Erwan Sommerer
L’un des aspects frappants de la pensée anarchiste est qu’elle rend futile la philosophie politique classique dans sa quête du meilleur régime. Plus de deux millénaires de réflexions sur la forme à donner au bon gouvernement sont ainsi congédiés et renvoyés à leurs limites, à savoir l’incapacité à penser hors de l’État et hors des formes institutionnelles figées. Qu’importe qu’il y ait un ou plusieurs chefs, qu’ils soient héréditaires ou élus ou que les pouvoirs soient concentrés ou séparés : d’un point de vue anarchiste, tout cela est vain. Dès lors, en effet, que l’on garde comme postulats la nécessité d’un clivage entre gouvernants et gouvernés ou l’impératif d’adhésion à des valeurs homogènes, le raisonnement est biaisé. […] L’une des grandes forces de l’anarchisme réside dans cette faculté de simplification anti-philosophique qui autorise à renvoyer dos à dos l’ensemble des modèles qui ont nourri à tort, depuis l’antiquité grecque, de minutieuses taxinomies.
Mais faut-il faire alors une exception pour la démocratie ? […] Après tout, la démocratie satisferait à des exigences de justice, d’égalité, d’ouverture à l’altérité, etc., que les autres ordres politico-institutionnels ne peuvent remplir. Dans certaines conditions, anarchisme et démocratie pourraient donc trouver un terrain d’entente, voire même converger au point de devenir presque synonymes.
C’est l’hypothèse que nous allons réfuter ici. Sous aucune de ses formes théoriques ou pratiques, la démocratie n’est compatible avec l’anarchisme. En d’autres termes, nous allons défendre l’idée que l’anarchisme bien compris est anti-démocratique et qu’il ne se réalise pleinement qu’une fois abandonnée derrière lui la référence surannée à la démocratie. […] C’est au prix de cette rupture, en l’assumant explicitement, que ce qui définit selon nous le geste anarchiste – à savoir, non le simple rejet de l’État, mais la décision répétée d’un individu ou d’un groupe d’individus quant à ses propres normes d’existence dans une situation de pluralisme véritable – prend son ampleur maximale et se libère des derniers résidus de pensée non-autonome. Si l’anarchisme est bien comme nous le soutiendrons une forme paroxystique de choix politique et moral située en amont de toute organisation de la Cité, alors il ne peut accorder de faveur particulière à un type de régime ou un autre.
La grande ambiguïté de la notion de démocratie impose toutefois de préciser ce que l’on entend par là et de circonscrire les approches que nous testerons dans le cadre de notre démonstration. […] Les théories que nous allons explorer […] recherchent un mode d’organisation fondé sur l’indétermination – sur l’abandon des certitudes définitives – et sur l’acceptation de la pluralité des perspectives ; elles donnent la priorité à la créativité humaine face au désir de normes incontestables et elles acceptent le conflit comme un ferment d’émancipation et non un élément indésirable à éliminer du corps social. Exprimées en termes de « démocratie sauvage », « insurgeante », ou de préservation du pouvoir instituant, elles confèrent à la démocratie un accent d’exceptionnalité, en font un régime de la tension ou de la résistance permanentes, et sont en apparence très proches des positions anarchistes.
