Jean-Christophe Angaut
Passer en revue les transformations des politiques migratoires des États occidentaux constitue un prisme intéressant pour évaluer les métamorphoses de l’État contemporain, qu’il s’agisse de l’évolution du droit, de la mise en place de nouveaux dispositifs de contrôle des populations, de la transformation des rapports entre États ou de la naissance d’entités transétatiques. Il se pourrait bien que les migrants soient les personnes les plus directement confrontées aux nouvelles formes de la domination étatique, notamment parce que leur relative vulnérabilité en fait des cibles de choix pour l’expérimentation d’un véritable droit d’exception, dont certaines composantes peuvent ensuite être étendues à l’ensemble de la population des États concernés. Bien que mon propos s’appuie principalement sur le cas français et européen, que je connais le mieux1, plusieurs éléments donnent à penser que ce que l’on peut tirer de ce cas particulier est, à maints égards, généralisable à l’ensemble des pays occidentaux.
Le contexte des transformations qui affectent depuis plusieurs années les politiques migratoires mises en place par les États occidentaux mérite d’être rappelé, car il permet d’apprécier la mesure dans laquelle l’État, comme on le dit souvent, renonce à ce qui relève de sa main gauche pour se recentrer sur ses fonctions dites régaliennes (police, justice, armée, monnaie). Il est indéniable que depuis trois décennies, la question de l’immigration est au centre des débats politiques et que la répression de ses formes irrégulières semble être devenue la grande cause nationale à laquelle les citoyens de chaque pays sont sommés de s’identifier. À cet égard, si l’on songe à la manière dont l’État s’est volontairement défait d’un certain nombre de ses outils de régulation et d’intervention économique, la politique migratoire des États occidentaux peut apparaître comme une forme de gesticulation relevant de l’hystérie. Tout d’abord parce qu’elle constitue un déni de la réalité des migrations2. Ensuite parce qu’elle consiste pour l’État à multiplier, sur des populations vulnérables et stigmatisées, des démonstrations de puissance (par la mobilisation du zèle de ses agents et par la mise en place de techniques de contrôle sophistiquées) qui sont tout autant de signes d’impuissance. […]
Repérer l’évolution de l’État sur les questions migratoires, c’est d’abord souligner les évolutions du discours officiel sur les migrations, étant entendu qu’un discours officiel est toujours plus qu’un simple discours et qu’il tend à ériger en réalité de ce qu’il désigne3. Trois éléments me semblent ressortir de ce discours d’État. Le premier, et le plus spectaculaire, c’est la manière dont l’ensemble de la classe politique des États occidentaux agite, d’une manière plus ou moins raffinée, le spectre de l’invasion étrangère. Comme souvent, ce sont les gouvernements de gauche qui ont contribué à ancrer cette phobie dans la conscience collective en en proposant une version compassionnelle et moralement acceptable. On souligne rarement que la fameuse déclaration prononcée en 1990 par le Premier Ministre français Michel Rocard, selon laquelle « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde » (phrase depuis répétée jusqu’à la nausée4 par toute la classe politique française), présuppose que toute la misère du monde veut effectivement venir en France : or non seulement la plus grande partie des migrations contraintes s’opère entre pays du tiers-monde, mais de surcroît la décision de migrer entre dans des stratégies individuelles et collectives qui ne permettent pas de l’expliquer par la seule misère. On tient là le premier élément du discours officiel sur les migrations qui, ne les envisageant que du point de vue de l’immigration, consiste à entretenir la xénophobie dans le cadre plus général d’une technique de gouvernement par la peur.
Le deuxième élément qui me semble intéressant dans ce qui constitue le consensus politique sur l’immigration concerne non plus ceux qui sont supposés être sans cesse sur le point d’entrer en France, mais ceux qui s’y trouvent déjà – les immigrés. Si les pays qui, comme la France, ont une longue tradition d’immigration se sont longtemps demandés comment faire pour intégrer les populations étrangères qui s’installaient sur leur territoire, on assiste depuis une quinzaine d’années à un retournement radical du discours officiel sur l’intégration. Celle-ci n’est plus désormais un objet pour les politiques publiques, ce qui impliquerait qu’on se demande par exemple quels outils d’intégration il est pertinent de développer. Elle est devenue l’objet d’une injonction faite aux étrangers. […] Aujourd’hui, elle est à peu près aussi difficile à obtenir que la nationalité française. […] Cette évolution […] est aussi symptomatique d’une nouvelle manière de gouverner, qui fonctionne moins par la prise en charge de l’existence des individus que par une injonction à l’autonomie (« intègre-toi ! »), le résultat étant considéré comme une performance à évaluer au moyen de critères formels et quantitatifs (possession d’un contrat de travail à durée indéterminée, maîtrise de la langue française, etc.).
