Jean-René Delépine
Une œuvre philosophique de qualité et sérieuse pourrait être entièrement composée de plaisanteries.
— Ludwig Wittgenstein
« Prions, prions, prions ! » meuglaient les vaches dans les prairies d’Albion. Même pour un non-papiste, avouez que ça interpelle.
Coups de filet dans les troupeaux, interrogatoires saignants, les vaches, face aux vaches, se sont vite mises à table : elles étaient folles. Folles d’un certain Creutzfeldt-Jakob, qui faisait trembler les ovins et tomber les bovins. À mettre leurs pattes dans le même sabot, même un quadrupède se casse la gueule !
C’est ainsi que débuta outre-Manche, au début des années 1990, cet heureux temps où crier à tout bout de champ « mort aux vaches ! » était politiquement correct.
Mais pas de ça chez nous, bien sûr ! Au pays de Descartes, nos vaches à nous, Môssieur, ne sont nourries qu’à la Raison, et, dans les champs et les étables, la Marguerite, la Blanchette, la Noiraude ou la Lily continuaient à tailler des bavettes avec l’esprit de géométrie. Le consommateur devait en être convaincu, et pouvoir s’en remettre à cet indice incontestable de qualité : le caractère français de la viande. La profession créa illico un label VBF (pour Viande Bovine Française), dont le slogan – ô combien rassurant ! – était : « veau [ou bœuf] né, élevé et abattu en France ».
Quel formidable raccourci : à peine le veau sort-il la tête du cul de sa mère qu’il pourrait presque déjà apercevoir le bout du pistolet électrique qui le foudroiera plus tard. De quoi vous faire devenir végétarien, non ? ! Et pour quelle symbolique ce résumé tragique d’un destin de veau ? Pour celle de la France, tout à la fois lieu et motif d’une consommation sûre. Consommateurs, ayez foi dans le foie (de veau) français !
Une catastrophe chassant l’autre au box-office des informations, les moutons se sont ressaisis, les vaches assagies, et les bouchers n’ont pas toujours renouvelé leurs étiquettes « VBF ».
Francisco de Goya, Saturne dévorant son fils, 1821.
Me voici, plusieurs années plus tard, à un mariage « complet », comme les kebabs : salade, tomates, oignons, viande, frites, et sauce blanche sur le pain. En l’occurrence, la sauce blanche consistait en la cérémonie à l’église. De rite papiste, et de la tendance morne et sans relief pour être précis. Je ne défends certes pas les Églises, mais à affronter, je préfère encore la religion assumée, avec son vrai discours sur la transcendance et la masculinité, fondements de ses schémas de domination, et non pas les discours gnangnans, pseudo-consensuels, et d’autant plus perfides.
On se levait, on s’asseyait, on se relevait, certains chantaient, on se rasseyait. Quelques monstruosités banales sur Dieu à l’origine de tout et l’Amour plus grand que l’amour. À ce dernier égard, la première lettre de Saint-Paul aux Corinthiens se termine par une polysémie révélatrice. Après avoir prêté à l’Amour les vertus morales et sociales les plus hautes, la phrase de fin assène : « l’Amour ne passera jamais ». L’acception de passer pour disparaître étant plus désuète que celle d’avancer ou franchir, on crût entendre à ce moment-là une inversion des premières campagnes contre le Sida (« le Sida, il ne passera pas par moi »). Du Pape au dernier des curetons, le message de l’Église catholique devenait : « l’Amour, il ne passera pas par moi » !
Hormis ce moment quasi-luciférien, l’ennui l’emportait et pour le surmonter, je me remémorais les tentures de la Bible surréaliste de Gisèle Prassinos (commentée par Annie Richard, Éditions Mols, 2004), merveilleuse œuvre féministe en ce qu’elle va combattre le principe de transcendance masculine directement dans les représentations traditionnelles des récits bibliques et évangéliques, pour les rééquilibrer avec des références plus proches du mythe originel féminin de la Grande Déesse : son principe de vie, sans recours à des schémas de domination.
Vint la liturgie eucharistique avec l’anamnèse, qui comme chacun sait, sont les prières à la mémoire de la Passion, de la Résurrection et de l’Ascension. D’une oreille distraite, j’entendis ceci : « Christ est venu, Christ est né, Christ a souffert, Christ est mort, Christ est ressuscité, Christ est vivant, Christ reviendra, Christ est là ». Surgit alors à mon esprit mécréant la vision du label VBF, que je substituai mentalement en : « Christ né, élevé et abattu en France » !
Quelle vision réjouissante pour un anticléricalisme paillard, au demeurant fort cohérent vis-à-vis d’une religion qui revendique le cannibalisme à travers l’eucharistie. De quoi vous faire redevenir carnivore, non ? !
Anarchistes et athées de tous poils, n’ayez plus peur de la maladie de Christ-feldt-Jakob ! Exigez pour vos hosties la VCF : Viande de Christ Française, certifiée de Christ né chez les faibles d’esprit français, élevé dans les églises françaises, et abattu dès que possible par des anticléricalistes français !
VCF : le label cannibale souvent imité, jamais égalé !
Jean-René Delépine