À ce type d’argumentaire, il faut opposer nos principes, qui ne sont pas des déclarations abstraites, mais le produit d’une expérience historique et militante longuement sédimentée. Tout d’abord, il nous faut réaffirmer qu’il n’y a pas lieu de confondre le peuple et l’État russes, et qu’il faut donc éviter tout ce qui ressemble de près ou de loin à l’assignation d’une responsabilité collective – ce qui n’empêche pas de pointer la responsabilité écrasante de Poutine et du gouvernement russe dans cette guerre, et cela bien avant 2022. Ensuite, nous devons signaler sans relâche que l’opposition entre un camp de la civilisation et un camp de la barbarie est une ficelle un peu grosse pour passer sous silence le fait que l’Ukraine, en se tournant, pour des raisons fort compréhensibles et qui grandissent chaque jour, vers l’Union européenne, est vouée à subir les mêmes politiques néolibérales qui s’appliquent aujourd’hui aux autres États de l’Union, et qui iront de pair avec l’exploitation de sa population et de ses ressources naturelles au profit d’une minorité de privilégiés – qui auront pour seule qualité de ne plus être liés à la Russie. Le fait que la plus grande partie de la population ukrainienne, selon toute vraisemblance, fasse un tel choix peut se comprendre, mais en tant qu’opposants à ces politiques néolibérales, il nous appartient de joindre notre voix à ceux qui, dans le pays même, mettent déjà en garde contre ce qui les attend, et de ne pas alimenter un récit qui oppose sommairement la civilisation occidentale à la barbarie eurasienne. Enfin il nous faut rappeler qu’une guerre qui fait suite à une révolution signifie en général l’enterrement de cette dernière. Ce fut le cas en Espagne, ce fut aussi le cas en Syrie, et c’est encore le cas en Ukraine, où la guerre a légitimé l’État ukrainien au nom de l’unité nationale et où l’on peine à envisager qu’elle puisse, en retour, engendrer une nouvelle situation révolutionnaire. Il nous faut le répéter, quand bien même nos voix ont pour l’heure peu de chances d’être entendues et d’infléchir en quelque manière la situation sur place.

La perspective que la résistance à l’envahisseur russe ait pu prendre la forme d’une insurrection populaire a séduit, au début du conflit, nombre de camarades, et il ne fait aucun doute qu’il y a eu, dans les premières semaines du conflit, une forte composante d’auto-organisation, partiellement indépendante de l’État et de l’armée, dans la résistance opiniâtre qu’a rencontrée l’armée russe. Aujourd’hui, sur le plan militaire, une telle perspective n’est plus d’actualité, et on peut même ajouter qu’elle est de toute façon un espoir chimérique, compte tenu des conditions dans lesquelles se déroulent les guerres contemporaines, qui reposent sur l’usage de technologies de pointe (drones, etc.), la coordination inter-armes, l’emploi massif de l’artillerie et des chars, et donc sur toute une industrie peu compatible avec la culture du Do it yourself qui accompagne une insurrection populaire spontanée.

