L’anarchisme comme une communauté de Jedis

L’anarchisme comme une communauté de Jedis

Jean-René Delépine

Si tu traces une route, attention, tu auras du mal à revenir à l’étendue. (Henri Michaux, Poteaux d’angles)

Peut-être l’histoire universelle n’est-elle que l’histoire des diverses intonations de quelques métaphores. (Jorge Luis Borges)

Dans leur ouvrage de 1980 (mal) traduit en français en 1985, Les métaphores dans la vie quotidienne (Éd. de Minuit), les deux linguistes George Lakoff et Mark Johnson ont montré que, loin de n’être qu’une forme littéraire à fonction poétique, les métaphores sont la structure même de notre pensée. Les concepts, que l’on voudrait des abstractions purement objectives, ne sont en réalité que des agencements plus ou moins complexes de familles de métaphores, dont la pertinence et la force, dans un groupe humain donné, dépendent de la cohérence entre elles des structurations métaphoriques développées par ce groupe humain pour rendre compte de son expérience du monde.

En partant de cette fonction instituante de la métaphore, quel chemin métaphorique peut alors rendre compte des linéaments spécifiques du (des) groupe(s) humain(s) « anarchiste(s) », parmi les autres groupes humains de pensée et d’action ?

Centralité, dynamique et jaillissement

Alors que je débutais mes classes dans une certaine organisation spécifique anarchiste francophone, je me souviens d’une discussion sur le fait qu’on ne parle pas du milieu anarchiste mais du mouvement anarchiste. De cette première assertion, je tirai deux premiers linéaments.

D’une part l’anarchisme n’est pas une centralité, supposant une certaine fixité, avec des « annexions » plus ou moins importantes dans les différentes directions, qui définiraient un territoire venant mourir sur des marches périphériques, face aux marches des territoires lui faisant face, possiblement amis ou ennemis, socialement parlant.

D’autre part l’anarchisme est une dynamique. Il naît ici, s’affaiblit voire meurt là, rejaillit à un autre endroit… Et ceci, autant selon les macro-échelles de la géographie politique (Europe de l’Ouest, de l’Est, méditerranéenne, Amérique du Nord, Centrale, du Sud, Chine, Japon, etc., avec des temporalités pleines de chevauchements), que selon les micro-échelles des collectifs centrés sur un objet (une revendication sociale, une expérience d’organisation, une revue… !), qui se créent, évoluent, disparaissent, se (re) combinent, etc. Un Tomás Ibañez par exemple – qui n’a cessé de rechercher la collaboration avec une myriade de structures, collectifs, initiatives, tout au long de son parcours – n’est-il pas l’auteur de Anarchisme en mouvement (Éd. Nada, 2014) ?

Insistant sur la dimension de l’irruption, un autre membre de Réfractions, au long parcours singulier, Ronald Creagh, disait combien le jaillissement était l’image qui rendait le mieux compte, à ses yeux, de ce mouvement anarchiste ou anarchisme en mouvement.

Propos elliptiques

S’il fallait toutefois garder quelque chose de l’idée de centralité, en la mâtinant immédiatement de marginalité et en lui imprimant une dynamique, ce serait du côté de la forme mathématique de l’ellipse que l’on pourrait orienter notre inclination.

Une ellipse est un cercle avec deux centres, dont une des définitions est qu'en tout point de l'ellipse, la somme des distances à chaque centre est égale (méthode de construction dite du jardinier). Je vous invite ici à consulter la fiche wikipédia sur l’ellipse, dont l'animation en tête d'article à droite est proprement hypnotique !

Si l’on file cette métaphore, en l’appliquant à une personne qui, en bon sujet psychanalytique (sic), existe dans la relation aux autres, on pourrait se représenter une ellipse. Pour les besoins de la démonstration, considérons tout d’abord deux relations à l’Autre (cet Autre pouvant être n’importe quel être simple ou complexe de l’environnement sensible ou non : une matière, une personne, une couleur, une émotion singulière, un groupe, un être vivant ou inerte, etc.). Alors, la représentation métaphorique de la personne peut être la tension entre l’attraction opposée aux deux centres. On peut s'éloigner de l'un, se rapprocher de l'autre, mais la somme de notre relation aux deux nous maintient dans une forme – l’ellipse – qui doit être suffisamment intéressante pour qu'elle soit parfois le résultat des travaux de la Nature. Pensez au galet roulé par les siècles : il ne donne jamais une sphère parfaite, mais plutôt une ellipse en volume, c’est-à-dire une ellipse avec non pas simplement deux mais une myriade de centres, disposés en trois dimensions.

