Extrait de « Philosophie de l’Anarchie » (1888)

Extrait de « Philosophie de l’Anarchie » (1888)

Charles Malato

Né en 1857 de parents communards, Charles Malato est une figure importante de l’anarchisme français jusqu’à la Première Guerre mondiale. Accompagnant ses parents dans leur exil en Nouvelle-Calédonie, il s’y fera l’un des soutiens de la révolte des Kanaks en 1878. De retour en métropole, il est très présent dans les débats et les luttes qui animent le mouvement révolutionnaire. Il publie en 1888 son premier ouvrage politique, Philosophie de l’anarchie, qu’il conçoit comme « une sorte de manifeste jeté en courant pour montrer aux détracteurs que les anarchistes n’étaient point des violents sans but, rués en une poussée aveugle d’esclaves ivres, mais bien des hommes ayant leurs conceptions, leur idéal et, n’en déplaise aux railleurs, leurs moyens pratiques ».

109 Reinaldo de Santis, Le Faune.Photographie : Michel Tubiana.

Nous reproduisons ici le chapitre intitulé « Les passions », dans lequel est affirmée la nécessité de « ce grand moteur » pour l’humanité. Certaines formules du texte évoquant la concurrence masculine pour la « conquête » des femmes sont fâcheusement datées, et invitent pour le moins à la circonspection. L’idée selon laquelle les femmes ne seraient qu’un autre type d’objet à s’approprier n’est pas loin, mais il semble que l’auteur se soit distingué quelques années plus tard par un franc engagement contre la « tyrannie masculine ».

Les passions, affirme Malato, ne sont jamais mauvaises en elles-mêmes : ce n’est que lorsque la société tente de les réprimer qu’elles se pervertissent, et peuvent alors devenir destructrices. Plutôt que de crier haro sur l’expression individuelle des passions, il conviendrait donc d’œuvrer sur le « milieu » dans lequel elles se manifestent. Pour cela, l’auteur propose la piste d’une éducation qui, « basée sur le respect de la liberté individuelle », permettrait de tirer le meilleur parti de nos folies.

Anatole Lucet


«Dans une société libre, vivant sans maîtres et sans lois, ayant fait litière des préjugés, en un mot, assurant à l’individu sa plus grande somme d’indépendance, les dangers les plus à craindre seraient, dit-on, ces ruptures d’équilibre moral appelées passions. Un grand nombre de socialistes autoritaires y voient la pierre d’achoppement de l’anarchie.

Examinons l’argument, il en vaut la peine.

C’est un vieux cliché mis à la mode par le christianisme et repris par l’hypocrisie bourgeoise que de déblatérer contre la fougue de ces vilaines passions qui entraînent l’homme et lui font perdre, en même temps que la sagesse ! — cette douce sagesse consistant à obéir et se résigner ! — le repos et le bonheur. Oui, les passions bouleversent la vie, rendent souvent malheureux et, cependant, elles sont le plus grand élément de progrès.

Toute amélioration sociale vient d’une lutte contre le passé et cette lutte n’est jamais entreprise par ceux dont les sens, parfaitement pondérés, s’accommodent sans résistance au milieu où ils vivent. Ceux-là sont les sages qui trouvent que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles et que chercher à modifier les idées reçues ou les institutions établies est faire œuvre de fous.

Fous : Socrate, Caïus et Tibérius Gracchus, Wicleff, Colomb, Marat, Clootz, Babeuf, Fulton, Blanqui, Garibaldi, Darwin, Reclus, Louise Michel ; M. Prudhomme est un sage ! Cependant, les années s’écoulent ; grâce à la poussée des fous, la vie sociale s’est améliorée, le cercle des découvertes et des jouissances s’est agrandi et tel bourgeois, acharné contre les novateurs de son époque, élève des statues à ceux qu’il aurait fait brûler vifs s’il avait vécu de leur temps.

La passion de la liberté a fait les Grecs vainqueurs de l’Asie, la passion de la haine a fait Annibal, la passion de l’aventure Cortez, Pizarre, Magellan, Cook, toute la foule des conquistadores et des grands navigateurs ; la passion de la science a fait Galilée, la passion de l’amour a inspiré Dante, Pétrarque, le Tasse et Musset, la passion de la justice a fait John Brown mourant pour l’émancipation des noirs.