Que penser dans ces conditions de ceux et celles d’entre nous qui, avec un courage physique évident, ont pris les armes pour défendre l’Ukraine contre l’agression russe ? La thèse suivant laquelle il pourrait exister, au sein des forces armées qui luttent contre l’invasion russe, une composante libertaire ou anti-autoritaire spécifique a désormais fait long feu. Comme le signalait le Resistance Committee dans un entretien en décembre dernier avec le site Lundi Matin, le peloton anti-autoritaire constitué au début de la guerre a été fragmenté et intégré à l’armée, il ne dispose plus d’aucune autonomie organisationnelle et opérationnelle, et ses membres en sont réduits à justifier leur engagement par le fait d’acquérir « une expérience de combat réelle et […] des compétences militaires utiles que nous trouvons politiquement importantes pour les révolutionnaires »5. Autant dire qu’ils ont cessé d’être des militants pour devenir des militaires. Le courage qui est réclamé pour affronter la mort (celle qu’on reçoit, mais aussi celle qu’on donne) a quelque chose d’intimidant, mais il ne doit pas nous faire oublier que la valeur du courage est toujours subordonnée à la justesse de la cause défendue. Du reste, il faut aussi du courage pour manifester contre la guerre dans la Russie de Poutine, pour refuser son incorporation dans l’une des deux armées (ce qu’on appelle la réfraction), pour ne pas exécuter les ordres, voire pour déserter. Et par ailleurs, la question ne se pose pas de la même manière pour des camarades ukrainiens, dont les choix sont beaucoup plus contraints, que pour des libertaires européens, qui ont tout loisir de se demander comment agir en anarchistes (donc sans cesser de l’être) pour manifester leur solidarité avec le peuple ukrainien. On pourrait en dire autant du rapport aux armes occidentales : il est tout à fait naturel pour les Ukrainiens de les accueillir et de s’en servir, mais à quoi sert-il que nous réclamions leur envoi ? Et de même pour les fonds levés pour doter les combattants de divers équipements offensifs et défensifs : n’y a-t-il pas mieux à faire avec cet argent ?

L’un des principaux dangers qui guettent les libertaires dans la situation actuelle réside dans ce qu’on pourrait appeler la tentation de l’universalisation – se prendre pour un sujet universel et ainsi céder au chantage de ceux qui nous disent : mais que proposez-vous ? Et si tout le monde faisait comme vous ? Mais précisément, nous ne sommes pas tout le monde, et d’ailleurs personne n’est tout le monde – les questions que nous avons à nous poser ne sont ni celles des Ukrainiens, ni celles des Russes, ni évidemment celles des dirigeants d’États. Et quant à proposer, nous ne sommes pas, jusqu’à plus ample information, en position de le faire – tout au plus pouvons-nous nous proposer de faire et de dire des choses, ce genre de choses que personne d’autre que nous ne fera ou ne dira. Inversement, il n’y a pas besoin de nous pour brandir des drapeaux, réclamer qu’on mette en marche une économie de guerre ou gonfler les rangs des armées : le seul effet tangible, c’est de nous perdre nous-mêmes (moralement et physiquement), et avec nous la cause que nous sommes censés défendre. Dire cela n’implique pas de demeurer indifférent à ce qui se passe, mais d’agir à partir de ce que nous sommes et de l’endroit où nous nous trouvons.

Un mot encore à propos de l’antimilitarisme. Il y a quelque chose de déroutant, comme c’était déjà le cas il y a un siècle avec le Manifeste des Seize se réclamant de l’internationalisme, de la fraternité entre les peuples, de l’antimilitarisme ou de la paix pour mieux les mettre entre parenthèses, à ce que ces valeurs ne semblent valoir que lorsque la paix règne, que les militaires sont dans leurs casernes et que les peuples se côtoient pacifiquement. Lors d’un passage à la radio l’été dernier, la journaliste qui m’interrogeait, après avoir diffusé une vieille chanson antimilitariste de Renaud, avait aussitôt énoncé en riant, sur un ton d’évidence, qu’on ne chanterait plus cela aujourd’hui : dans son esprit, cela semblait signifier que l’antimilitarisme était une aimable pochade, un folklore anarchiste pour temps de paix – mais maintenant, fini de rigoler, Poutine a attaqué l’Ukraine. S’opposer à la guerre quand elle n’est pas là, ne dénigrer l’armée que lorsqu’elle est inactive, ne chérir la fraternité que lorsqu’elle règne déjà, quel meilleur exemple de tartufferie ?

Que faire – et ne pas faire ?