Appliqué à la personne comme constituée de ces multiples centres reliés entre eux par le principe de notre ellipse jardinière, et/ou appliqué à des groupes constitués de personnes (chacune de ces personnes étant alors un « centre » de densité plus ou moins grande au sein du groupe) reliées entre elles selon le même principe, nous pourrions dire que l’anarchisme est une certaine imbrication de différents niveaux elliptiques, caractérisée par le sentiment que nous avons chacun de notre « décalage aux autres ». De notre « étrangeté » aux autres. Tout en ayant le sentiment parallèle de la nécessité de nos relations à ces autres.

Ainsi, avec ces poly-ellipses multicentres et jaillissantes en perpétuelle recomposition, pourrions-nous approcher une représentation de l’anarchisme. Successivement et alternativement proche et loin de tels centres, mais l'ensemble nous « tenant » en place sur l'enveloppe de cette forme mouvante.

Archipel libertaire

Tel est le titre d’un article d’André Bernard & Pierre Sommermeyer – deux anciens membres de Réfractions, parmi beaucoup d’autres engagements – dans le n° 31 (Les conflits, c’est la vie ! – automne 2013), où, pour convaincre le lecteur de la cohérence et de la pertinence de leurs convictions pour le choix politique de la non-violence anarchiste (ou désobéissance libertaire), ils imaginaient un voyageur curieux qui visiterait l’anarchisme comme il irait d’île en île d’un même archipel.

La métaphore de l’archipel, on la retrouve encore dans le halo mouvant de Tomás Ibañez qui, avec José-Angel Gonzalez Sainz et Emmanuel Lizcano entre autres, a nourri de 1988 à 2008 la revue baptisée Archipiélago – Cuadernos de crítica de la cultura, et dont l’auto-définition tout en oxymore était : Conjunto de Islas unidas por aquello que las separa (groupe d'îles unies par ce qui les sépare).

Avec la métaphore de l’archipel, on retrouve bien notre multicentrisme, ainsi que l’autonomie irréductible de chacun (chaque île), sur le mode d’une grande variabilité. En revanche, l’eau source de l’anarchisme n’est plus un jaillissement, mais un océan. Un océan d’amertume, pour reprendre la périphrase par laquelle Homère désigne la mer dans l’Odyssée : l’onde amère !

Contrairement à d’autres familles politiques, l’anarchisme ne recherche pas l’unification du dogme, mais la réfraction. Appliquée à la lumière, celle-ci sépare le flux homogène blanc pour en exprimer toutes les nuances des couleurs visibles. C’est l’arc-en-ciel, qui n’est jamais plus spectaculaire que lorsqu’il se déploie en une arche parfaite au-dessus de la mer immense, à la fin du grain que le navire et son marin viennent d’essuyer. Il annonce le répit : on va pouvoir renvoyer de la toile, et profiter plus sereinement du spectacle majestueux des albatros et de la danse avec les vagues du pétrel tempête (auquel les Réunionnais ont donné pour cette raison le nom vernaculaire de petit polka).

L’archipel, c’est encore cette idée de Terremer, par référence au Cycle de Terremer (Earthsea) d’Ursula Le Guin, une autrice qui ne se revendiquait pas anarchiste, mais avec laquelle beaucoup d’anarchistes entretiennent un lien privilégié d’intérêt et d’affection.

L’archipel libertaire n’est donc pas l’Archipel décalé (par rapport aux autres terres politiques nées dans le Panthalassa, océan originel). Pas non plus l’Archipel des décalés (même si nous affectionnons les marges, nous revendiquons l’ici et maintenant des sociétés dans lesquelles nous sommes), mais l'Archipel des décalages. La question des confins de l’anarchisme devient, sous cet angle, extrêmement difficile à aborder. Pour que ce qui nous sépare nous unisse malgré tout, il faut qu’il y ait au moins quelques séparations que nous partagions tous d’avec le reste, non pas du monde, mais des manières d’être au monde.