Connaît-il vraiment l’existence, celui qui n’a jamais senti ses artères battre, son cœur se dilater, son être entier grandir à la pensée d’une femme à conquérir, d’un oppresseur à écraser, d’un péril à braver, d’un secret à arracher à la nature ou à la science ? Cet être amorphe et aphone, visqueux, glacé, n’éprouvant que des sensations molles, traçant sa vie au cordeau et à l’équerre, est-il véritablement un homme ?

Trois mots suffisent pour déshabiller le bourgeois : égoïsme, hypocrisie, lâcheté ; un seul pour l’habiller : parvenu. Tant que M. Prudhomme vivra, il poursuivra de ses colères de pygmée les grands passionnés qui troublent son repos et font baisser la rente.

L’orateur, le général, le tribun, l’artiste, à quoi s’adressent-ils ? À la passion.

Supprimez ce grand moteur et l’humanité retombe dans les ténèbres.

Les passions sont donc par elles-mêmes chose noble et utile ; si, dans la société actuelle, elles mènent l’homme à des écarts parfois monstrueux, c’est que, contrariées à chaque instant dans leur essor par des conventions et des règlements anti-naturels, elles se faussent et se dépravent. Dans une société basée sur la liberté individuelle, l’égalité sociale et l’harmonisation des intérêts, il n’en sera pas ainsi. Qui peut affirmer que Pranzini, dans un autre milieu, n’eût pas été un homme fort utile, mettant au service de tous ses remarquables facultés d’assimilation ; que Cartouche, Mandrin, sans cet or qui les tentait et les lois qui, donnant les fonctions au hasard de la naissance, inutilisaient les talents, n’eussent pas été des Hoche et des Garibaldi ? Jetez Washington chez un peuple vieilli, abâtardi par le byzantisme parlementaire et les préjugés, vous aurez Boulanger. Une société où l’or n’existe pas, où tout est à tous, supprime l’avarice ; une société où tous sont libres et égaux, supprime ou tout au moins atténue beaucoup la jalousie et l’orgueil. La colère, plus noble, certes, que la résignation chrétienne, n’aura plus à soulever des opprimés contre des tyrans ; l’élan pour la lutte se transformera en une activité mise au service du bien-être général.

La chute du régime économique et des institutions caduques que subissent actuellement les peuples d’Europe et d’Amérique, amènera tout un bouleversement dans l’ordre psychologique, l’homme fera peau neuve. Il est cependant un sentiment qui, plus intense que les autres, est moins susceptible de se ressentir des modifications sociales. Ce sentiment, auquel nous devons nos plus grandes joies et nos plus grandes douleurs, c’est l’amour ou, pour mieux dire, la convoitise sexuelle, – l’amour, même sous sa forme la moins brutale, n’étant que le raffinement d’un besoin physiologique. Certes, la liberté absolue des unions est une puissante cause d’harmonie. Que de désespoirs, de crimes évités ! Mais la dispute de la même femme par deux ou un plus grand nombre de rivaux est un cas à prévoir et la préférence donnée à l’un des amoureux peut, dans une société anarchiste tout comme dans une société bourgeoise, causer de graves conflits. Ces conflits seront-ils plus dangereux pour le corps social tout entier lorsqu’il ne se trouvera plus des lois et des juges pour les punir ? Non, car ils ne seront que des cas isolés, regrettables sans nul doute, mais que toutes les lois et tous les juges du monde ne sauraient prévenir. Les codes et les gendarmes empêchent-ils actuellement un jaloux de se venger d’une femme infidèle ? Aucunement : tout au plus détermineront-ils le meurtrier à user de précautions pour échapper au châtiment légal, mais l’acte n’en sera pas moins commis. Mieux vaut prévenir que châtier : le vrai remède est dans une éducation basée sur le respect de la liberté individuelle. L’éducation et le milieu font l’homme ; l’histoire entière en est la preuve. Si l’éducation chrétienne a pu faire supporter pendant onze siècles à cent millions d’hommes le joug du Moyen Âge, l’éducation anarchiste saura, sans prêtres, sans juges et gendarmes, faire régner la véritable harmonie sociale.

Charles Malato, chapitre extrait de Philosophie de l’Anarchie (1888), Paris, Stock, 1897, p. 93-100.

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Anarchives « Quelques mots sur la question nationale en Ukraine »