Cent ans exactement après le congrès de Saint-Imier, acte fondateur mythique du mouvement anarchiste, un séminaire réunit au CIRA à Lausanne, en septembre 1972, autant de participant·es – une quinzaine – qu’il y avait eu jadis de délégués, sur le thème de la « Composition sociale du mouvement anarchiste, hier et aujourd’hui ». Il s’agissait, sur une proposition de Louis Mercier qui venait de publier L’increvable anarchisme (Paris, 10x18, 1970), d’examiner l’évolution parallèle de la société et des groupes anarchistes : si en 1968 ces derniers étaient largement composés d’étudiant·es, deux générations auparavant ils étaient ouvriers dans leur grande majorité.
Quatre continents et au moins autant de nuances de pensée anarchiste étaient représentés. Pendant deux jours, sans désemparer, on discuta du passé, du présent et de l’avenir du mouvement. Inévitablement des heurts se produisirent, d’une part entre les générations, d’autre part entre partisans et adversaires de l’organisation. Finalement, il est apparu que ce n’est pas tant l’anarchisme qui se perpétue aujourd’hui dans ses vêtements anciens qui le courant antiautoritaire, qui reprend et fait revivre nombre de thèmes et de réflexes anarchistes.
Un tout petit livre en est issu, Société et contre-société chez les anarchistes et les antiautoritaires (Genève, Librairie Adversaire, 1974). En sus de résumés des interventions, il comporte des commentaires rédigés par Louis Mercier, Marianne Enckell et Richard Gombin. Décrivant le monde anarchiste d’hier, les auteurs soulignent :
Ce qui peut être mis à l’actif des anarchistes, c’est leur clairvoyance quand ils mettent en garde révolutionnaires et réformateurs contre l’illusion d’une marche irrésistible de la société vers le socialisme, qu’un pouvoir centralisé et bienveillant, d’esprit scientifique, précipiterait et harmoniserait, alors qu’ils prévoient que les changements dans les systèmes de production et d’administration ne feront que donner des structures nouvelles à des mécanismes d’exploitation inchangés pour ceux d’en bas. À leur actif aussi, leurs mille tentatives de créer des groupes, des ligues, des organisations volontaires, pour faire contrepoids ou pour échapper aux contraintes des puissances disposant de la propriété, du sabre et des cantiques apaisants.
Ils distinguent ainsi le milieu et le mouvement :
Les anarchistes qui peuplent le milieu ne caressent nullement l’espoir d’une société parfaitement construite, mais se limitent à rejeter ou à éviter dans la mesure du possible, au prix le plus souvent d’une sévère autodiscipline, l’absurdité des lois et de ses sanctions. […] Les liens d’amitié qui s’y forment résistent aux divergences d’opinion ou de comportement qui opposent ou séparent ses composants. C’est, en réduction, une pratique de l’anarchie. […]
Le mouvement anarchiste offre des traits sensiblement différents. Il vise à modifier, bouleverser, renverser et remplacer les structures sociétaires. Ses activités s’inscrivent dans un dessein général. Les campagnes de propagande, les agitations en vue d’objectifs définis, l’action permanente des groupes locaux prétendent à une certaine préhension sur l’événement, à peser sur les décisions des organisations populaires. Certes, les différences d’opinion ne manquent pas quant à l’estimation du caractère révolutionnaire ou réformiste-intégrationniste des luttes sociales. De même qu’une classique polémique oppose les partisans d’une organisation où la responsabilité serait collective, l’engagement militant total, et ceux qui craignent l’évolution de l’organisation vers un type de parti centralisé et lui préfèrent une plus grande souplesse, une totale autonomie des groupes, avec articulation des efforts et des moyens quand des combats de grande envergure l’exigent : grèves d'importance nationale, campagnes en faveur des prisonniers politiques, dénonciation des farces électorales, etc.
