Utopie et préfiguration

Utopie et préfiguration

Ruth Kinna

Partant de l’inspiration que constitue l’idée d’utopie pour l’anarchisme contemporain, Ruth Kinna interroge les continuités et discontinuités dans l’histoire de la pensée anarchiste pour explorer la pratique politique utopique que décrit la préfiguration. Ce sont ainsi les approches de David Graeber, de Benjamin Franks, de Uri Gordon, de Cindy Milstein, entre autres, mais aussi de Pierre Kropotkine par exemple, qui sont mises à contribution pour dénouer les diverses conceptions aussi bien de l’utopie que de la préfiguration ainsi que de leur rapport.

Pour les anarchistes, les utopies sont affaire d’action. Selon Uri Gordon, elles sont « liées comme par un cordon ombilical à l’idée de révolution sociale »1. Le type d’action que décrit l’utopie est sujet à débat. Cet article examine la manière dont la pensée utopique façonne la pensée anarchiste et met en lumière certains changements récents dans les usages politiques de l’utopie. L’utopie n’y est pas traitée comme un concept ou une méthode abstraite, ni comme un lieu ou un genre littéraire, car ce n’est pas ainsi que les anarchistes ont compris cette idée. L’utopie, note Gordon, « a toujours signifié quelque chose de plus qu’un exercice hypothétique consistant à dessiner une société parfaite ». En tant qu’idée révolutionnaire, elle est bien plutôt liée au principe de la préfiguration.

La préfiguration est considérée comme un concept central dans la pensée anarchiste contemporaine et elle est de plus en plus invoquée pour mettre en lumière ce qui distingue les pratiques, actions et mouvements anarchistes. En 2011, deux mois après le début d’Occupy Wall Street, David Graeber a défini la politique préfiguratrice comme l’un des quatre principes anarchistes caractéristiques du mouvement, les trois autres étant l’action directe, l’illégalisme et le rejet de la hiérarchie. Faisant référence au caractère utopique de ce concept, il a décrit Occupy comme une véritable tentative « de créer les institutions de la nouvelle société dans le moule de l’ancienne2 ». Poursuivant cette idée, il a lié la préfiguration à la création d’« assemblées générales démocratiques », à la prise de décision par consensus et à une série d’institutions d’entraide et d’auto-assistance – dont « des cuisines, des bibliothèques, des cliniques, des centres de médias3 ». L’apparition spontanée de ces organismes et de ces pratiques a prouvé que les aspirations radicales étaient praticables, et ce d’une manière qui pourrait être considérée comme contraire à l’idée traditionnelle qu’on se fait de l’utopie comme d’un royaume imaginaire de non-existence ou d’impossibilité idéale. Pourtant, dans la mesure où des actions comme Occupy montrent avec quelle légèreté tout changement social égalitaire se trouve officiellement écarté et étouffé sous le mantra du « There Is No Alternative », elles sont également utopiques.

Si la centralité de la préfiguration dans la littérature anarchiste est peu contestée, il existe en revanche des variations considérables sur la politique utopique que l’action préfiguratrice encourage ou bannit de diverses manières. Cet article montre comment l’idée d’utopie (associée aux socialistes utopistes du milieu du XIXe siècle) sert de feuille de route à l’anarchisme contemporain. Il aborde également la célèbre formule de Miguel Abensour sur « l’utopie comme désir » afin d’illustrer la concordance entre l’utopie anti-utopique et certaines conceptions récentes de l’utopie anarchiste. En examinant les débats sur l’interrelation de ces deux concepts et, en particulier, les continuités et les discontinuités dans l’histoire de la pensée anarchiste, il est possible de saisir le spectre de la pratique politique utopique que décrit la préfiguration, spectre qui s’étend de l’engagement utopique au cadre sociologique des alternatives, en passant par l’approche dystopique que propose une psychologie du désir.

