« Quelques mots sur la question nationale en Ukraine »

« Quelques mots sur la question nationale en Ukraine »

Nestor Makhno

Les protagonistes et les analystes de l’actuelle guerre en Ukraine brandissent souvent la question nationale ukrainienne comme objet du conflit, doutant parfois même de la réalité de l’Ukraine avant la chute de l’Union soviétique. Dans ce contexte, il est intéressant de relire ce que pouvait dire Makhno sur la question en 1928. D’origine paysanne, né dans le petit village de Gouliaï Polié en Ukraine, Nestor Makhno (1888-1934) a été à l’initiative d’un vaste mouvement anarchiste de 1917 à 1921 qui a consisté à mettre en place des soviets réellement libres sur une partie du territoire ukrainien, tout en combattant les partisans du tsar puis les bolchéviks qui finirent par réprimer définitivement le mouvement. Réfugié en France, Makhno revient sur la question nationale ukrainienne dans le journal Dielo trouda de 1928. Il y souligne la contradiction de l’impérialisme bolchévik qui proclame l’autodétermination des peuples tout en imposant une dictature depuis Moscou, et insiste sur la nécessité pour les anarchistes de prendre au sérieux la question de l’identité nationale tout en réaffirmant leur rejet de toute autorité étatique.

Édouard Jourdain

«À la suite de l’abolition du despotisme tsariste, lors de la révolution de 1917, des perspectives de relations nouvelles et libres entre les peuples, jusque-là assujettis au joug violent de l’État russe, se profilèrent à l’horizon du monde du Travail. L’idée d’une totale autodétermination, jusque et y compris la séparation complète d’avec l’État russe, naquit ainsi naturellement chez ces peuples. Cela s’exprima de manière très nette en Ukraine, sans connaître tout de suite une formulation bien définie. Des dizaines de groupes de toutes tendances apparurent parmi la population ukrainienne ; chacun d’entre eux interpréta à sa façon et conformément à ses intérêts de parti l’idée d’autodétermination. Dans leur ensemble, les masses laborieuses d’Ukraine ne sympathisèrent pas avec ces groupes et n’y adhérèrent pas.

142 Caricature de Yuri Hasenko concernant la conférence de la paix de Paris, « La paix mondiale en Ukraine ! », Vienne, 1919 (Wikimedia Commons).

Plus de sept ans ont passé depuis, l’attitude des travailleurs ukrainiens envers l’idée d’autodétermination s’est approfondie et leur compréhension s’est accrue. Désormais, ils sympathisent avec elle et le montrent souvent dans leur vie.

Ainsi, ils revendiquent par exemple l’usage de leur langue et le droit à leur propre culture, considérées avant la révolution comme parias. Ils revendiquent aussi le droit d’appliquer dans leur nouvelle vie leur propre mode de vie et leurs coutumes spécifiques. Dans le but d’édifier un État ukrainien indépendant, certains messieurs étatistes voudraient bien récupérer pour leur propre compte toutes ces manifestations naturelles de la réalité ukrainienne, contre laquelle d’ailleurs les bolcheviks sont impuissants à lutter, malgré leur omnipotence. Pourtant ces messieurs étatistes ne parviennent pas à entraîner à leurs suites les grandes masses des travailleurs et encore moins de les immobiliser par ce biais pour la lutte contre le parti bolchevik oppresseur. Le sain instinct des travailleurs ukrainiens et leur pénible condition sous le joug bolchevik ne les empêche pas d’oublier le danger étatique en général. C’est pour cette raison qu’ils se tiennent à l’écart de cette tendance chauvine et ne la mêlent pas à leurs aspirations sociales, cherchant leur propre voie vers l’émancipation.

Il y a de quoi réfléchir sérieusement pour tous les révolutionnaires ukrainiens et pour les communistes libertaires en particulier, s’ils veulent mener par la suite un travail conséquent parmi les travailleurs ukrainiens.

Ce travail ne pourra cependant pas être mené de la même façon que lors des années 1918-1920, car la réalité du pays à beaucoup changé. À l’époque la population laborieuse ukrainienne, qui avait joué un rôle si important dans l’écrasement de tous les mercenaires de la bourgeoisie – Dénikine, Pétlioura et Wrangel –, n’avait jamais pu imaginer qu’elle se retrouverait, à l’issue de la révolution, ignominieusement trompée et exploitée par les bolcheviks.

C’était l’époque où tous luttaient contre la restauration de l’ordre tsariste. Il n’y eut alors pas assez de temps pour examiner et vérifier tous les « intrus » qui venaient se joindre à la lutte. La foi en la révolution dominait sur toutes les considérations possibles sur la qualité de ses « intrus », sur les questions que l’on aurait pu se poser à leur sujet : fallait-il les considérer comme des amis ou des ennemis ? En cette période, les travailleurs marchaient sus à la contre-révolution, ne tenant seulement compte que de ceux qui venaient se joindre à eux au premier rang pour affronter sans peur la mort pour défendre la révolution.