Pour montrer que ce n’est pas le cas, nous discuterons tout d’abord les thèses des deux auteurs clés que sont Claude Lefort et Cornelius Castoriadis. En mettant au jour les impasses croisées de leurs approches – ce que nous nommerons l’occultation de la fondation et la possibilité de la victoire – nous constaterons que celles-ci ne tiennent pas leurs promesses du fait de leur dimension auto-réfutante. Nous nous tournerons alors vers Ernesto Laclau et Miguel Abensour pour remarquer qu’ils font meilleur accueil au pluralisme et à la conflictualité sans toutefois éviter des apories qui neutralisent la radicalité de leur propos et les éloignent d’une position anarchiste. […]
Les œuvres de Lefort et de Castoriadis participent toutes deux du regain d’attention porté par la philosophie politique à la démocratie dans le contexte de critique du totalitarisme. […] La démocratie se caractériserait ainsi par sa dimension immaîtrisable, son ouverture au conflit ou sa capacité de remise en cause permanente de ses propres normes. Elle serait le régime de la contestation, de l’incertitude ou de l’autonomie instituées, sorte de pendant à la crise des fondements et des transcendances, propre à la post-modernité. […]
C’est le cas, tout d’abord, de l’approche lefortienne en termes de « démocratie sauvage », de « division originaire du social » et d’« indétermination ». Si ces formulations imagées semblent signaler une version particulièrement agitée de la démocratie, traversée par une ligne de fracture irréductible entre le peuple et les élites, la pensée de Lefort s’avère bien plus prudente. Malgré l’importance qu’il accorde à la suite de Machiavel aux tumultes politiques, la priorité donnée à la lutte contre le totalitarisme – donc à la mise au jour d’un régime qui en soit l’antithèse et qui érige contre lui un rempart inexpugnable – désamorce considérablement la radicalité de son œuvre. […]
L’œuvre lefortienne est tout entière bâtie sur cet effort décisif : la volonté de prendre congé d’un certain héroïsme fondateur, de contester la démesure du sujet autonome et souverain1 et d’ériger une digue contre l’appropriation spectaculaire et volontiers brutale et dogmatique du pouvoir qui survient lors des révolutions ou des séquences de table rase.
La prudence de Lefort, défiant à l’égard des rhétoriques de remodelage de la société, conduit à réévaluer la portée réelle de ses autres concepts. La démocratie est sauvage car elle ne se laisse pas domestiquer par une puissance souveraine détentrice d’une vérité exclusive, ce qui ouvre la voie à la contestabilité des lois et à la division en vertu de laquelle gouvernants et gouvernés ne peuvent jamais être en totale harmonie. Mais cela n’a rien à voir avec une sorte de bouillonnement révolutionnaire permanent qui manifesterait l’irruption et la confrontation d’une ou plusieurs alternatives dans l’espace public. Une telle situation est précisément le risque que la pensée lefortienne se refuse à prendre : la division n’est en aucun cas la marque du pluralisme, donc de l’affrontement entre des propositions concurrentes sur la nature du régime ; ce n’est qu’un conflit interne à un système au sein duquel l’existence d’une coupure entre dominants et dominés n’est pas questionnée, pas plus d’ailleurs que le caractère représentatif et élitiste des démocraties existantes. […]
Surtout […], la notion d’indétermination est alors frappée de suspicion. Non seulement parce qu’elle se contente de qualifier un fait ontologique dépourvu d’effets politiques probants – après tout l’absence de vérité ultime n’a empêché par le passé ni l’absolutisme, ni le totalitarisme2 –, mais aussi parce que le lieu vide du pouvoir est plus encombré que Lefort ne le dit : loin d’être des systèmes d’institutionnalisation de l’incertitude ou de la conflictualité, les démocraties actuelles procèdent d’un corpus de valeurs solidement établi tandis que les phénomènes de convergence partisane et programmatique limitent drastiquement les options à disposition des citoyens3. Qu’il y ait un renouvellement électif des gouvernants ne change rien au fait que le vrai pouvoir soit approprié et placé hors de portée de la contestation. […]
Castoriadis assume pour sa part le risque du pouvoir instituant. Mais il le fait en versant immédiatement dans un autre écueil qui est l’éviction du pluralisme ou, puisque c’est la même chose, la possibilité de la victoire.
Rappelons que, pour cet auteur, l’absence de fondement extra-humain à la société – Dieu, la nature, etc. – implique que l’unique source des normes soit les individus eux-mêmes. La question est alors de savoir s’ils l’acceptent ou non. Ainsi, une société autonome est une société auto-instituée dont les membres admettent leur capacité à créer collectivement les valeurs et les lois qui constituent la trame de leur communauté d’appartenance. Là où Lefort se maintient dans les limites d’une théorie quasi-descriptive, Castoriadis projette un idéal : la démocratie directe est le seul régime qui, né de l’autonomie des citoyens, la garantira en retour. Mais pour cela, le processus d’auto-institution doit être continu. Une démocratie, en effet, n’est pas un cadre fondé une fois pour toutes, qu’on laisserait ensuite se figer ; c’est un chantier perpétuel, constamment travaillé de l’intérieur par la créativité incessante d’une communauté qui se remodèle4.
