Les anarchistes gastrosophes

Les anarchistes gastrosophes

Claire Auzias

Dans une société d’harmonie, on mange bien. Qualité, goût, abondance, variété, composition, fraîcheur sont les ingrédients indispensables à une gastrosophie digne de ce nom, selon Charles Fourier, inventeur du concept. Afin de satisfaire les 810 tempéraments composés ou caractères multiples dans le monde des passions, la passion des estomacs trône en bonne place. Car pour lui, il n’y a pas un estomac, mais plusieurs. Outre qu’il s’agit de remédier à la misérable alimentation des classes pauvres en son temps, Charles Fourier considère que le bon goût culinaire est partie intrinsèque d’une société d’utopie. Et fidèle à son raisonnement de base, c’est par la multiplication des manières de table qu’il convient d’honorer la gastrosophie1.

Si cet auteur n’est pas unanimement revendiqué dans le corpus anarchiste, il reste cependant l’une de ses grandes références, malgré la critique de Proudhon surtout. Des personnages de premier plan tels que Déjacque par exemple, puis d’autres ultérieurement à la fin du XIXᵉ siècle, incluaient Fourier dans leur panthéon. Voilà qui nous introduit au lien puissant qui lie la pensée anarchiste avec le souci de l’alimentation depuis les origines du mouvement anarchiste. Car loin d’être un à-côté futile dudit mouvement, la question de l’alimentation est au contraire contemporaine, pour les militants anarchistes, de la création de leur mouvement. Si Fourier est parmi ces penseurs, le premier qui ait noué projet d’avenir avec nutrition, il ne fut pas le dernier, loin s’en faut.

Le souci de soi dans l’alimentation a pris chez les anarchistes deux directions opposées : pour les uns, l’éloge de la bonne chère et des plaisirs de table, de l’ivresse qui noue les amitiés et la bonne humeur ; pour d’autres, frugalités et tempérance, abstinence des produits excitants et de l’alcool, voire végétarisme sont des gages de bonne santé et d’émancipation.

La version sobre de la nutrition plonge ses racines en dehors du mouvement anarchiste : à la fin du XVIIIe siècle en Angleterre, elle est prônée par des groupes religieux, au nom de la vertu chrétienne. Au milieu du XIXe siècle, est fondée au Royaume-Uni la Société végétarienne qui, bien que d’origine patronale, se répand parmi les ouvriers. Il s’agit d’améliorer l’hygiène des pauvres par un régime non carné, à base de céréales. Ce prosélytisme connut un certain succès, d’autant plus que lesdits ouvriers avaient précédemment rarement accès à des menus carnés, hors de leurs budgets. Tempérance et frugalité sont promues, tout comme l’ascension sociale, l’endurance, la vigueur et la probité ouvrière, corollaires de l’intensification industrielle. En 1878, Londres compte un seul restaurant végétarien ; en 1889, la cité en compte 522.

En 1892, Tolstoï publie La première étape, profession de foi végétarienne que n’auraient pas décriée des antispécistes contemporains et dans laquelle il écrit :

Je veux seulement démontrer que, pour arriver à mener une vie bonne, il est indispensable d’acquérir progressivement les qualités nécessaires, et que, de toutes les vertus, celle qu’il faudra conquérir avant toute autre, c’est la sobriété, la volonté de maîtriser ses passions. En tendant à l’abstinence, l’homme suivra nécessairement un certain ordre défini, et, dans cet ordre, la première vertu sera la sobriété dans la nourriture, le jeûne relatif.3 

Quant à Élisée Reclus, autre végétarien célèbre de la geste anarchiste, il en appelle d’abord à la solidarité entre êtres vivants, animaux comme humains, pour refuser de tuer, lui aussi comme Tolstoï, et de répandre le sang, fût-ce aux fins alimentaires :

Pour eux [les végétariens], il s’agit de reconnaître la solidarité d’affection et de bonté qui rattache l’homme à l’animal ; il s’agit d’étendre à nos frères dits inférieurs le sentiment qui déjà dans l’espèce humaine a mis fin au cannibalisme. (« À propos du végétarisme », 1901)

Mais Élisée Reclus ajoute un argument : « La laideur dans les personnes, dans les actes, dans la vie, dans la nature ambiante, voilà l’ennemi par excellence. Devenons beaux nous-mêmes et que notre vie soit belle ! ».