Cela étant dit, que pouvons-nous faire en tant qu’anarchistes contre cette guerre, contre l’invasion russe et pour soutenir le peuple ukrainien qui en est la principale victime ? Il y a d’abord quantité de choses que nous ne pouvons pas faire, sauf à cesser d’être anarchistes : prôner l’envoi d’armes de toutes sortes par le complexe militaro-industriel de nos pays à l’armée ukrainienne, en appeler au droit international et à la diplomatie, réclamer le rétablissement ou la modification des frontières, nous transformer nous-mêmes en militaires ou en stratèges et géo-politologues (de bistrot), brandir des drapeaux nationaux, nous réjouir de la mort violente d’êtres humains, devenir militaires, choisir un nationalisme contre un autre. Il y a aussi ce que nous ne pouvons pas faire parce que nous ne représentons pas une force significative – et que nous ne le représenterons jamais dans le conflit en cours : on peut le déplorer, on peut se demander pourquoi, on peut même y réfléchir et tenter de faire en sorte que ce ne soit plus le cas à l’avenir, mais pour l’heure c’est un fait. Nous pouvons aussi aisément nous abstenir de chercher des excuses à l’agresseur. Qu’il y ait derrière cette agression des causes lointaines, par exemple le sentiment d’humiliation né de la fin de l’URSS, c’est possible, tout comme le traité de Versailles entre dans les causes qui ont conduit à l’essor du nazisme, sans pour autant que l’opposition à ce dernier nous plonge dans des abîmes de perplexité. Il y aurait beaucoup à dire, en outre, sur la manière dont l’héritage (dit) soviétique se trouve aujourd’hui approprié par le seul État russe, semblant entériner par là le fait que l’URSS n’était que la continuation de l’empire des tsars. Nous pouvons encore, quelles que soient nos sympathies, et elles vont évidemment d’abord au peuple ukrainien, résister à toute confusion entre les intérêts de ce peuple et ceux de son État, résister aussi à la rhétorique guerrière comme à tout chantage qui tire argument de ce que les appels à la paix peuvent être instrumentalisés par l’agresseur.

En plus des combattants et des civils présents en zone de conflit, la vérité constitue la première victime d’une guerre. Ne pas y renoncer est une manière de résister. Par exemple en reconnaissant que, si la plupart des crimes de guerre constatés jusqu’à présent ont été le fait de l’armée russe, elle n’en détient pas le monopole et qu’il nous appartient de ne pas le taire, quitte à affronter le même genre de foudres qui se sont abattues sur Amnesty International lorsque cette organisation l’a signalé. De même, on ne doit pas passer sous silence le fait que l’enrôlement dans l’armée n’est pas plus volontaire en Ukraine qu’il ne l’est en Russie : formellement, il y a coercition, quand bien même celle-ci serait mieux acceptée d’un côté que de l’autre – et cela implique aussi quelque chose sur la manière dont nous devons accueillir ceux qui s’y opposent. Et si l’armée ukrainienne semble plus soucieuse de ne pas envoyer ses hommes se faire tuer par dizaines de milliers que ne l’est l’armée russe ou la milice Wagner, elle demeure une armée, qui traite les êtres humains qui la composent comme un simple instrument en vue de parvenir à des gains tactiques et stratégiques, ce qui implique les mêmes calculs infâmes que dans toute autre armée. Il n’est pas question non plus de passer sous silence les conséquences néfastes du parachèvement guerrier de la construction nationale ukrainienne, en particulier pour tout ce qui touche au rapport au monde russophone (ce qui découle à nouveau de l’agression russe). Avant la guerre, près de la moitié de la population ukrainienne était d’expression russe, sans pour autant être des Russes ou des Ukrainiens d’origine russe – on comptait en 2008 en Ukraine un tiers d’Ukrainiens russophones et 20 % de Russes. Il existe aujourd’hui un large mouvement de rejet de la langue russe, qui risque de couper la population ukrainienne des racines culturelles qu’elle partage avec son voisin. Et par ailleurs, doit-on ignorer le sort des Russes d’Ukraine, et des Ukrainiens d’origine russe6 au cas où le conflit tournerait à la faveur de l’Ukraine ? Peut-on se satisfaire d’avoir à revivre les déplacements forcés et massifs de population qui ont émaillé le XXᵉ siècle ?