[…] Nous pensons toutefois que ce pouvoir instituant tourne à vide et que cette tension n’en est pas une. L’aporie est d’ordre logique : si la démocratie comme auto-gouvernement égalitaire et direct est la seule forme envisageable d’organisation autonome de la société, alors que reste-t-il à créer, à inventer ? […] L’étrange Cité castoriadienne est ainsi faite que la créativité instituante ne s’y déploie que pour aboutir inéluctablement à la reconduction du même. […]
Lefort et Castoriadis convergent donc malgré leur opposition sur la question de l’origine de la loi. Là où le premier écarte le moment instituant par crainte de ses excès, le second l’encourage à condition que ce soit le bon régime, et nul autre, qui en soit le résultat. […]
Si les propositions de Lefort et Castoriadis ont échoué à notre test, c’est du fait de leur dimension auto-réfutante. […]
C’est pourquoi il nous faut nous tourner vers deux auteurs, Laclau et Abensour, qui ont opéré une rupture plus marquée avec la philosophie classique en tentant de penser la démocratie comme insurrection et contre-régime. […]
Laclau, pour sa part, l’inscrit au cœur d’une théorie populiste de l’insurrection continuée : l’antagonisme est l’affrontement entre le peuple et les gouvernants. C’est le processus par lequel émergent selon ses termes des « demandes démocratiques » qui convergent face à un ennemi commun – les détenteurs du pouvoir – pour former une identité populaire5. Le peuple ainsi construit est alors un artefact né de la lutte perpétuellement relancée entre les exclus et ceux qui prétendent les représenter ou pacifier l’espace social : par définition, le peuple est toujours ce qui échappe au régime. […]
Nous découvrons dans son œuvre la dynamique incessante d’une insurrection populaire qui ne se termine jamais : le régime né de la victoire rencontre lui-même immanquablement des limites et voit naître à son encontre un nouvel antagonisme. Il ne peut canaliser celui-ci ni le domestiquer […].
Le même souci de penser la démocratie comme irruption contestataire caractérise la pensée d’Abensour. S’éloignant du vocabulaire lefortien, préférant définir une démocratie « insurgeante » plutôt que « sauvage », cet auteur déplace l’attention vers les situations révolutionnaires, les phases d’entre-deux États, lorsque l’ordre existant est en passe d’être détruit et que le nouveau n’est pas établi[^6]. Lors de ces séquences de transition, quand les déterminismes anciens perdent en vigueur et qu’ils n’ont pas encore été remplacés, quand la tradition s’efface, la créativité insurrectionnelle des exclus manifeste l’ouverture du champ des possibles. Leur révolte s’exprime en termes d’égalité, d’abolition des privilèges, des hiérarchies, et reflète le moment où l’on s’installe dans la brèche, dans l’écart temporel et le vide normatif qui séparent deux ordres politiques. Surtout, l’insurgeance est la contestation même de l’État : si celui-ci exprime l’institutionnalisation des inégalités et de la domination, alors la démocratie comme « agir » est le nom de la lutte permanente – dans l’histoire, au cours d’une révolution ou dans une société – contre la résurgence étatique.
Influencé par Gustav Landauer et sa philosophie de la relance perpétuelle de l’utopie, Abensour se tient au plus près de l’anarchisme. […], il envisage une lutte anti-étatiste. […] Toutefois, la pensée abensourienne suscite chez nous deux réticences. La première porte sur la dimension purement anti-étatiste de l’agir démocratique. Abolir l’Etat suffit-il donc à contrer l’aliénation, la réification des identités, l’épuisement de la créativité ou l’éviction du pluralisme ? Sauf à attribuer à la forme étatique la responsabilité de tous les maux, […] nous ne voyons pas en quoi une communauté sans État ne pourrait pas être aussi oppressive qu’une autre.