On comprend que la sobriété alimentaire relève d’un moralisme que les anarchistes ont conjugué avec l’émancipation. Mais déjà aussi d’une esthétique.

Il faut noter ici que les anarchistes sont le premier mouvement politique à avoir reconnu et revendiqué le végétarisme dès son introduction en France, à la fin du XIXe siècle, comme outil de libération et qu’il demeura longtemps le seul.

Par une de ces ruses de l’histoire qu’on espère élucider bientôt, au tournant du XXe siècle, le souci de soi se conjugue pour la plupart des auteurs avec l’individualisme anarchiste. Il serait bon d’aller voir de plus près comment vivaient et ce que pensaient les anarcho-communistes et les anarcho-syndicalistes de la même époque. Rien ne dit que les frontières entre ces courants furent étanches. Quoi qu’il en soit et malgré les exemples précédemment cités de Tolstoï et de Reclus – ni l’un ni l’autre individualiste – il est de coutume de rabattre pratiques et explorations alimentaires au périmètre des individualistes. Encore faudrait-il utilement comparer quelque peu divers pays aux traditions anarchistes : qu’en fut-il du mouvement anarchiste en Espagne au début du XXᵉ siècle ? et en Allemagne ? voire en Italie ou ailleurs ?

Les végétariens, végétaliens et autres adeptes d’une alimentation saine et maîtrisée sont bien connus pour la période de la Belle Époque en France, depuis la fin du XIXe siècle jusqu’à la guerre de 1914. Plusieurs études se sont efforcées d’éclairer les colonies libertaires de ce temps et leurs pratiques, notamment végétariennes4. De celles-ci, je retiens un détail : l’un des membres de ladite « bande à Bonnot » traite les omnivores « d’inévolués »5. Ce qui nous en dit long sur ce que les adeptes d’une alimentation régulée concevaient comme « évolué ». L’alimentation fait partie intégrante de l’émancipation.

Entre 1900 et 1920, à Ascona, en Suisse romande près de Locarno, s’épanouit une communauté d’avant-garde internationale, fondée par le « belge Henri Oedenkoven, végétarien et fils d’un riche industriel anversois, accompagné de la jeune musicienne féministe monténégrine, Ida Hofmann. Un centre de cure fut construit sur une colline d’Ascona, centre que les jeunes adeptes du pacifisme, du végétarisme et de la vie communautaire baptisèrent du nom de Monte Verità6. » Toute la belle anarchie de langue allemande y séjourna, d’Otto Gross à Erich Mühsam, mais aussi Kropotkine, Isadora Duncan, Gershom Sholem et Martin Buber, sans compter des peintres fameux tels Malevitch, etc. Cette belle équipe mangeait végétarien tout en explorant un monde nouveau et inventait le siècle dans tous les arts.

Mais voilà : c’est précisément ici, à Ascona que le théoricien anarchiste allemand Erich Mühsam se décida à peindre une satire de la vie végétarienne en ces lieux, qu’à l’évidence il ne partageait pas7 :

Que Dieu me pardonne le péché d’avoir commencé un écrit sur Ascona – ce coin de terre des plus charmants, où la beauté nostalgique se reflète dans le lac aux ondes vertes depuis les sombres sommets des montagnes – par une critique de mes chers compatriotes. Mais tous les jours, lorsqu’une compagnie de mauvais philistins allemands longe les magnifiques rives du lac Majeur en trottinant depuis Locarno avec toute sa stupidité, la comparaison s’impose à moi avec les magnifiques personnes qui ont ici leur patrie, avec ces Italiens frontaliers aux yeux sombres et ouverts et à la joyeuse évidence de vie, mais aussi avec les quelques Allemands d’exception qui mènent ici leur vie singulière et à cause desquels je colore ce papier blanc en noir avec de l’encre […].

