Hommes anarchistes face au féminisme

Hommes anarchistes face au féminisme
de l’amour et de la sexualitéPistes de réflexion au sujet de la politique,

Francis Dupuis-Déri

La discussion proposée ici […] cherche à rappeler que l’anarchisme peut être porteur de misogynie plus ou moins brutale, à la fois parce qu’il est traversé par les forces qui constituent la société contre laquelle il lutte mais dont il ne sait se prémunir, mais aussi parce qu’en son sein des éléments militent en faveur de la suprématie masculine et contre le féminisme. […] Il sera avancé que la théorie anarchiste d’une Charlotte Wilson et d’un Pierre Kropotkine permet d’expliquer (non de justifier) que des hommes anarchistes exercent un pouvoir patriarcal sur les femmes, et devrait nous laisser comprendre que la solution passe par le renforcement d’un mouvement féministe combatif dans la société en général, et dans le milieu anarchiste en particulier. […]

Tentatives d’explication de l’anarchosexisme

La socialisation patriarcale (non anarchiste)

Déjà au XIXsiècle et au début du XX, la littérature anarchiste exprime l’idée qu’il est difficile pour des individus de vivre en accord avec des principes égalitaires et libertaires lorsqu’ils ont été socialisés dans une société hiérarchisée et inégalitaire, ce qui pose des défis considérables pour fonder des communautés autonomes ou des rapports entre hommes et femmes sur des bases anarchistes. C’est qu’avant de devenir « anarchiste », l’individu passe par un processus de socialisation qui construit sa structure psychologique et morale autour de principes qui ne sont pas anarchistes, soit l’obéissance aux dominants (parents, professeurs, prêtres, policiers, patrons, etc.), le respect de l’ordre, de la loi et des hiérarchies et le désir de propriété privée. Quand il essaie d’être anarchiste, l’individu doit alors lutter contre ses ennemis intérieurs, soit ses pulsions acquises qui sont incompatibles avec les principes anarchistes. […]

Pour leur part, les hommes, anarchistes ou non, sont socialisés en tant qu’homme à considérer les femmes comme des objets sexuels, et à associer la violence et la domination à la sexualité, au désirable. […]

Le machisme anarchiste

Si l’anarchisme participe d’une contre-culture ou d’une sous-culture avec ses références et ses mythes historiques, ses normes et ses valeurs, il est marqué d’un certain machisme qui valorise la virilité la plus conventionnelle : l’homme-combattant-rebelle-et-courageux. Parmi les héros et martyrs, on retrouve le milicien de la guerre d’Espagne, le manifestant derrière une barricade maniant un cocktail Molotov, l’activiste qui engage des combats de rue avec des néo-nazis, des vedettes de la musique punk, sans oublier les ancêtres barbus comme Bakounine et Kropotkine, et l’indélogeable Proudhon.

Les anarchistes ont souvent des attitudes viriles lorsqu’il y a discussion au sujet de pratiques militantes avec lesquelles des femmes – ou des personnes âgées, ou handicapées, par exemple – disent ne pas être à l’aise. C’est dans ces situations que s’exprime la manarchy (expression anglaise composée du mot « homme » – man – qui chevauche « anarchie » – anarchy – et qui peut se traduire, en perdant le jeu mot, par « mâle-archie »). La manarchy désigne « un comportement agressif et compétitif au sein du mouvement anarchiste, qui rappelle de manière inquiétante […] les rôles genrés masculins traditionnels. Ce comportement inclut agir comme un macho, ainsi que de manière élitiste et de façon à se prétendre plus vertueux que les autres. La mâle-archie a souvent l’exclusion pour effet »1. […]

À ce problème s’ajoute le fait que les hommes sont majoritaires dans les milieux anarchistes et qu’ils s’encouragent dans ce type d’attitude et de comportement, et qu’on retrouve souvent une division sexuelle des tâches dans les groupes anarchistes, les hommes aimant se réserver les rôles qui sont les plus prestigieux, les femmes se retrouvant dans des rôles d’auxiliaires.