Depuis, la psychologie des travailleurs ukrainiens a beaucoup changé ; ils ont eu le temps de se familiariser à satiété avec les « intrus » à leur cause, et dorénavant ils tiennent compte de manière plus critique de ce qu’ils ont conquis par la révolution, du moins ce qu’il en leur est resté. À travers ces « intrus », ils reconnaissent leurs ennemis directs, bien que ceux-ci s’ukrainisent et agitent le drapeau du socialisme, car, dans les faits, ils les voient agir dans le sens d’une plus grande exploitation du Travail. Ils prennent clairement conscience que c’est la caste des socialistes, exploiteurs rapaces, qui leur a confisqué toutes leurs conquêtes révolutionnaires. En bref, c’est pour eux quelque chose comme l’occupation allemande camouflée sous toutes sortes de tour de passe-passe bolcheviks.

Cette occupation masquée provoque chez les masses un courant nationaliste certain, dirigé contre les « intrus ». Ce n’est pas en vain que les messieurs les bolcheviks gouvernent l’Ukraine depuis Moscou, en se dissimulant derrière leur pantin ukrainien : c’est la haine croissante des masses ukrainiennes qui les incitent à procéder ainsi. Ce sont les conditions même du despotisme bolchevik qui poussent les travailleurs ukrainiens à rechercher des moyens qui leur permettraient de renverser et de s’orienter vers la voie d’une société nouvelle réellement libre. Les bolcheviks ne sommeillent pas pour autant et tentent de s’adapter à tout prix à la réalité ukrainienne. En 1923, ils s’y sont retrouvés comme des brebis égarées ; depuis ils ont modifié leurs tactiques en se hâtant d’aller à la rencontre de la réalité ukrainienne. Plus encore, ils se sont hâtés de lier l’existence du bolchevisme avec celle du nationalisme et ont ajouté à ce propos, dans la constitution de l’URSS, des articles précis accordant le droit à tout peuple membre de cette Union à s’autodéterminer pleinement, jusqu’à s’en séparer. Tout cela n’est bien entendu qu’hypocrisie. Comment cette attitude bolchévique va-t-elle évoluer ? Les prochaines années nous le montreront. C’est en tenant compte de ces conditions nouvelles – la haine des travailleurs ukrainiens à l’égard des « intrus » et du bolchevisme nationaliste – que les anarchistes doivent aborder la réalité ukrainienne. Nous estimons que leur principale tâche actuelle est d’expliquer aux masses que tout le mal ne vient pas d’une autorité « intruse », mais de toute autorité en général. L’histoire des récentes années fournira un argument de poids pour leur thèse, car l’Ukraine a vu défiler toutes sortes de pouvoirs qui, en fin de compte, se ressemblaient comme deux gouttes d’eau. Nous devons démontrer que pouvoir d’État « intrus » ou pouvoir d’État « indépendant », tous deux se valent et les travailleurs n’ont rien à y gagner ; ils doivent concentrer toute leur attention sur autre chose : la destruction des foyers de l’appareil d’État et leur remplacement par des organes ouvriers et paysan d’auto-direction sociale et économique.

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Malgré tout, en abordant la question nationale, nous ne devons pas oublier les dernières particularités ukrainiennes. On parle maintenant en ukrainien et, du fait même de la nouvelle tendance nationaliste, on y écoute mal ceux qui viennent de l’extérieur et ne parlent pas la langue du pays. C’est un aspect ethnique dont il convient de tenir compte au plus haut point. Si, jusqu’à présent, les anarchistes n’ont bénéficié que d’une faible audience parmi la paysannerie ukrainienne, c’est parce qu’ils se groupaient surtout dans les villes et, en outre, ne pratiquaient pas la langue nationale de la campagne ukrainienne.

La vie ukrainienne est riche de toutes sortes de possibilités, en particulier d’un mouvement révolutionnaire de masse. Les anarchistes ont de fortes chances d’influer sur ce mouvement, d’en devenir même les inspirateurs, à la seule condition de se mettre à l’unisson de la diversité de la réalité et de se placer en position d’un combat singulier, direct et éclairé, contre les forces hostiles des travailleurs qui s’y sont incrustées. Il n’est possible de s’acquitter de cette tâche qu’au moyen d’une puissante et grande organisation anarchiste ukrainienne. Il appartient aux anarchistes ukrainiens d’y penser sérieusement et dès maintenant.

Nestor Makhno, « Quelques mots sur la question nationale en Ukraine », Dielo trouda, n° 19, décembre 1928, p. 4-7.

Extrait de « Philosophie de l’Anarchie » (1888) Pour continuer le debat