Il est peut-être bon ici de reprendre une chanson qui m’a récemment échappé dans une heure criminelle et qui illustre peut-être mieux le végétarien en tant que terme générique qu’une longue caractérisation : le Chant des végétariens.

118 Danseuses à Monte Verità, Fonds Harald Szeemann et Suzanne Perrottet.

Le chant des végétariens

Nous mangeons de la salade, oui, nous mangeons de la salade,

Et nous mangeons des légumes tôt le matin et tard le soir.

Les fruits font aussi partie de notre régime.

Tout ce qui pousse en dehors de la salade est dédaigné.

Nous mangeons de la salade, oui, nous mangeons de la salade

Et nous mangeons des légumes tôt et tard.

Nous prenons le soleil, oui, nous prenons le soleil,

c’est notre seul passe-temps.

Mais parfois nous barbotons dans l’étang,

Cela fortifie le corps et le lave en même temps

Nous prenons le soleil et nous baignons le corps,

C’est notre seul passe-temps.

Nous haïssons la viande, oui, nous haïssons la viande, le lait

et les œufs,

Et nous aimons la chasteté.

Les mangeurs de cadavres sont stupides et grossiers,

Pareils aux porcs

Nous haïssons la viande, oui, nous haïssons la viande, le lait

et les œufs,

Et nous aimons la chasteté.

Nous ne buvons pas d’eau-de-vie,

Non nous ne buvons pas d’eau-de-vie,

Car elle a un effet corrosif sur l’esprit.

Les légumes et les fruits sont suffisamment liquides,

C’est pourquoi nous ne buvons pas

Et sommes pourtant très intelligents,

Nous ne buvons pas d’eau-de-vie, non nous ne buvons pas

d’eau-de-vie,

Car elle a un effet corrosif sur l’esprit.

Nous ne fumons pas de tabac,

Non nous ne fumons pas de tabac,

C’est ce que fait l’abominable racaille honteuse

Nous préférons nous asseoir sur les fesses et vivre sainement

et naturellement.

Nous ne fumons pas de tabac,

non nous ne fumons pas de tabac,

C’est seulement l’abominable racaille honteuse qui le fait.

Nous mangeons de la salade, oui nous mangeons de la salade

Et nous mangeons des légumes tôt et tard.

Et si vous traitez le végétarien de nigaud,

Nous vous jetons une noix à la tête.

Nous mangeons de la salade, oui, nous mangeons de la salade,

Et nous mangeons des légumes tôt et tard.

Et quelques pages plus loin, après avoir brocardé le puritanisme vertueux des végétariens du Monte Verità, Mühsam souligne la sympathie que lui inspire le vieux baron alcoolique von Rechenberg-Linten :

Comme une protestation ambulante contre la vertu alcoolique des végétariens, la silhouette d’un homme hante Ascona, la plupart du temps un peu chancelant, trottant de bistrot en bistrot avec une activité infatigable. Il s’agit d’un baron balte, d’un géant dont les traits de l’ivrogne habituel se dessinent peu à peu autour du nez et des jambes. Cet homme, justement parce qu’il s’intègre dans l’environnement végétarien comme une œuvre d’art dans le jardin zoologique de Berlin, mérite un examen détaillé. Car une telle personnalité, comme venue d’une autre planète, incite à tant de comparaisons avec ces bizarres que sont ici des Allemands moyens, que je ne pourrais pas me pardonner de ne pas les comparer. 