Car les séparations peuvent être profondes au sein même de cet Archipel des décalages. Pour revenir à l’archipel libertaire d’André Bernard & Pierre Sommermeyer, on se dit qu’il peut y avoir des abysses entre ceux qui théorisent la violence révolutionnaire comme forme nécessaire de l’advenue de l’anarchie et ceux qui au contraire estiment, pour le dire comme Gustav Landauer, que  

l’État n’est pas une chose que l’on peut renverser comme une table, ou briser comme un carreau de fenêtre. L’État est un rapport, une relation entre les êtres humains, c’est une façon qu’ont les êtres humains de se rapporter les uns aux autres ; et on le détruit en entrant dans d’autres relations, en se rapportant différemment les uns aux autres. 

Pour ces derniers, seules les formes de non-violence anarchiste ou désobéissance libertaire sont cohérentes dans une perspective révolutionnaire anarchiste.

Ce qui nous unit par ce qui nous sépare (pour revenir à la jolie formule d’Archipiélago), ce qui fait qu’un caillou à plusieurs jours d’onde amère fera partie de l’archipel libertaire tandis qu’une grande île toute proche lui sera étrangère, c’est sans doute en dernière analyse la qualité de réfractaire à l’État, dont la formulation de Landauer a l’avantage de n’être pas dépendante de la contingence historique de notre Orient/Occident, mais peut intégrer aussi les descriptions anthropologiques d’un Pierre Clastres (La Société contre l’État, 1974, est un titre explicite !), ou d’un David Graeber (La Démocratie aux marges, 2018, l’est presque autant), pour ne citer que deux figures connues que la Camarde nous a ôtées trop tôt.

L’archipel libertaire, qui se plaît à réfracter la lumière blanche du soleil en toutes les nuances de l’arc-en-ciel, n’aurait ainsi pour bannière unifiante que l’aspect de l’ennemi intime, l’État, antithèse de la lumière elle-même. Le drapeau noir.

Dans notre cheminement métaphorique cependant, force est de constater qu’avec l’archipel nous avons perdu la dimension dynamique du mouvement dont pourtant nous étions partis. Il nous faut donc rechercher une articulation dans la structuration métaphorique, entre les poly-ellipses multicentres en évolution permanente, et l’archipel.

Tomás et les Pink Floyd

1973 : un album des Pink Floyd s’apprête à entrer dans nos références culturelles occidentales, tant sonores que visuelles, avec sa couverture entièrement noire représentant un trait lumineux blanc réfracté en arc-en-ciel par un prisme triangulaire. Autrement dit : les éléments auxquels nous en sommes arrivés dans notre cheminement métaphorique. Son titre : The Dark Side of the Moon. Et nous voilà télétransportés dans l’espace !

2021 : pourtant peu porté sur le psychédélique, notre Tomás Ibañez aurait-il subi le charme des Pink Floyd ? Car le voilà qui s’enthousiasme, à l’occasion des échanges de préparation de ce n° 49, pour la métaphore d’une galaxie anarchiste. L'anarchisme, nous dit-il alors, pourrait constituer une galaxie en plein procès d'expansion, marquée par la complexité interne, par une forte diversité et hétérogénéité constitutive, par le pluralisme qui lui est intrinsèque et qui illustre parfaitement ce « Un qui ne se dit que du multiple » de Deleuze & Guattari. Mais les galaxies ne sont pas des isolats. Au cours de leur expansion, elles côtoient des éléments extérieurs avec lesquels elles ont des contacts, des échanges, des heurts parfois, en tout cas une interaction.

Une manière d'entendre ce qui se produit alors, aussi bien au sein de la galaxie anarchiste que dans son milieu environnant, peut s'appuyer sur le double processus interdépendant d'assimilation/accommodation développé en son temps par Jean Piaget. Assimilation quand ce qui se trouve à l'extérieur est suffisamment isomorphe ou compatible avec ce qui se trouve à l'intérieur, s'y incorporant en le modifiant légèrement. Accommodation lorsque ce qui provient de l'extérieur est incorporé à la structure réceptrice en la modifiant substantiellement. Cependant la porosité des membranes a ses limites. Comme tout organisme vivant, la galaxie se défend parfois en se préservant, en produisant une fin de non-recevoir à ce qui cherche à la modifier. L'analyse des compatibilités/incompatibilités avec « l'extérieur » est alors cruciale.

