Les leçons d’une défaite

Les leçons d’une défaite

Alain Bihr

Le mouvement de l’automne 2010 contre le projet Fillon de réforme des régimes de retraite se sera finalement soldé par une défaite. Pour comprendre les raisons de ce nouvel échec, venant après celui de 2003, et surtout pour en tirer les leçons, il faut partir de l’analyse critique de la stratégie suivie par le cartel des confédérations syndicales que ces dernières sont parvenues à imposer au mouvement en le conduisant dans une impasse qu’il n’a su et pu éviter, soldant ainsi sa défaite finale.

Une stratégie perdante a priori

La principale caractéristique du mouvement social de l’automne 2010 a en effet été l’hégémonie qu’y ont exercée les organisations syndicales, réunies pour la circonstance en un cartel allant des plus droitières (CFTC, CFE-CGC, UNSA) aux plus « gauchistes » (FSU, SUD) en passant par les organisations soi-disant réformistes (CGT, CFDT), FO jouant les électrons libres pour tenter de cacher qu’elle se ralliait quant au fond et quant à la forme aux précédentes. Ces organisations auront finalement contrôlé le mouvement de son début à sa fin, en en fixant les échéances et le rythme, en lui imposant sa stratégie, sans que les éléments de radicalisation qu’il a pu connaître et sur lesquels je reviendrai, ne parviennent à les déborder et encore moins à les subvertir.

Cette stratégie syndicale, clairement exprimée et répétée à souhait par les différents leaders syndicaux (Chérèque et Thibault en tête), consistait à « gagner la bataille de l’opinion publique » : à mettre en évidence, à coup de manifestations de rue massives et répétées, appuyées par quelques journées de grève, que la réforme gouvernementale était impopulaire parce que perçue comme profondément injuste et que le gouvernement était de ce fait privé de toute légitimité démocratique en la matière, eût-il la légalité pour lui […]. Elle visait donc à contraindre le gouvernement à retirer son projet, à tout le moins à ouvrir des négociations visant à l’amender d’une manière substantielle. Au cas où le gouvernement s’entêterait et passerait outre, en s’appuyant sur sa seule majorité parlementaire, elle impliquait que le mouvement s’arrête au terme de la procédure parlementaire et de la promulgation de la loi. Ce qui fut finalement le cas. […]

Pareille stratégie n’était pas absurde a priori. Elle pouvait se prévaloir du précédent de novembre et décembre 1995 […]. Elle pouvait même invoquer un succès plus récent, celui du mouvement contre le « contrat premier embauche » (CPE) au printemps 2006 […].

Et, pourtant, cette fois-ci, cette stratégie a échoué, comme elle avait déjà échoué en 2003, lors du mouvement contre la précédente « réforme » de l’assurance vieillesse, alors déjà conduite par un dénommé Fillon… Cet échec n’est pas imputable à la faiblesse du mouvement de l’automne 2010, dont la durée et l’ampleur des manifestations ont dépassé celles des mouvements de 1995 et de 2006, et même celles de 2003, au plus fort du mouvement. C’est que, de l’une à l’autre des différentes équipes gouvernementales en place, si c’est bien toujours la même politique néolibérale qui constitue leur paradigme de référence avec ce qu’il implique de défense des intérêts du capital et d’agression contre ceux du salarié, le tandem Sarkozy-Fillon a changé d’attitude tout simplement parce qu’il se propose de franchir quelques notables échelons supplémentaires dans la mise en œuvre d’une pareille politique. Depuis 2007, à plusieurs reprises, Sarkozy et son gouvernement ont affirmé ne pas craindre l’affrontement social, voire le rechercher, en étant déterminés à ne rien céder : en un mot, ils ont clairement indiqué qu’ils étaient disposés à faire du Thatcher […].