Quant à l’historienne catalane Dolors Marin, voici ce qu’elle nous résume :

 Oui, il y avait beaucoup de végétariens et un noyau important au sein de l’anarchisme [espagnol]. J’ai consacré un chapitre à ce sujet publié en partie dans plusieurs livres. Un magazine important était Estudios de Valence qui reproduisait d’intéressants débats autour de l’alimentation végétarienne et de ses différentes approches : crudivoristes, végétariens ovo-lacto, incompatibilité alimentaire, etc. Également Etica et Iniciales de Barcelone du groupe Sol y Vida du quartier del Clot, de l’Athénée Naturista Eclectico, où Conchita Liaño s’est formée, après Mujeres Libres, et Joan Pujalte, que j’ai interviewé. Josep Llop de Pueblo Nuevo, fondateur de la FAI, était aussi végétarien.8

Beaucoup moins connues sont les expériences et les mémoires de l’entre-deux-guerres français. Or dans l’entre-deux-guerres justement, entre effroi soviétique et malheur fasciste puis nazi, nombreux furent les anarchistes à se tourner vers des réalisations de soi dans une voie émancipatrice à hauteur individuelle. Parmi ceux-ci, notamment, les végétariens. Ceux que j’ai rencontrés pour ma thèse9, Oddino Rosso, Gaston Illi, Antoine Marsella, et Georges Navel ont tous connu Georges Butaud et son restaurant végétalien de la rue Mathis à Paris ou celui de Nice, sinon les deux, et même le domaine de la « maison de verre » de Vence. Certes Butaud avait commencé sa carrière de végétarien dans les parages de Lyon à la fin du XIXᵉ siècle, à Saint Symphorien d’Isère, avant d’émigrer vers le nord de la France, où il s’est fait connaître.

Georges Butaud (1868-1926) est une figure emblématique pour notre propos. Sa courte vie politique démarre sous les auspices des anciens de la Commune de Paris, puis il devient anarchiste. Il est alors omnivore, fumeur de tabac et buveur de vin. Autodidacte, il est un produit intellectuel des cercles anarchistes. Il découvre les vertus de l’abstinence progressive du vin, puis du tabac, se met au végétarisme, puis finit crudivore. Toute sa vie adulte de propagandiste anarchiste s’est formée dans les colonies dites « communistes » à l’époque, que nous nommons aujourd’hui individualistes. Il en cofonda plusieurs, puis inventa les foyers végétaliens dont l’un était à Paris, l’autre à Nice. « C’étaient des anarchistes qui montaient ces petits coins où les anarchistes pouvaient se rencontrer à bon marché, où ils pouvaient manger et dormir » expliqua Antoine Marsella (1898-1993). L’appartenance au milieu anarchiste est on ne peut plus affirmée. Devenant végétarien, Butaud dit s’être émancipé du salariat et avoir vécu en Robinson sur ses terres (sic), après qu’un héritage lui eut permis, au sortir de la grande guerre, d’acquérir un domaine à Vence, dans le Var, en vue d’y vivre en communauté. Ardent propagandiste, il a rédigé de nombreux traités végétariens et végétaliens en lien avec des médecins hygiénistes qui suivaient ses expérimentations de près. Sa compagne Sophie Zaikowska a témoigné de sa vie et poursuivit son œuvre en Provence, où se sont donc retrouvés plusieurs des militants anarchistes lyonnais au cours de leurs échappées trimardeuses vers le soleil du sud. Georges Butaud avait établi fermement au sein de l’anarchisme une pratique et une doctrine de l’émancipation par l’alimentation et le retour à la terre, en tissant un dense réseau au travers de tout le pays, relayé par les groupes anarchistes classiques. On trouve sa prose dans les journaux anarchistes diffusés entre les deux guerres et dans les bibliothèques militantes10. On lira avec plaisir les pages que Georges Navel a consacrées dans ses livres à Georges Butaud, qu’il a suivi tant à la colonie de Bascon que rue Mathis longtemps. Ainsi dans Parcours (Gallimard, 1950, p. 118-124) : « Au foyer de la rue Mathis arrivaient des copains de tous les pays, gars curieux de vivre en France ou chassés de chez eux par la contre-révolution. C’était un centre chaleureux de camaraderie… » Et dans Chacun son royaume (Gallimard, 1960, p. 126 et suivantes) pour la colonie de Bascon, près de Château-Thierry, où Navel séjourna.