Pour conclure, je souhaiterais attirer l’attention sur deux moyens, l’un qui est en cours d’utilisation, l’autre qui devrait l’être davantage, par lesquels des libertaires peuvent agir en regard de la guerre en Ukraine. Il s’agit d’exemples, et non de modes d’action exclusifs. Le premier est celui des convois syndicaux qui ont été mis en place à l’initiative d’un Réseau syndical international de solidarité et de luttes7. Il est intéressant d’en lire la justification de la part de l’union syndicale Solidaires, qui compte dans ses rangs nombre de libertaires, que ce soit sur leur site Internet8 ou dans le no 21 de leur cahier de réflexion Les Utopiques. Il s’agit à la fois de soutenir la défense du peuple ukrainien confronté à l’invasion et aux attaques de l’armée russe, en partant des besoins exprimés par les travailleurs, donc en faisant jouer la solidarité de classe, et de mettre en lumière la lutte de ces mêmes travailleurs contre le rognage de leurs droits par l’État et les patrons ukrainiens à la faveur de la guerre. On est loin ici des discours surplombants qui refusent toute forme d’engagement au motif que cette guerre ne serait qu’un conflit entre deux oligarchies bourgeoises, et ces initiatives prouvent qu’il est possible de faire coexister la lutte pour le retrait des troupes russes hors d’Ukraine et une perspective de lutte de classe. Jusqu’à présent, trois convois ont été organisés, en mai et septembre 2022, ainsi qu’en janvier 20239.

Le second moyen d’action concerne les insoumis, réfractaires et déserteurs russes et ukrainiens, auxquels nous devrions apporter un soutien inconditionnel. Doit-on s’en tenir aux seuls déserteurs russes, et inversement doit-on critiquer ceux qui n’envisagent que ce cas de désertion ? Il est certain, comme on vient de le rappeler, que le militarisme n’est pas seulement russe, et que la mobilisation forcée existe aussi en Ukraine. Depuis janvier 2023, tout militaire ukrainien encourt sept ans de prison s’il menace son supérieur, dix ans s’il désobéit et douze s’il déserte. Est-ce à dire que ceux qui réclament uniquement l’accueil des déserteurs russes10 ont l’anti-militarisme à géométrie variable ? Ce serait le cas si nos pays avaient tenu compte du statut militaire des réfugiés ukrainiens à leur arrivée, pour refouler ceux qui étaient en âge de combattre, or ce n’est pas le cas, et il n’y a pas grand sens à exiger de nos gouvernements qu’ils accomplissent ce qu’ils font déjà, quand, en revanche, ils se refusent à accueillir inconditionnellement les déserteurs russes. Il se trouve que les fuyards russes n’ont pas bénéficié de la même bienveillance que les Ukrainiens – la Finlande a fermé sa frontière avec la Russie fin septembre 2022, et faute d’un accord, les pays de l’Union européenne s’en sont remis à un examen individuel des demandes d’asile, alors même que le simple fait de vouloir échapper à l’armée n’est pas un motif suffisant pour l’obtenir11. Dans la mesure où il s’agit d’un moyen non violent de saper la force militaire de l’agresseur, on ne peut que questionner les motifs qui sous-tendent son refus dans des États voisins de la Russie qui soutiennent l’Ukraine : veulent-ils qu’un maximum de Russes se fassent tuer à la guerre ? Dans une guerre qui a démarré par une agression caractérisée, il n’est pas absurde de soutenir que l’action antimilitariste doit d’abord avoir pour but, en Ukraine, de défaire le militarisme russe, ce qui aura pour conséquence inévitable d’enlever sa principale justification au militarisme ukrainien. Et de se garder d’entrer dans la logique de la confrontation armée, qui conduit nécessairement, pour des raisons techniques, dans l’univers du militarisme.