La troisième pièce du dispositif discursif officiel dans lequel se trouvent aujourd’hui insérées les migrations réside dans leur désignation en tant que cibles de l’action publique. L’élément le plus frappant, en l’espèce, consiste dans l’adoption à peu près généralisée du vocable de « flux migratoire »5 pour désigner les migrants et dans l’alignement, tout aussi général, sur le mot d’ordre de maîtrise (ou de gestion, de contrôle) desdits flux. Cette transformation des migrants en flux à maîtriser constitue, là encore, un bon révélateur de ce qu’est l’État aujourd’hui […] Mais l’usage répété de cette expression dans des documents officiels traduit davantage qu’un tic de langage ou qu’une représentation déshumanisée : il signifie que le rôle de l’État, c’est précisément de maîtriser des flux (de monnaie, de marchandises, de main-d’œuvre, de migrants), et donc de se rapporter à ce qu’il régule comme à un ensemble de flux, en canalisant, en filtrant, en ouvrant ou en fermant les vannes, en établissant des barrages, voire des réserves artificielles. […] Il reste que cet État gestionnaire de flux, notre État néolibéral, dévoile, sur les questions migratoires, son écart d’avec un prétendu libéralisme de la libre circulation.
Dans ce contexte, les modifications successives de la législation sur l’entrée et le séjour des étrangers constituent, avec l’activité policière qu’elles commandent partiellement, l’élément le plus apparent de la gesticulation anti-migratoire de l’État. […]. Avant même la suppression de la délivrance de plein droit d’une carte de séjour temporaire (un an) à un étranger en situation irrégulière établissant sa présence depuis plus de dix ans sur le territoire français, cette disposition législative avait déjà été vidée de son contenu par la nature des preuves de présence demandées par l’administration (qui, en pratique, étaient presque impossibles à réunir pour quiconque ne possédait pas un titre de séjour). Ces modifications successives ont abouti à la refonte complète du droit des étrangers, à l’abrogation de l’ordonnance de 1945. […] Aussi bien l’évolution continue du droit des étrangers que sa codification récente mettent en relief des traits importants de ce qu’est l’État aujourd’hui.
En premier lieu, les modifications répétées de la législation ne traduisent pas seulement la volonté de faire de l’action législative un outil de communication gouvernementale. […] Plus profondément, elles signifient que l’action de l’État doit désormais consister en une adaptation permanente à des conditions changeantes, y compris au moyen de la législation. […]
Cette adaptation continue à des conditions changeantes a eu toutefois deux effets objectifs. Le premier, c’est que la restriction progressive des conditions d’accès et de maintien sur le territoire national a créé de nouvelles catégories de migrants illégaux – et donc aussi de personnes flexibles et exploitables par certains secteurs bien connus de l’économie nationale, ce que l’on pourrait interpréter comme une modalité de régulation du marché du travail. Le second, c’est que ces modifications répétées peuvent rendre la législation française incompréhensible pour les étrangers, les livrant alors à l’arbitraire des préfectures6. Cette évolution est caractéristique des manières contemporaines de priver les individus de droits en les empêchant dans les faits d’accéder à ceux qui leur sont par ailleurs reconnus.
Que signifie au juste la juridicisation des migrations du point de vue de l’évolution contemporaine de l’État ? […] L’inflation juridique dont font l’objet les migrations vise à faire entrer dans des cases générales, mais de plus en plus serrées, un ensemble de « cas » singuliers, ce qui rend la maîtrise de la législation et des stratégies juridiques à développer de plus en plus difficile pour les migrants et leurs alliés. Du côté de l’administration, en revanche, il s’agit de laisser le moins possible de marge d’appréciation aux agents de l’État en charge de décider de l’attribution des titres de séjour, l’idéal étant que leur décision devienne la simple application d’une procédure bureaucratique. Concrètement, cela se traduit, pour les premiers concernés, par l’impossibilité de faire valoir eux-mêmes leurs droits, fût-ce avec l’aide de bénévoles associatifs.