Sexisme et antiféminisme anarchistes

Le sexisme et l’antiféminisme ne sont pas extérieurs à l’anarchisme. Comme mentionné précédemment, des anarchistes des plus influents sont ouvertement antiféministes et misogynes. Il est dès lors possible de considérer qu’un anarchiste sexiste n’est pas en contradiction avec la tradition anarchiste. Ce sexisme et cet antiféminisme semblent d’autant plus légitimes – et normaux – qu’ils font écho à la socialisation masculine et aux normes sociales hégémoniques, ainsi qu’à la valorisation du machisme et du virilisme dans le milieu militant et dans sa culture.

Priorité stratégique

Plusieurs hommes anarchistes, sans être ouvertement antiféministes ou misogynes, considèrent que la lutte contre l’État et le capitalisme doit être prioritaire et que l’émancipation des femmes viendra après, si elle survient (les marxistes léninistes avancent souvent cette même théorie stratégique).

[…] Une variation sur le thème de la priorité stratégique peut consister à laisser entendre que la mobilisation féministe, surtout en non-mixité, représente non seulement une dissolution des forces anarchistes mais une véritable exclusion des hommes anarchistes qui se trouvent donc discriminés par ces femmes qui ne respectent plus les principes anarchistes universalistes d’égalité et de solidarité. […]

L’argument de la priorité stratégique peut enfin s’exprimer en déclarant que les anarcha-féministes doivent se porter à l’attaque du patriarcat en tant que système existant à l’extérieur du milieu anarchiste, et non critiquer les camarades anarchistes qui sont leurs alliés et qui ne seraient pas responsables des quelques attitudes et comportements sexistes dont ils ont malheureusement hérités à travers leur socialisation, alors qu’ils essaient « vraiment » de s’améliorer.

L’intérêt de la classe masculine

Les anarchistes n’ont pas une conception simpliste des êtres humains. Charlotte Wilson et Pierre Kropotkine, parmi d’autres, discutent d’une nature humaine qui serait hétérogène, traversée par des forces contradictoires, soit deux « instincts sociaux2 », celui de la domination et celui de l’« auto-affirmation » égalitaire et solidaire. Ces deux forces traversent l’humanité, la société et même les individus3. L’être humain n’est donc ni bon ni mauvais, mais les deux à la fois. […]. Ces anarchistes adoptent une conception structuraliste des rapports sociaux, considérant que c’est la structure dans laquelle l’individu se trouve et la position qu’il y occupe qui influencera ses attitudes et ses comportements, et déterminera quel instinct prédominera, soit l’égoïsme dominateur ou l’entraide et la solidarité.

Ainsi comprise, la théorie anarchiste elle-même permet d’expliquer que des hommes anarchistes adoptent des comportements de domination à l’endroit des femmes dans leurs organisations politiques ainsi que dans leurs relations amoureuses et sexuelles. Placé en position de domination face aux femmes de par son appartenance à la classe des hommes, l’homme anarchiste même bien intentionné aurait tendance à dominer les femmes, car la structure de classes inégalitaire entre les hommes et les femmes favorise chez lui son instinct autoritaire, sa volonté de domination. […]

Des féministes comme Christine Delphy et Peggy McIntosh rappellent que dans notre société, les hommes jouissent en général de nombreux avantages face aux femmes, même si ces hommes sont critiques de leurs privilèges et s’affichent proféministes et anarchistes. Même les hommes homosexuels et queer bénéficient de plusieurs des avantages masculins face aux femmes. L’homme disposera en général de plus d’argent que les femmes, sa parole sera en général perçue comme plus crédible que celle d’une femme, il n’aura pas peur de marcher seul dans la rue ou de visiter seul des pays étrangers, et il pourra profiter du rôle de protecteur face aux femmes ayant peur de se déplacer hors de chez elles, il saura profiter du travail accompli pour lui et sans salaire par des femmes, l’homme pourra en général s’attendre à trouver des femmes à sa disposition pour ses plaisirs sexuels (pornographie, prostitution salariée ou non) ou simplement pour prendre soin de lui et de ses enfants […].