En fait, dans ce changement de style et cette radicalisation dans la mise en œuvre de la politique néolibérale, s’exprime l’approfondissement de la crise structurelle du capitalisme au cours de ces dernières années. Ce qui a changé depuis 2006, ce n’est pas seulement l’identité des occupants de l’Élysée et de Matignon, c’est la situation économique mondiale. […]

Sous le regard des « marchés » (des opérateurs financiers porteurs et acquéreurs de titres de la dette publique) qu’il s’agissait de rassurer sur la capacité de l’État français à contenir ses déficits et à rembourser ses dettes, il ne pouvait être question que de faire la preuve non seulement de sa volonté mais encore de son pouvoir d’imposer cette « réforme », quels que soient les moyens à employer à cette fin et quels que puissent en être les effets politiques (électoraux) à terme. Et cela même si, du point de vue de la maîtrise des déficits et de la dette publics, la portée de cette mesure sera tout à fait insignifiante. […]

Ce qui condamnait la stratégie syndicale à l’échec, c’est l’invalidation même de son postulat dans les conditions actuelles. Le présent gouvernement ne considère plus qu’il tient sa légitimité des urnes et qu’il est comptable, auprès de ses électeurs et plus largement de l’ensemble des citoyens, de ses engagements antérieurs ni plus généralement du bien public. Sa seule légitimité est désormais celle qu’il tient de son inféodation totale aux intérêts du capital et notamment de sa fraction hégémonique, le capital financier transnationalisé, via la gestion de la dette publique. Et les signes de cette légitimité ne sont pas recherchés par lui dans l’assentiment de l’opinion publique à ses mesures mais dans les évaluations portées sur sa politique par la commission de l’Union européenne, la Banque centrale européenne, le Fonds monétaire international et, en définitive, les agences de notation évaluant les risques encourus par les acquéreurs de titres de la dette publique. Dans cette mesure même, la légitimité démocratique est plus que jamais devenue un leurre, un voile fallacieux qui masque la seule véritable allégeance que se sentent tenus de respecter Sarkozy, Fillon et consorts : celle au capital.

Dans ces conditions, comment expliquer la persistance des organisations syndicales dans une stratégie aussi manifestement perdante a priori ?

L’illusion sur le souci de sa légitimité démocratique de la part du gouvernement a sans doute joué – exprimant la permanence des illusions sur la démocratie parlementaire de la part des dirigeants syndicaux mais aussi des syndiqués et, plus largement, de tous les salariés qui, à la suite des uns et des autres, ont poursuivi cette stratégie tout au long des mobilisations périodiques qu’elle exigeait.

[…] Plus fondamentalement, perdante pour les salariés et pour leur base, cette stratégie ne l’était pas nécessairement, bien au contraire, pour les directions des organisations syndicales. D’une part, parce qu’en faisant ainsi, une fois de plus, la preuve de leur capacité à (con)tenir leurs troupes et de leur « sens des responsabilités », elles ont conforté leur légitimité à l’égard du gouvernement, qui est visiblement de plus d’importance à leurs yeux que celle qu’ils disent vouloir obtenir de leurs syndiqués et du salariat en général. Cela confirme – s’il était encore nécessaire de le faire – qu’il faut aujourd’hui compter parmi les appareils d’État, destinées à neutraliser le potentiel de lutte des salariés, les principales organisations syndicales : ces dernières sont intégrées, aussi bien qu’intégratives d’ailleurs, dans un appareil d’État dont elles sont de plus en plus dépendantes, y compris quant à leur financement.

D’autre part, il n’était que trop évident que leurs directions étaient acquises aux principes et même aux éléments clefs de la « réforme » de l’assurance vieillesse (notamment l’allongement de la durée de cotisation et, partant, de la vie active), ne contestant que l’absence de « dialogue social » et quelques éléments de contenu. […]

Une occasion ratée

Le mouvement aurait pu se réduire à la précédente formule de la répétition de stériles manifestations de rue, appuyées de quelques « journées d’action », dans laquelle la stratégie syndicale prévoyait a priori de l’enfermer. Mais, rapidement, une partie du salariat et, plus largement, de la population française a adopté une posture plus offensive. Celle-ci exprimait la claire conscience que, pour faire reculer un gouvernement campant obstinément sur ses positions, il ne suffirait pas de battre le pavé avec insistance mais qu’une épreuve de force plus décisive serait nécessaire. Elle signifiait donc implicitement une forme de rupture, au moins potentielle, par rapport à la stratégie syndicale. Mais le fait qu’elle n’ait commencé à s’exprimer qu’au bout d’un certain temps […], après que plusieurs journées de manifestations et de grèves à l’appel des confédérations syndicales eurent mobilisé un nombre toujours croissant de personnes […] signifie que, involontairement, la stratégie syndicale a eu sa part dans la réunion des conditions de la formation et de la consolidation de ce potentiel de lutte, notamment en suscitant la création d’intersyndicales au niveau local, qui vont se charger d’animer le mouvement… au moins dans un premier temps, avant que les directions nationales ne sifflent la fin de la récréation ! Autrement dit, destinée à faire lanterner le mouvement et y ayant en définitive réussi, la stratégie syndicale a aussi produit, pendant un moment, des effets pervers conduisant une base salariale de plus en plus large à la déborder pour envisager de s’inscrire dans une épreuve plus large et plus durable.