Les auteurs de mémoires libertaires d’entre-deux-guerres ont tous décrit Raymond Duncan (1874-1966), le frère de la danseuse Isadora, adepte d’une religion hellénique, habillé en péplum et sandales par tous les temps, arpentant les routes de l’anarchisme, sa besace pleine de noix à l’épaule et croquant à longueur de journée. Ils ont tous parlé de ces camarades mangeurs de salades toujours affamés, se relevant la nuit pour mâcher des feuilles vives à grand bruit. « On mangeait cru, on passait son temps à digérer », disait Marie-Louise Massoubre. Ils ont croisé Pfeiffer, l’homme réfugié à Tahiti et qui y vivait des fruits locaux, à la manière des indigènes (réels ou supposés). Il était un ex- « ingénieur dégoûté de la civilisation » d’après Georges Navel (Parcours, p. 121). Certains ont discuté des méfaits de la pomme de terre pour l’émancipation et d’autres ont moqué André Lorulot préconisant la banane pour révolution du haut d’un arbre perché. Les témoins que j’ai sollicités se souviennent, mais l’histoire officielle les a effacés : ainsi, pas un mot dans Le mouvement anarchiste en France 1917-1945 de David Berry. C’est qu’on ne voit bien que ce que l’on reconnaît. Dès lors qu’on hiérarchise les causes de la révolution, tous les « fronts secondaires » deviennent invisibles. C’est leur destin.

En réalité, rien ne dit que ces adeptes d’une animalité maîtrisée – l’alimentation – se bornent à leur propre sort, car la plupart du temps, ils prirent toute leur part dans les combats de rue, d’usines et de groupe de leur temps. Ainsi la vile querelle selon laquelle ces gens-là auraient déserté le terrain social s’avère la plupart du temps infondée, à la lumière des mémoires vivantes des témoins.

Pour en rester à l’entre-deux-guerres, mentionnons l’article « Frugivorisme » de l’Encyclopédie anarchiste (1934) qui explicite en tant qu’anarchiste, une préférence pour les mets crus :

Pour nous, libertaires, a priori, nos sympathies vont au frugivorisme. Il évoque la vie au grand air, en liberté, au soleil. Il nous fait rêver d’harmonie fraternelle et de cadres verdoyants. Sa réalisation s’accompagne de joie, de paix, d’amour, tandis que le carnivorisme rend nécessaire de répugnantes tueries, des « abattoirs » nauséabonds et entretient au cœur de l’homme l’instinct de la destruction sanguinaire.

Qui n’a pas entendu parler du docteur Paul Maurice Legrain et de sa campagne antialcoolique ? Tout l’entre-deux-guerres anarchiste en frémit. C’est que l’alcoolisme faisait des ravages dans la classe ouvrière, on en a des témoignages dans la littérature (L’Assommoir). Des ouvriers pouvaient boire jusqu’à sept à huit litres de vin par jour dans certains métiers à la fin du XIX[^e] siècle. D’où une campagne débordant le strict cadre du végétarisme, afin de fortifier les corps ouvriers en route vers l’émancipation et la révolution. Le docteur Legrain figure dans toutes les publications anarchistes françaises des années 1919-1939 dans les listes de brochures diffusées par le mouvement libertaire. À Lyon, c’était Jules Vignes, militant individualiste demeurant à Saint-Genis-Laval, commune mitoyenne, où il faisait paraître une petite publication, La Feuille de vigne, non seulement individualiste, mais aussi antialcoolique : « Il était devenu vertueux », disaient ses proches. Et en 1926 encore, un article de la revue Plus loin dénonce sous la plume du docteur Jean Wintsch :

Il est temps d’approuver la lutte contre l’alcoolisme, même si l’État s’en mêle. Les souffrances des ménages de buveurs, comme les enfants tarés par l’alcoolisme des parents nous le demandent impérieusement. 

La sobriété est une vertu de l’anarchiste éclairé : « Un anarchiste doit toujours garder l’esprit libre, il faut qu’il puisse juger avec sang froid », déclarait Pierre Masneuf, un anarcho-syndicaliste lyonnais. On dispose d’un autre témoignage lorsqu’en 1928, la police surveille Ascaso et Durruti séjournant à Lyon chez un compère : « Joseph Solano, bonne moralité, ne s’adonne pas à la boisson, mais il ne pouvait en être autrement car habituellement les anarchistes, même les plus dangereux (Ascaso, Durruti) ont une conduite ne donnant pas prise à la critique ». Durruti ne buvait jamais une goutte de vin, car boire ou être révolutionnaire et pistolero, il faut choisir !