Préfiguration

Pour Benjamin Franks, la préfiguration est le principe qu’utilisent les anarchistes pour évaluer la légitimité des actions ; il définit ce concept en termes de relation entre les fins et les moyens. Un aspect central de l’engagement anarchiste, rappelle-t-il, c’est que « les moyens doivent préfigurer les fins4 ». Dans la théorie politique normative, l’engagement en faveur de la préfiguration conduit les anarchistes à rejeter à la fois le conséquentialisme (l’idée que les effets des actions fournissent une mesure appropriée de leur justesse) et la déontologie (qui considère plutôt la justesse des actions en termes de devoir ou de conformité aux normes ou lois établies). Franks estime (p. 17-18) que la préfiguration oriente les anarchistes vers une éthique de la vertu, une position qui fonde la moralité dans le caractère ou le comportement et les intentions des acteurs. En outre, Franks associe la préfiguration à ce qu’il appelle « l’éthique pragmatique ». Cela signifie que les anarchistes rejettent l’instrumentalisme, c’est-à-dire le principe selon lequel « le succès d’un projet est déterminé par son efficacité à atteindre ses objectifs » (p. 101). Franks associe l’instrumentalisme à Max Weber. Toutefois, en assimilant l’instrumentalisme au conséquentialisme, il est conduit à en identifier toute une série de représentants, de J. S. Mill à Lénine, et même à l’appliquer à des doctrines qui cherchent à découpler l’évaluation de l’action de toute considération en termes de justesse en substituant à cette dernière la simple « nécessité ». Le machiavélisme et le netchaïevisme en sont des exemples.

12 Illustrations de l’article: graffitis du mouvement contre la Loi Travail, 2016. Source: lundi.am

À l’opposé de ce vaste corpus de pensée, la préfiguration anarchiste fait tomber la distinction entre moyens et fins. Dans des termes qui rappellent le précepte gandhien, proche de l’anarchisme, selon lequel il faut être le changement que l’on souhaite voir advenir, Franks affirme que les actions « incarnent les formes de relations sociales que les acteurs souhaitent voir se développer » (p. 114). Politiquement, cela implique que les comportements quotidiens sont au cœur de la pratique anarchiste et que les choix que les individus font dans la conduite de leur vie constituent un point d’application privilégié pour les actions anarchistes. Cindy Milstein se fait l’écho de cette conception. La préfiguration, avance-t-elle, est

l’idée qu’il devrait y avoir une relation cohérente sur un plan éthique entre les moyens et les fins. Les moyens et les fins ne sont pas les mêmes, mais les anarchistes utilisent des moyens qui vont dans le sens de leurs fins. Ils choisissent actions ou projets en fonction de la manière dont ceux-ci s’accordent avec des objectifs à plus long terme. Les anarchistes participent au présent de la manière dont ils aimeraient participer, beaucoup plus pleinement et avec beaucoup plus d’autodétermination, à l’avenir – et encouragent les autres à faire de même. La politique préfiguratrice consiste donc à ajuster ses valeurs et ses pratiques.5

La priorité accordée à l’intention comme norme du bon droit n’est pas nouvelle dans la pensée anarchiste. Pierre Kropotkine a défendu les assassins d’Alexandre II en 1881 précisément en ces termes6. Demême, l’anarchisme a longtemps été associé au rejet de l’instrumentalisme : Weber a formulé sa critique de Tolstoï en fonction de la priorité que les anarchistes attachent à « l’éthique des fins ultimes » sur « l’éthique de la responsabilité7 ». En revanche, le terme de préfiguration n’apparaît pas dans les discours anarchistes du XIXe siècle, du moins pas couramment. Pour certains auteurs contemporains, cette absence est significative et son émergence depuis quelque vingt-cinq ans donne le sentiment qu’il y a eu un changement de pensée, ou peut-être d’accent, dans la réflexion anarchiste depuis l’après-guerre8. En effet, certains lient étroitement le concept à des formes récentes d’activisme. D’une part la manière dont on a parfois fortement associé organisation du monde du travail et anarchisme historique, d’autre part la dichotomie entre un anarchisme social et un anarchisme du mode de vie, ont encouragé ce point de vue (bien que les partisans de la préfiguration rejettent massivement la critique du mode de vie avancée par Murray Bookchin lorsqu’il a cimenté cette distinction9). Par exemple, dans « Trying to Occupy Harvard », Philip Cartelli relève que