[…] Parallèlement à cette insertion des migrations dans des catégories juridiques de plus en plus serrées, la plupart des pays occidentaux ont vu se développer, à propos de ce qu’il est convenu d’appeler « immigration irrégulière », un droit d’exception, qui n’a guère d’équivalent, en termes d’inventivité dans les manières de restreindre les libertés personnelles et collectives, que dans les dispositifs antiterroristes, développés d’ailleurs d’une manière concomitante et sous des formes parfois étonnamment similaires. Les Centres de Rétention Administrative (CRA) en constituent sans doute le meilleur exemple. […] Sur le papier, il s’agit d’établissements non carcéraux où les personnes retenues (et non détenues) préparent leur départ suite à une décision d’expulsion. Dans les faits, il s’agit de prisons pour étrangers (de plus en plus organisées comme telles), où les intéressés sont enfermés sur simple décision administrative et au seul motif qu’ils se trouvent en situation irrégulière […]. On voit ainsi réapparaître, aux marges de l’État néolibéral, la possibilité pour une autorité administrative de jeter en prison pour plusieurs mois une personne sans que celle-ci puisse bénéficier d’un procès contradictoire sur les motifs de son enfermement. Si l’on tient compte de ce que les populations vulnérables servent bien souvent de cibles à des expérimentations en tous genres qui sont ensuite étendues à de plus larges catégories de population, on aurait tort de considérer ces évolutions comme marginales. […] C’est la manière dont le traitement de l’exception peut contribuer à définir une nouvelle règle qui est en jeu.
[…] Parmi les procédures d’optimisation des performances, figurent les désormais fameux accords de coopération avec les pays limitrophes de l’UE. De sorte que la gestion de la frontière extérieure tend de plus en plus à se muer en une externalisation de la frontière – et plus largement du contrôle, de la rétention et de l’expulsion des migrants, au mépris des droits qui leur sont par ailleurs reconnus à l’intérieur de l’UE, ce qui est une manière, pour cette dernière, de déléguer à des sous-traitants la violation de ses propres règles (mauvais traitements, tortures, déportations de masse). C’est ainsi que des camps de migrants se sont développés, ces dernières années, notamment en Afrique du Nord et en Europe de l’Est. Dans le cadre de l’un de ces accords, entre l’Italie et la Libye, le régime du colonel Kadhafi avait ainsi obtenu la sous-traitance du contrôle de la frontière maritime méridionale de l’UE, moyennant finances et équipements de surveillance, ce qui s’était traduit par l’enfermement de milliers de migrants en provenance d’Afrique de l’Est ou d’Afrique subsaharienne dans plusieurs dizaines de prisons pour étrangers créées pour l’occasion7.
[…] Du point de vue des métamorphoses de l’État, cela signifie qu’une frontière, ce n’est plus cette ligne entre deux États, matérialisée par des barrières, des murs ou des bornes, à l’image d’une membrane qui permet les échanges tout en les limitant. Les frontières ont gagné en épaisseur, et autour de la membrane, les pays occidentaux tentent de constituer un cordon sanitaire. Mais elles ont aussi perdu en matérialité, la problématique du franchissement étant moins importante désormais que celle de la détection, notamment au moyen de tout un appareillage technologique.
L’évolution des politiques migratoires fournit de précieux enseignements sur les transformations que pourrait connaître l’État dans un proche avenir. Elle s’inscrit dans des politiques de la peur qui justifient la mise en place d’un droit d’exception. Elle reconfigure les frontières et les conditions d’exercice de la souveraineté. Elle dessine enfin le sombre tableau d’une humanité ravalée au rang de flux à maîtriser et d’objet à détecter. La gestion par l’État des questions migratoires représente ainsi l’avant-garde de ses métamorphoses, parce qu’il lui est plus facile d’expérimenter sur ses marges. Mais on sait aussi que le lot des avant-gardes est de se faire décimer. Il appartient à tout un chacun de combattre et de faire échouer ces prototypes liberticides, en n’oubliant pas de s’occuper en même temps du gros de la troupe.
Jean-Christophe Angaut, Membre du collectif depuis 2011
Mes connaissances en la matière se fondent notamment sur mon expérience de bénévole, pendant cinq ans, auprès d’une permanence juridique qui accompagnait les étrangers dans leurs démarches administratives. ↩
Sur cette réalité, voir Catherine Wihtol de Wenden, Atlas mondial des migrations, Paris, Autrement, 2009. ↩
Sur le rapport intime entre État et parole officielle, voir le cours de Pierre Bourdieu, Sur l’État, Paris, Seuil, 2012. ↩
La dernière fois en date par le Ministre français de l’Intérieur, Manuel Valls, à propos de Rroms, le 11 septembre 2012. M. Rocard ajoutait toutefois : « mais elle doit en prendre sa part ». ↩
Cette expression, qu’on trouve aussi en langue anglaise (migration flow), s’insère dans une compréhension strictement économique de l’immigration où celle-ci est expliquée (comme dans les théories dites néoclassiques) par les écarts entre les salaires dans les différents pays. ↩
Voir Ariane Lantz, L’administration face aux étrangers, Paris, L’Harmattan, 1998. ↩
Lors de la guerre qui conduisit à la chute du régime Kadhafi, plusieurs milliers d’entre eux furent d’ailleurs pris entre deux feux, notamment à Misrata. ↩