Une propagande qui, pour autant, n’abolissait pas pour tout le plaisir du bien boire vanté jadis par le poète anarchiste Gaston Couté (1880-1911) :

Gloire au jeune vin nouveau

Que chacun vienne à la ronde

Boire autour de son berceau

Gloire au jeune vin nouveau

Doux consolateur du monde 

Et chanté ensuite par le poète anarchiste et vigneron Eugène Bizeau (1883-1989), pour ne citer que ces deux-là.

Une rétrospective exhaustive des rapports intimes entre alimentation et anarchisme a été réalisée par François Bochet : Naturiens, Végétariens, Végétaliens et Crudivégétaliens dans le mouvement anarchiste français – textes (suppléments au n° 9, série IV, de la revue Invariance, juillet 1993 et janvier 1994), deux gros volumes photocopiés de plus de 400 pages chacun. Un résumé en est présenté par André Méry dans « Éléments d’histoire du végétarisme en France »11. Autant dire ici que les débats internes au mouvement anarchiste n’avaient rien à envier aux joutes actuelles et que les sortes d’oppositions, de contestation et de nuances entre les divers choix eurent cours dès l’orée du mouvement végétarien anarchiste.

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Mais pour la plupart des compagnons des années 1920-1940, il s’agissait de se bien nourrir, c’est-à-dire d’une manière équilibrée et la plus naturelle possible, soit en cultivant son potager, soit en adoptant les meilleurs produits accessibles. Avec Marguerite Navel, chansonnière antimilitariste de la guerre de 1914, nous avons recomposé les menus qu’elle préparait à cette époque, repas ouvriers typiques, suffisants mais nullement végétariens, depuis les crevettes à Paris lorsqu’elle était enfant, en guise de bonbons, « car la marée était toujours fraîche à Paris », ce qui n’était pas le cas de Lyon, jusqu’aux repas carnés parfois, mais qu’elle jugeait monotones. Avec Marguerite Navel, nous avons évalué la transformation de l’alimentation au long de sa vie (1896-1986). Un changement de régime s’est produit après la Première Guerre mondiale, avec un net enrichissement de la nourriture. Enfant à la fin du XIX[^e] siècle, Marguerite Navel née Faure est nourrie de pain et de pommes de terre. La viande est réservée aux dimanches. Fromage et fruits sont quotidiens. On achète deux sous de beurre, quatre sous d’huile, etc. Tout change au tournant de 1920 dans sa vie adulte, où les menus se diversifient.

Enfin, on évoquera les sorties champêtres qui réunissaient les dimanches des compagnons de groupes anarchistes pour une escapade pédestre à la campagne environnante avec pique-nique sous le bras. Après avoir marché des heures, ce qui entretenait une bonne santé physique, on déroulait la nappe sur l’herbe et on étalait les provisions : saucisson, fromages frais éventuellement acquis à une ferme en chemin, vin, et tout le monde de boire, tout le monde de chanter, car un bon repas se termine en chansons, sinon en musique parfois. Nul n’a évoqué des repas végétariens en ces randonnées collectives. Toutes les sortes d’anarchistes ont pratiqué ces sorties dominicales dans tous les coins de France et je suppose aussi dans les autres pays européens, sorties qui n’étaient nullement le privilège d’individualistes. Alors le festin des camaraderies se déployait dans toute son ampleur. On en retrouve la trace en de nombreuses cartes postales et photographies.

Quant à honorer la bonne chère, les anarchistes disciples de Rabelais furent de tout temps nombreux, considérant que la générosité de soi va de pair avec une générosité sociale.