Quatre ans après Mai 68, cette distinction pouvait servir à caractériser le milieu antiautoritaire :
Mouvement de révolte contre les institutions, d’émancipation personnelle et collective, de refus des injustices et des privilèges, parce qu’on refuse en premier lieu le léninisme, parce que l’on a conscience d’être dans le mouvement même de l’histoire et qu’il y aurait prétention démesurée à vouloir le faire entrer dans le cadre, si souple soit-il, d’aucune organisation. Dans la plupart des cas, ces groupes ne se dénomment pas eux-mêmes anarchistes, soit pour des raisons tactiques, soit parce que leur expérience politique ne s’identifie ni historiquement ni théoriquement avec l’anarchisme. […]
Les groupes antiautoritaires ont des points communs : ils sont formés de jeunes, comme la plupart des groupes politiques nouveaux (la moyenne d’âge des militant·es de la Première Internationale, du parti bolchevique à ses débuts, était de moins de trente ans) ; ils essaient de mettre en pratique les idées qu’ils défendent, sachant toutefois qu’il n’est pas possible de vivre ici et maintenant la société future ; ils se dissolvent fréquemment, parce que les jeunes sont une population mobile et que, s’ils ne refusent pas tous une certaine organisation dans des buts précis, ils en rejettent absolument les aspects autoritaires ; ils s’intéressent généralement autant à la vie quotidienne et à l’environnement qu’au travail et à l’exploitation stricto sensu, parce que le prolétaire a aussi un logement, des loisirs, une vie affective et sexuelle, et qui sait si l’aliénation n’y est pas aussi forte qu’à l’usine.
La soif de lecture et de culture était grande, aussi. L’édition commerciale avait tout juste commencé à republier des textes anarchistes et de la gauche non stalinienne, qui jusque-là ne se trouvaient guère que dans des publications militantes. L’Université s’ouvrait timidement.
Si le marxisme est resté figé pendant quarante ans, hormis des chuchotements critiques vite réprimés, on ne peut pas dire de l’anarchisme qu’il ait produit des textes fondamentaux ni des analyses nouvelles pendant des décennies.
La révolte actuelle, qui est en partie une révolte contre les pères – biologiques ou institutionnels – réfute aussi leurs écrits et critique leur pauvreté théorique. Au profit, de plus en plus, des travaux des grands-parents : on redécouvre les premières critiques de gauche de la révolution russe, celles des conseillistes allemands, de l’ultragauche italienne, des anarchistes exilé·es de partout. On redécouvre les expériences et les théories en pédagogie, en sexualité, en art d’il y a cinquante ans. On redécouvre aussi que la tradition s’est maintenue, à travers des revues pour initiés qui ont fait figure de raretés avant de reparaître en éditions pirates, puis en livres de poche. Les communautés, les écoles libres, les conseils, l’antimilitarisme qui étaient déjà les points d’impact des révolutionnaires de l’entre-deux-guerres, on leur redonne vie dans le monde actuel, en cherchant des moyens d’analyse adéquats. Et cela, quelle que soit la situation sociale des militants : si les universitaires ont plus d’instruments à leur disposition, écrivent plus rationnellement, ils n’ont pas le monopole de la parole, parce qu’ils ont trop souvent trahi. Le discours des fous, celui des ménagères, celui des enfants, celui des immigrés, ils sonnent souvent plus juste et forcent l’attention. La différence se marque peut-être entre ceux qui lisent les livres, qui sont souvent les mêmes qui les écrivent, et le public des journaux et des bandes dessinées, souvent rédacteur-imprimeur et lecteur à la fois. Processus d’intellectualisation d’une part, avec simultanément un anti-intellectualisme – au profit du royaume des sensations, des désirs, de la vie immédiate – qui change aussi profondément les intellectuels.
Après l’exposition par les dadaïstes d’un urinoir comme œuvre d’art, nous ne pouvions plus pisser sans mauvaise conscience. Après les écrits muraux, les détournements de publicité et les bandes dessinées, nous ne pouvons plus écrire comme avant. Ce qui est critiqué, c’est l’idéologie figée, froide, dogmatique, etc. ; c’est la sociologie au service du pouvoir ; mais la soif est grande de connaissances sociales, économiques, politiques, psychologiques réelles, non détériorées par le système, faites et défaites par tous et toutes.
Le travail intellectuel n’est toutefois pas le moteur principal.
Les avatars de l’histoire nous montrent clairement que pour être révolutionnaire point n’est besoin d’être familiarisé avec l’idéologie de la révolte. Que ce sont les circonstances extérieures (niveau de production, évolution de la technologie et donc des caractéristiques du travail) éclairées par la conscience qu’en a tout un chacun qui font naître le ressentiment, le refus et l’action. Que, certes, la transmission idéologique est importante mais seulement dans la mesure où elle nous permet de comprendre et de théoriser la réalité et son évolution. Qu’elle n’est pas indispensable, tel un deus ex machina, pour faire naître la révolte ; qu’au contraire et dans la mesure où l’idéologie se fige immanquablement (et donc se sépare du réel), elle devient un facteur de conservation.
Anarchives Obligation sociale et devoir d’obéissance (extraits)