Eduardo Colombo
«L’idée d’une absence ou abolition radicale de toute sorte de contrainte ou domination n’est pas facile à prêcher dans un monde socio-politique basé historiquement sur l’hétéronomie, la hiérarchie et le pouvoir. La difficulté réside sans doute dans la possibilité d’imaginer l’obligation, exigée par l’existence d’un nomos, sans un quelconque pouvoir de contrainte.
Jusqu’à la Modernité tardive toute réflexion politique considérait la domination – ou un certain degré de domination – comme un fait naturel. La conception traditionnelle de la loi n’admettait aucun doute sur sa légitimité ; de même, après l’invention de la démocratie, ou plus généralement de la politique, par les Grecs, la conception du nomos dans sa dimension politique n’a pas été pensable sans une forme de commandement, de direction, de gouvernement qui devait l’appliquer. C’est-à-dire, sans une forme de relation institutionnalisée de commandement et d’obéissance.
Le mot anarkhia apparaît d’abord pour désigner une situation dans laquelle un groupe armé, ou une armée, se retrouvent sans chef. […] Mais arkhê, lié à l’idée de prendre l’initiative, a aussi la connotation de commandement, pouvoir, ou pouvoir politique. […]
L’attribution d’un pouvoir de contrainte à tout régime politique paraissait évidente ou naturelle, comme si la domination était intrinsèque au politique – et encore aujourd’hui cela semble évident pour la plupart des gens –. Cette apparente évidence amena à considérer le concept d’arkhê comme plus ou moins neutre ; il n’en a pas été ainsi avec l’an-arkhia qui resta marquée du stigmate de la désorganisation : sans un chef, sans quelqu’un qui commande, la société se désintègre, le chaos dévore le social. Lorsque le mot anarchie se généralise dans la France révolutionnaire, ce sera pour désigner de façon négative ceux qu’on accuse de créer le désordre et de promouvoir la révolte. […]
Dans la vision aristotélicienne, « l’autorité politique » est une forme d’arkhê qui s’exerce sur des personnes de la même origine et sur les hommes libres : commander après avoir obéi et avant d’obéir à nouveau. « L’homme libre » doit apprendre à gouverner en pratiquant lui-même l’obéissance. « Aussi a-t-on raison de dire ceci encore, qu’on ne peut pas bien commander quand on n’a pas soi-même obéi. » (Maxime attribuée à Solon) […]
Nous pensons que le pouvoir politique, ou domination, se constitue avec l’institutionnalisation de la relation « commandement-obéissance » au sein d’un système symbolique de légitimation qui est en même temps le principe métaphysique d’organisation hiérarchique de la société. Ce principe (arkhê) d’organisation hiérarchique, en s’emparant de la définition du politique, développe un processus d’autonomisation de l’instance politique qui produit deux effets : le premier est la rupture radicale entre le niveau politique de légitimation du pouvoir (ce qui devient la définition de l’État) et la société civile ; le deuxième est celui de placer toute relation asymétrique (capacités différentielles) présente dans la société globale sous la détermination d’une obligation politique ou devoir d’obéissance. C’est-à-dire, la transformation de toute relation asymétrique, aussi bien au niveau formel qu’au niveau inconscient, en une relation de dominant à dominé. […]
Le changement de paradigme introduit par l’anarchisme postulera alors l’abolition de toute domination politique. Ce qui est cohérent avec le corpus théorique de l’anarchisme. Mais en ne définissant l’anarchisme que négativement en tant qu’absence de domination, le schéma glisse rapidement vers des contradictions infranchissables. Ainsi, l’anarchisme supprimerait aussi le premier degré « pré-politique » de la domination, ce qui est logique si, comme nous l’avons dit, toute asymétrie de pouvoir institutionnalisée – au-delà du temps et des conditions de sa nécessité sociale – appartient au niveau de la domination politique. Ce qui cesse d’être acceptable, c’est la suite de la réflexion lorsqu’elle prétend qu’un anarchisme radical doit refuser « toute contrainte sociale et pas seulement sa forme juridique et politique ». Puisqu’on entend ici par « contrainte sociale » toute obligation d’aide, de réciprocité ou de convention. L’anarchisme signifierait donc la disparition de toute norme, ce serait une anomie, puisque toute norme oblige. Le libre pacte exige de s’en tenir à ce qui est convenu. Le contrat s’honore, la parole donnée se respecte.
Une règle est observée, autrement elle n’est plus une règle. Pour les anarchistes aussi. Et pour les anarchistes plus que pour tout autre.
Anarchie et anomie sont des termes antinomiques. [...]
Enfermé dans la contradiction, plus d’un anarchiste, par rébellion ou par l’agréable goût de la provocation dira : « Rien ne m’oblige, aucun lien ne m’attache. Je suis contre toute institution, contre toute norme. »
Non, disons-nous, la contradiction n’est pas interne à l’anarchisme, elle est un produit des termes utilisés pour traiter le problème. [Car] la légitimation du pouvoir politique confond, et elle ne le fait pas innocemment, le devoir d’obéissance (obligation politique) avec l’obligation sociale qui est la forme avec laquelle la règle (la norme, la convention) s’exprime. […]
L’anarchie est alors, une figure, une forme organisatrice, un principe (arkhê) constituant d’un type de société conçue comme une structure complexe, conflictuelle (mais pas divisée politiquement en deux), inachevée, indéfiniment évolutive (jusqu’à sa fin, mort naturelle ou autodestruction) basée sur l’autonomie du sujet de l’action. […] L’anarkhia est un principe d’organisation qui s’oppose à un principe de commandement (arkhê) ou de domination. L’anarchisme propose l’institution d’une société sans contrainte politique, une société égalitaire, l’abolition de la différence de rangs et de fortunes.
Obligation sociale et devoir d’obéissance, Réfractions n° 2, été 1998 (extraits)
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