depuis le début d’Occupy Wall Street, on a beaucoup parlé de sa politique préfiguratrice – un mode d’organisation et de pratique politique de plus en plus populaire parmi les mouvements de base de la gauche au cours du dernier demi-siècle qui modélise le type de société démocratique dans lequel ils aspirent à vivre. Toutefois, selon mon expérience, une telle politique radicale axée sur le mode de vie est plus susceptible d’attirer les personnes militant en dehors des groupements politiques traditionnels – syndicats ou organisations axées sur des questions et des politiques spécifiques.10

Marianne Maeckelbergh propose un récit similaire, en dénichant la préfiguration dans le féminisme d’après-guerre, « les mouvements antinucléaires et pour la paix, les mouvements pour la justice raciale aux États-Unis, les mouvements anticoloniaux et anti-développementalistes dans le Sud, et plus tard les mouvements de défense de l’environnement et de promotion du Do It Yourself – tous ont nourri le mouvement altermondialiste qui a contesté le droit des organisations multilatérales (OMC / BM / FMI / G8) à diriger le monde11 ». Dans ce contexte, la préfiguration est une expression de la contre-culture politique qui a disparu à la fin des années 1960 pour réapparaître dans les récents mouvements anticapitalistes. Et plutôt que de s’attacher à « l’anarchisme » en tant que tel – une doctrine suggérant un engagement idéologique lourd et une pratique bien définie – la préfiguration est plus liée à des pratiques, sans contenu spécifique. Pour Maeckelbergh, cela contraste avec la politique programmatique à l’ancienne.

Les pratiques d’aujourd’hui trouvent leurs devancières dans les mouvements des années 1960, lorsque les activistes remettaient en question à grande échelle la nécessité d’un programme politique unitaire de changement révolutionnaire (en d’autres termes, la nécessité de déterminer à l’avance ce pour quoi milite un mouvement). Ces idées ont souvent pris la forme de pratique de la « démocratie participative » et de la construction de relations sociales « autonomes ».

Les hypothèses étroitement ouvriéristes sur le caractère et la composition de l’anarchisme historique sont contestables. Qui plus est, l’identification de la politique préfiguratrice à des vagues d’activité ou des formes de pratiques particulières trahit une tendance à l’historicisme difficile à concilier avec les types de capacités d’action que la préfiguration met en lumière. L’importance de la dynamique des moyens et des fins dans la politique préfiguratrice ne réside pas dans le fait qu’elle associe des actions à un ensemble prescrit de formes approuvées, mais dans le fait qu’elle s’oppose à des jugements fondés sur la prise en compte d’effets ou, du moins, de résultats qui ont été déterminés par quelqu’un d’autre que « l’agent local », selon l’expression de Benjamin Franks (p. 114). De même, le poids attribué aux choix que font les militant·es lorsqu’ils s’engagent dans l’action ne tient pas au fait que la préfiguration aboutirait à un consensus moral ou à l’uniformité politique, mais seulement qu’elle soutient l’action directe : le pouvoir de transformation est entre les mains des individus, qui agissent par eux-mêmes et/ou en collaboration avec d’autres.

Le discours actuel utilise le terme de préfiguration pour décrire le pouvoir créatif des luttes collectives12, le projet de construction d’un nouveau monde au cœur de l’ancien, soit au sens ordinaire du terme, soit pour décrire des manières pour les désirs révolutionnaires de s’exprimer en relation intime entre transformation sociale et action dans le présent13. Comme Franks, David Graeber situe l’engagement pour l’action directe dans la vie quotidienne au cœur des discours préfiguratifs14. La préfiguration est liée à la créativité, à la subversion, au jeu et au développement de relations et de modes de vie alternatifs. La politique préfiguratrice, selon Federico Campagna et Emanuele Campiglio (p. 5), « va de pair avec le désir d’une imagination à long terme, et sur un vaste horizon » ; la préfiguration a pour enjeu « le fait de s’exercer continuellement à tester les paysages imaginaires contre les nécessités et les flux souterrains de la vie quotidienne ».