Il faut se demander si l’après Seconde Guerre mondiale a aussi abrité de tels débats à propos des nourritures terrestres et avec quelle intensité. Car avant mai 1968, il semblerait que l’attention soit toute portée sur les grands enjeux géostratégiques de la guerre froide avec une insistance notable sur le pacifisme (Louis Lecoin) et la non-violence antinucléaire (en souvenir de Hiroshima). Quid de l’alimentation ? Il y avait les auberges de jeunesse, dont la version libertaire s’est créée en 1948 à l’intérieur du MLAJ (Mouvement laïc des auberges de jeunesse) : le Comité d’initiative pour un ajisme ouvrier (CIAO). Par définition l’on y dormait, mais aussi dînait. Étaient-elles spécialement végétariennes ? J’en doute eu égard au moins au souvenir du compagnon Gilbert Roth qui fut père aubergiste et ne cachait pas son appétence pour les viandes et sa répulsion des végans.

Rappelons pour finir les combats récents contre la malbouffe et les faucheurs d’OGM en France, qui ne furent pas inventés par des anarchistes, mais auxquels des anarchistes se sont joints rapidement, trouvant là de quoi lutter contre le capitalisme et l’industrie agroalimentaire.

De nos jours, dans les squats et les rassemblements libertaires, la cuisine carnée est devenue rare. Les repas végétariens, végétaliens et autres crudivores sont la règle. En effet, les repas sont à prix libre, quelques euros si l’on veut, et la cuisine végétale est à prix imbattable par rapport aux viandes. Souvent les militants vont récupérer en fin de marché les légumes abandonnés sur les trottoirs ou auprès des grands magasins à l’heure de la fermeture. Les mets végétariens sont particulièrement appropriés aux modalités du partage libertaire. Les militants ne comptent pas leur temps de travail en cuisine et préfèrent un dur labeur à un coût monétaire inabordable. Ainsi à Lisbonne, toutes les réunions festives anarchistes se terminaient – et se terminent encore – par d’immenses repas véganes, « Jantar vegano », devant d’énormes marmites et une armée de petites mains pour éplucher les légumes, tailler, cuire, surveiller et brasser. Le vin, par contre, reste général…

Claire Auzias

Avec les contributions de Dolors Marin, Lou Marin, Mireille Auzias-Poumet, Marianne Enckell et http://archivesautonomies.org


  1. Thomas Bouchet, « Gastrosophie, gastroscience, gastropoésie : les estomacs de Charles Fourier », in Allégories de l’estomac au XIXesiècle : Littérature, art, philosophie, Strasbourg : Presses universitaires de Strasbourg, 2020. Sur Internet : books.openedition.org/pus/24013 (généré le 29 janvier 2022). 

  2. Arouna Ouedraogo, « Les Origines du végétarisme en Grande-Bretagne à la fin du XVIIIe siècle », lemangeur-ocha.com 

  3. Léon Tolstoï,La Première étape, traduit du russe par E. Halpérine Kaminski, édition Utria, 2018. 

  4. Arnaud Baubérot, Céline Beaudet, Anne Steiner. 

  5. Anne Steiner, Les En-Dehors, éd. l’Echappée 2019, p. 91. 

  6. Paul Gimeno, « L’esprit d’Ascona. Précurseur d’un écologisme spirituel et pacifiste », Écologie et politique, 2003, 1, pages 235 à 244. Voir aussi Jean-Christophe Angaut et Anatole Lucet, « Monte Verità. Naissance difficile de la contre-culture », Brasero no 1, 2021, p. 98-107. 

  7. Traduit de l’allemand par Mireille Auzias-Poumet, à partir du texte disponible sur anarchismus.at/ On trouve une traduction du texte intégral sous le titre Ascona, La Digitale, 2004. 

  8. Dolors Marin, Història de vida de Josep Llop i Villa, interview vidéo, vers 1996, 62 min. (CIRA Lausanne). 

  9. Thèse soutenue en 1980 et publiée en 1993 à L’Harmattan sous le titre Mémoires libertaires. Lyon 1919-1939

  10. Sophie Zaikowska, La Vie et la mort de Georges Butaud, 1868-1926, Ermont, 1929. 

  11. Les Cahiers de l’Association végétarienne de France, s.d. 

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