Or, du fait de la variabilité interne de la galaxie, tous ses éléments ne vont pas réagir à l'identique face aux apports extérieurs. Nous l'avons vu, par exemple, dans les années soixante face aux situationnistes et, bien avant, face aux courants marxistes de tendance conseilliste. Et cela constitue un nouvel ingrédient pour accroître la diversité interne de la galaxie anarchiste. Libertariens, appellistes, postmarxistes, collapsologues, naturiens, rojavistes, zapatistes, conseillistes, ou encore influence des grands penseurs de la déconstruction de la métaphysique, comment tout cela agit-il sur la galaxie anarchiste ? Avec, en contrepoint la question de l'existence ou non d'un « noyau dur » qui ne saurait s'altérer sans entraîner la fin de l'anarchisme.

La vérité sur les galaxies !

Reconnaissons à la métaphore de la galaxie un certain attrait, tant elle peut accueillir celle de l’archipel (les îles étant alors des objets célestes), comme celle de formes mathématiques dynamiques à l’instar des poly-ellipses multicentres. Sauf que la description que fait Tomás Ibañez des galaxies est scientifiquement fausse. Reprenons ici le début de la page wikipédia sur l'expansion de l'Univers :

L'expansion de l'Univers est le nom du phénomène qui voit à grande échelle les objets composant l'Univers (galaxies, amas…) s'éloigner les uns des autres. Cet écartement mutuel, que l'on pourrait prendre pour un mouvement des galaxies dans l'espace, s'interprète en réalité par un gonflement, une dilatation, de l'espace lui-même, les objets célestes étant de ce fait amenés à s'éloigner les uns des autres. À plus petite échelle, l'expansion n'affecte pas la taille des galaxies elles-mêmes, la gravité « intérieure » ayant un effet prédominant.

L'expansion de l'Univers est la solution théorique trouvée par Alexander Friedmann pour rendre compte du fait que l'Univers ne se soit pas déjà effondré sous l'effet de la gravitation. […]

Du point de vue observationnel, l'expansion se traduit par une augmentation de la longueur d'onde de la lumière émise par les galaxies : c'est le phénomène de décalage vers le rouge.

En conséquence de quoi, l'anarchisme dans l’espace politique comme un objet dans l’Univers est tout à fait pensable (avec notre ego collectif qui préfère s’identifier à une galaxie qu’à un « amas »). Le hic est toutefois que ces objets gonflent plus qu’ils ne se déplacent, et, dès lors ne se frottent ni se traversent les uns les autres.

Mais ne lâchons pas pour autant la métaphore et reprenons la dernière interrogation de Tomás Ibañez : y a-t-il un noyau de l'anarchisme sans lequel il ne serait pas ? Traduit en langage galactique, un tel noyau serait au principe même de notre gravitation interne, contrebalançant le principe d’expansion, et permettant à la galaxie et ses éléments constitutifs d’être tenus dans leurs limites propres. Or la gravitation est physiquement une force. Et s’il est un personnage singulier de la galaxie libertaire dans la pensée de qui la notion de force est très présente c’est bien Simone Weil ; notamment dans Méditation sur l’obéissance et la liberté (1937-1938), Réflexions sur la barbarie (1939) ou encore L’Iliade ou le poème de la force (1940-1941). Une force à la suite de laquelle elle place la notion de limite(s), qui sous-tendra en partie l’œuvre dans laquelle elle mettra ses dernières… forces, avant de se laisser mourir : L’enracinement (1943).

Pour le dire en des termes que les jeunes générations élevées à Star Wars comprendront : ce qui nous tient, c’est La Force ! Si le noyau de l’anarchisme est la lutte intime contre l’État – archétype de la démesure : l’hybris –, alors le principe qui tient ensemble les objets de cette galaxie anarchiste, c’est une sensibilité particulière à La Force. La Force, collective, qui est puissance de faire, lorsqu’il s’agit très pragmatiquement d’appliquer les idées anarchistes dans des projets concrets et immédiats. La Force qu’il faut neutraliser en l’asséchant, lorsque, chez certains, elle a basculé du côté obscur (la dimension de domination). Et le « bon gouvernement » qu’il faut en permanence (ré) inventer dans la tension entre ces pôles de force. Bref, l’anarchisme comme une communauté de Jedis.

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Transversale Anarchives