Mais justement, notre seconde réticence concerne l’attachement d’Abensour à la notion de démocratie. Cette notion sous-entend que la révolte des opprimés n’est pas qu’une dés-institution, […] mais aussi une proposition de contre-modèle. Ainsi cet auteur définit-il parfois l’agir démocratique comme porteur d’une alternative concrète : il cite la Grèce antique, les républiques italiennes du Moyen Âge, le communalisme. […] Si la démocratie véritable prend corps dans des institutions stables, en quoi consistera la relance de l’utopie ? […]
Nous pouvons à présent séparer plus distinctement les domaines de la démocratie et de l’anarchisme. Pour cela, commençons par récapituler tout ce que la démocratie n’est pas : elle n’est pas plus accueillante que n’importe quel autre régime envers le pluralisme véritable, et la conflictualité interne qu’elle tolère éventuellement n’est qu’un pâle écho de l’antagonisme. […] Quand bien même elle serait directe, et verrait l’abolition de l’État, elle n’est pas le lieu d’une auto-institution permanente, et elle est fondée sur un substrat moral et un mode d’organisation bien délimités. […]
Voilà qui conduit à disqualifier la démocratie. […] Cette élimination est une opportunité. Elle infirme la possibilité d’héberger la fracture, de canaliser la crise des fondements dans des institutions, et elle incite en cela à remonter jusqu’à l’instant du choix initial, lorsque tout est à bâtir ; elle ouvre la voie à un processus de régression vers la décision originaire qu’est la décision sur le régime ; elle autorise à penser le retour à la situation inaugurale de pluralisme, d’antagonisme et d’indécidabilité qui est non seulement la condition de possibilité de l’autonomie et de la liberté, mais aussi, nous allons le voir, la condition de possibilité de l’anarchisme. […]
Être autonome implique une rupture, le passage par un moment de doute, de distance à soi, de remise en cause de l’existant et de sélection d’une alternative. […] Il faut qu’une extériorité surgisse pour que la pluralité des possibles se manifeste et que les conditions d’un vrai choix soient remplies. […]
Décider de la suite, c’est être autonome. C’est accéder au moment originaire où l’on décide de ses propres lois, de son identité, de son corps, de son passé, où l’on gagne à force de table rase le droit d’être instituant, donc d’être un sujet. […]
C’est là que se joue la distinction entre démocratie et anarchisme. En tant que régime, la démocratie se situe en aval de la décision, elle lui est ultérieure. À travers la sélection d’un corpus de valeurs et des institutions correspondantes, elle marque un choix – et un reniement du choix – déjà réalisés. En cela, elle se tient à bonne distance de la situation originaire et elle relègue le pluralisme au-delà de ses frontières. Pour cette raison, elle est également en aval de l’anarchisme. La possibilité du sujet fondateur, en effet, annonce celle du sujet anarchiste, c’est-à-dire d’un sujet qui valorise la régression à l’originaire : le sujet anarchiste est celui qui prend goût à être fondateur, à occuper la brèche. Il recherche les conditions pluralistes de l’autonomie, il soutient les effets de table rase qui rendent possible la décision et, surtout, il privilégie le choix à la victoire, ce qui veut dire qu’il salue la réitération de la décision plutôt que la fidélité à son résultat. Le sujet anarchiste est un sujet fondateur à répétition qui ne se renie jamais tout à fait […].
Erwan Sommerer, Membre du collectif depuis 2016
Pour une analyse en ce sens : Jean-Yves Pranchère, « La démocratie infinie et les limites de l’autonomie », in Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère (dir.), Le travail de l’œuvre : Claude Lefort, Paris, Raison publique, 2019, p. 109-128. ↩
Cornelius Castoriadis, Démocratie et relativisme,Paris, Mille et une nuits, 2010, p. 54. Sur la critique castoriadienne, voir aussi Arthur Guichoux, « L’indétermination démocratique de Claude Lefort », Revue du MAUSS permanente, 15 juin 2017 (en ligne). ↩
Ernesto Laclau, On Populist Reason, London, Verso, 2005, p. 166. ↩
Nicolas Poirier, « Cornelius Castoriadis. L’imaginaire radical », Revue du MAUSS, 21, 2003, p. 383-404. ↩
Ibid., p. 73-74. ↩