117 Leo Gestel, « Flower bud » (Rawpixel)

Que faire ?

[…] Certes, les hommes anarchistes sont le produit d’une société patriarcale et ils sont les héritiers des traditions machistes et misogynes de la culture anarchiste, en plus d’être détournés du féminisme par une obsession pour la lutte contre l’État, ou le capitalisme, ou le racisme, ou la guerre, etc. Mais la grille d’analyse structuraliste proposée par des anarchistes comme Charlotte Wilson et Pierre Kropotkine devrait leur permettre de comprendre qu’ils se comportent comme des hommes ordinaires parce qu’ils évoluent dans la société et au sein du mouvement militant dans des structures inégalitaires qui avantagent les hommes aux dépens des femmes, ce qui encourage chez eux l’instinct de domination face aux femmes. En conclusion, les hommes anarchistes respecteront les femmes quand elles auront établi un rapport de force qui modifiera les structures inégalitaires. C’est d’ailleurs ce que des militantes anarchistes et féministes s’efforcent de réaliser, génération après génération, dans la société et dans le milieu militant, au gré de leurs déceptions, de leurs peines, de leurs blessures et de leurs colères. […]

Nous devrions […] entamer un processus de disempowerment et pour l’ensemble des hommes[^4]. Ce principe s’inspire de l’empowerment, cher aux féministes, qui ne peut être traduit d’anglais en français en un seul mot, mais qui signifie le développement du pouvoir ou de la capacité d’autonomie individuelle et collective. Le disempowerment ne signifie pas réduire la capacité d’autonomie en tant qu’être humain. Il s’agit pour un homme de réduire le pouvoir qu’il exerce sur les femmes individuellement et collectivement, et de réduire le pouvoir qu’il tire de ses alliances avec d’autres hommes face aux femmes. Un processus de disempowerment signifie : prendre le risque de briser la solidarité masculine, soit de critiquer et confronter d’autres hommes misogynes ou antiféministes, ou de rompre avec eux ; pratiquer la reddition de comptes envers des féministes qui balisent nos attitudes et comportements, ainsi que nos prises de position sur le sujet des rapports sociaux de sexe ; se constituer en auxiliaires de féministes en lutte ; et, en matière amoureuse et sexuelle, éviter d’imposer nos désirs à des femmes par des postures arquées sur de grands principes, comme « la liberté » ou la « non-possessivité » sexuelle, sans égard pour les limites émotives et psychologiques de l’autre.

Et parfois, les hommes anarchistes devraient reconnaître le désir des femmes qu’ils ne fassent rien, qu’ils se taisent, et qu’ils les laissent agir et choisir seules, pour leur propre bien, ou même contre eux, c’est-à-dire contre nous, car nous sommes aussi leurs ennemis, puisque nous sommes leurs oppresseurs et leurs exploiteurs… Les hommes anarchistes doivent donc admettre, s’ils veulent être réellement cohérents avec leurs beaux principes, d’être pris pour cibles par les féministes.

Francis Dupuis-Déri


  1. Maggie, Rayna, Michael, Matt, Stick It To the Manarchy, produit par des anarchistes féministes et proféministes après les actions de contestation de la convention démocrate à Boston, à l’été 2004 (www.infoshop.org/rants/ manarchy.html). 

  2. Charlotte Wilson, « Anarchism » [1886], in Robert Graham (dir.), Anarchism : A Documentary History of Libertarian Ideas, Montréal, 2005, p. 128. 

  3. Michel Bakounine, Théorie générale de la Révolution, Paris, 2001, p. 295 et Pierre Kropotkine,L’Anarchie, Paris, 2006 [1896], p. 39. 

De l’émancipation des femmes dans les milieux individualistes à la Belle Époque Intersectionnalité