Jean-Christophe Angaut, 3 mars 2023

En plus de celles citées en note, quelques ressources pour se faire une idée de ce qu’écrivent les anarchistes sur la guerre en Ukraine et de quelques modes d’action possibles :

— un tableau d’ensemble des positions qui s’affrontent au sein de la gauche radicale et libertaire : www.fondation-besnard.org/spip.php?article3871 (28 janvier 2023)

— sur les anarchistes qui ont pris les armes : libcom.org/article/four-months-anti-authoritarian-platoon-ukraine (publié le 11/09/22, mais écrit début juillet 22)

— sur les collectifs de solidarité, qui lèvent des fonds aussi bien pour des opérations humanitaires que pour fournir de l’équipement aux camarades sur le front : solidaritycollectives.org/en/main-page-english/ et https://t.me/SolidarityCollectives

— deux articles de février 2023 qui illustrent deux positions aux antipodes sur la pertinence du soutien à apporter au peuple ukrainien : anarchistnews.org/comment/51586 (article qui accuse les anarchistes britanniques d’avoir succombé à l’ivresse de la guerre) ; anarkismo.net/article/32731 (réponse à l’article précédent)

— pour le maintien de l’antimilitarisme et contre une lecture étroitement géopolitique du conflit : camaraderevolution.org/index.php/2022/04/07/la-malediction-de-poutine/ (7 avril 2022)

— contre toute forme d’intervention en faveur de l’Ukraine ou de la Russie https://ddt21.noblogs.org/?page_id=3423 (texte de Tristan Léoni, daté du 8 mai 2022)

— une tentative, pas complètement convaincante, par des anarchistes tchèques, de démonter ce qu’ils désignent comme 31 mythes sur la guerre en Ukraine : www.autistici.org/tridnivalka/antimilitarismus-antimilitarisme-anarchiste-et-mythes-sur-la-guerre-en-ukraine


  1. La résolution (non contraignante) votée par les 3/4 des membres (et 95 % de ceux qui se sont exprimés) de l’assemblée générale de l’ONU le 23 février 2023 « exige de nouveau que la Fédération de Russie retire immédiatement, complètement et sans condition toutes ses forces militaires du territoire ukrainien à l’intérieur des frontières internationalement reconnues du pays, et appelle à une cessation des hostilités ». 

  2. Pour une comparaison avec la présence de l’extrême-droite dans les cortèges des Gilets Jaunes en France, voir lundi.am/Maïdan-1667 (7 décembre 2018) 

  3. cantinesyrienne.fr/ressources/les-peuples-veulent/guerre-en-ukraine-10-enseignements-syriens (3 mars 2022). 

  4. On parle néanmoins de « Manifeste des Seize » parce qu’Antoine Orfila avait ajouté à sa signature le lieu « Hussein Dey, Algérie », qui a été lu comme un signataire supplémentaire. 

  5. lundi.am/L-organisation-des-anarchistes-sur-le-front-ukrainien (12 décembre 2022). 

  6. La Russie et l’Ukraine étant issues du même empire soviétique, se trouvaient en Ukraine, au moment de l’indépendance en 1992, des personnes originaires de Russie qui sont devenues ukrainiennes. Elles ne doivent pas être confondues avec les Ukrainiens russophones – et d’ailleurs elles ne sont pas identifiées ni ne s’identifient à eux. Dans le Donbass, la population se partageait ainsi, avant-guerre, entre Ukrainiens russophones et Russes d’Ukraine. 

  7. laboursolidarity.org/fr/campagne 

  8. solidaires.org/media/documents/bulletinInternationalUkraine.pdf 

  9. solidaires.org/sinformer-et-agir/actualites-et-mobilisations/internationales/ 

  10. À l’instar de cette pétition (que j’ai signée) : www.4acg.org/Appel-de-soutien-aux-soldats-russes-du-refus-en-Ukraine 

  11. Philippe Jacqué, « L’épineuse question de l’accueil des déserteurs russes en Europe », Le Monde, 24 septembre 2022. 

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