Cette perspective a commencé à se matérialiser lorsque, dans différents secteurs, suite à la « journée d’action » du 23 septembre, des salariés ont commencé à s’installer dans la grève reconductible. Lorsque le mouvement a touché les terminaux pétroliers, l’ensemble des douze raffineries de pétrole et les dépôts de produits pétroliers, en menaçant de paralyser à court terme le transport routier et, partant, une bonne partie de l’économie, notamment toute l’industrie fonctionnant à flux tendus, c’est la possibilité d’une généralisation de la grève qui a commencé à s’esquisser, tandis que des appels à la grève générale commençaient à se faire entendre. […]

On sait que, finalement, cette possibilité ne s’est pas actualisée.

[…] En fait, ce sont bien une fois de plus les organisations syndicales qui ont sauvé la mise au gouvernement. Par leur inaction tout d’abord, valant démission à l’égard de la défense des intérêts du salariat qui est en principe leur fonction : elles n’ont strictement rien fait pour exploiter le potentiel de lutte qui s’était accumulé en cherchant à élargir le mouvement et à le radicaliser et ont explicitement refusé une généralisation des luttes, grèves et blocages, pourtant possible. […]

En effet, loin d’activer la lutte, ces organisations auront tout fait pour la neutraliser en jouant elles aussi la montre […], en sabotant délibérément des initiatives de la base ou en montant des opérations « coups de poing » bidon (mal préparées, dont personne n’est informé… pour constater qu’elles ont échoué, faute de mobilisation), en ne coordonnant pas la lutte entre les différentes entreprises et les différents secteurs, ainsi qu’en isolant et en étouffant les pôles de radicalité (en particulier des raffineries de pétrole) qui auraient pu servir de points d’appui pour généraliser le mouvement.

Cependant ni la répression policière, ni la propagande gouvernementale relayée et amplifiée par les médias, ni même le dévoiement du mouvement par les organisations syndicales n’auraient pu opérer si la mobilisation du salariat n’avait pas présenté, tout au long de ces semaines, un certain nombre de limites évidentes.

[…] En premier lieu, en dépit de la primauté du secteur privé sur le secteur public (pour la première fois depuis longtemps) comme force motrice du mouvement, il n’y a qu’une minorité de salariés qui se sont mis en grève. Ils se sont de surcroît concentrés dans un petit nombre de secteurs : chimie (raffineries), transports (SNCF, transports routiers et ports), services publics (enseignement, ramassage des ordures ménagères, santé, poste), pour l’essentiel – ce qui revenait, une fois encore, à faire supporter par une partie minoritaire du salariat la tâche écrasante de créer le rapport de force qui pourrait faire basculer le restant attentiste du salariat dans le mouvement. De même, il faut regretter la faible liaison et implication avec des franges et les marges du salariat (précaires et chômeurs), en dépit d’un début de mobilisation de la jeunesse lycéenne, tandis que les étudiants ont été les grands absents, en dépit d’esquisses de mouvement de grève et de blocage dans quelques universités. […]

En deuxième lieu, il faut regretter l’absence ou, tout au moins, la faiblesse de la constitution de comités de lutte et de coordinations pour articuler et renforcer réciproquement les entreprises en lutte.

[…] En troisième lieu, le renforcement quantitatif et la radicalisation politique du mouvement auraient supposé un élargissement de sa plate-forme revendicative. Discuter de l’avenir de l’assurance vieillesse et plus largement de la protection sociale, sur fond d’aggravation de l’endettement public et de poursuite des politiques néolibérales d’austérité salariale et budgétaire, d’allègement de l’imposition du capital, des hauts revenus et des gros patrimoines, devait fournir l’occasion de rouvrir les questions relatives à l’emploi, aux conditions de travail, à la redistribution des richesses, pour le moins. Et il n’est pas utopique de penser que, dans ces conditions, les questions relatives à l’exercice de la propriété des moyens de production – sous forme par exemple des plans de licenciements collectifs, des politiques d’embauche des salariés, des choix d’investissements effectués par les directions d’entreprises, des banques, des fonds de placement, des plans de sauvetage par l’État des opérateurs financiers les plus exposés, etc. – n’auraient pas tardé à se poser, ouvrant des perspectives de radicalisation de plus vaste envergure encore. […]

En dernier lieu enfin, à aucun moment, même les secteurs les plus en pointe n’ont cherché à remettre en cause l’hégémonie des organisations syndicales sur le mouvement. Il est symptomatique qu’ils aient continué à interpeller leurs directions pour qu’elles lancent la grève générale, alors que tout indiquait que non seulement elles n’en avaient pas l’intention, mais qu’elles travaillaient inversement à la rendre impossible. […]

La lutte des classes continue !

Et maintenant ? Gouvernement et patronat viennent d’enregistrer une nouvelle victoire. Pourtant, ils se sont bien gardés de tout triomphalisme. D’une part, parce qu’ils ont une claire conscience des conditions dans lesquelles la victoire a été obtenue (essentiellement grâce aux syndicats : cf. l’hommage répété de Sarkozy et de Fillon au « sens des responsabilités » des confédérations syndicales) et qu’ils sont passés près d’une épreuve de force dont il n’est pas certain qu’ils se seraient tirés victorieusement. […] D’autre part, patronat et gouvernement ont une conscience non moins claire de l’ampleur et de la profondeur de la crise structurelle dans laquelle le capitalisme est actuellement engagé et de ce qu’elle va impliquer : à la fois des dissensions de plus en plus graves entre les différentes fractions territoriales du capital sur le plan mondial (y compris et notamment à l’intérieur de l’Union européenne) et la nécessité (de leur point de vue) de nouvelles agressions contre le salariat, synonymes de nouvelles épreuves de force. Déjà se prépare une nouvelle « réforme » de l’assurance-maladie qui s’avère tout aussi préjudiciable aux intérêts immédiats du salariat que la précédente. Plus que jamais, l’histoire continue et la lutte des classes en sera le moteur !

Dans ces conditions, on comprend aussi que les directions syndicales aient du souci à se faire. Certes, elles viennent de gagner un regain de légitimité auprès d’une partie du salariat […] car elles semblent avoir été les seules capables de tenir tête au gouvernement – en dépit de la défaite finale. Mais, au fil de la répétition probable, dans les mois à venir, d’agressions du capital contre le salariat et de l’intransigeance croissante du premier qui ne leur laisse plus aucune marge de manœuvre […], c’est leur discrédit qui risque au contraire de s’accroître au fur et à mesure où elles apparaîtront de moins en moins capables de défendre y compris les intérêts les plus immédiats des salariés, n’en ayant plus ni les moyens ni la volonté, et qu’elles pourront de moins en moins masquer leur nature de « chiens de garde » du capital. […]

Mais c’est du côté du salariat que les perspectives sont les plus contradictoires.

Sans doute lui faudra-t-il un certain temps pour digérer ce nouvel échec, phase d’apathie et de repli que le gouvernement et le patronat vont sans doute mettre à profit pour tenter de lui asséner quelques mauvais coups supplémentaires. En même temps, comme toute phase de lutte de quelque ampleur et durée, et en dépit de son issue négative, cet automne se sera soldé par la hausse de la conscience politique chez tous ceux qui sont entrés dans le mouvement pour la première fois tout comme chez ceux qui n’en sont pas à leur coup d’essai. Aux uns et aux autres, il est apparu plus ou moins clairement à la faveur du raidissement du gouvernement que, aujourd’hui, non seulement le gouvernement n’est plus que le simple fondé de pouvoir du capital en général et du capital financier en particulier […] mais que la moindre lutte réformiste ou même seulement défensive confronte directement les salariés aux exigences de plus en plus drastiques et inhumaines du capital, qu’elle souligne donc la nécessité d’une autre société. En même temps, elle aura fait apparaître que, face […] à ce qui apparaît comme une trahison des organisations syndicales, ils ne peuvent plus compter que sur eux-mêmes, sur leur détermination, leur volonté et leur courage ainsi que sur leur capacité collective d’auto-organisation pour défendre leurs intérêts et construire une autre société. […]

Alain Bihr

Mouvement sociaux et mobilisations (Introduction) Salut à l’action directe