Dans tous ces sens, la préfiguration s’oppose à l’association fréquente et irréfléchie de l’anarchisme avec la destruction, et souligne plutôt les caractéristiques expérimentales, productives et innovantes des pratiques anarchistes qui contestent et cherchent à remplacer les formes sociales hiérarchiques et oppressives. Comme l’affirme Franks, la politique préfiguratrice décrit le rejet de l’avant-garde et des certitudes « scientifiques » sur lesquelles s’est construit l’élitisme révolutionnaire, ainsi que la répudiation des diverses variétés de socialisme que les stratégies d’avant-garde ont produites – des dictatures sans classes mais hautement centralisées et industrialisées15. Tout comme elle refuse l’imposition de moyens dictatoriaux, même éphémères et temporaires, la préfiguration englobe des actions qui n’aboutissent qu’à des gains d’autonomie transitoires et momentanés. Les actions locales et directes qui procurent ces gains favorisent des comportements transformateurs. En résumé, la préfiguration exclut certaines approches du changement social, mais laisse aux militant·es le soin de définir les comportements. À cet égard, et dans le contexte des débats sur les continuités et les discontinuités entre le mouvement anarchiste historique et ses formes modernes, l’approche de Franks en matière de préfiguration semble être malléable et s’appliquer à la fois aux politiques du XIXe siècle, aux mouvements d’après-guerre et aux formes contemporaines d’activisme. Néanmoins, comme le révèle la relation entre utopie et préfiguration, l’utopisme du mouvement historique semble s’opposer à cette application. Selon Franks, on peut soupçonner que ces formes d’utopisme admettent un écart entre les moyens et les fins, compromettant la préfiguration en orientant l’action vers la réalisation de buts prédéterminés.

15

Préfiguration et utopisme

Il est courant chez des anarchistes contemporains de décrire la préfiguration comme une politique utopique. Dans Anarchism and Its Aspirations, Cindy Milstein affirme que la vision d’un monde « au-delà de la hiérarchie » fait « partie de la préfiguration ». Faisant allusion à la continuité de la pensée anarchiste, elle suggère qu’en adoptant une politique préfiguratrice, l’anarchisme contemporain « conserve une impulsion utopique » (p. 66). La défense de l’utopisme anarchiste par Milstein est aussi explicitement un rejet de deux autres types. L’utopie, affirme-t-elle, n’est pas « une expérience de pensée. Elle n’est pas non plus un schéma directeur ni un plan rigide ». Franks fait valoir un argument similaire. La préfiguration, selon lui, est compatible avec l’utopisme, mais il précise les modalités suivant lesquelles elle l’est ; et il partage l’inquiétude de Milstein, à savoir que les utopies relèvent généralement de l’un des deux grands types suivants : l’idéal abstrait ou le schéma directeur. Le premier va à l’encontre de la préfiguration en dépouillant l’action de son contenu pratique, le second en imposant une construction sociale idéale qui interdit tout engagement préfiguratif. Revenant à la dynamique de la relation moyens-fins, Franks soutient que le rôle de la pensée utopique ne peut être de délimiter la « fin » ou l’objet de l’action, car cela encourage à la fois le conséquentialisme et la pensée étatiste : à la fois l’idée que la perspective de la fin atténue les inconvénients des moyens déployés pour l’atteindre et, surtout, que le but peut être prédéterminé.

La conception de l’utopie à laquelle Franks et Milstein sont le plus soucieux de résister est celle des libéraux anti-utopiques, qui lie l’utopie à une planification sociale rigide, à la perfection morale et à la détermination totalitaire du bien-être individuel. Dans ces schémas, les utopistes apparaissent souvent comme de dangereux fantaisistes, complètement déconnectés de la réalité et aveugles aux coûts sociaux de leurs idéaux. Dans la littérature critique sur l’anarchisme, ce genre d’utopisme se retrouve typiquement inscrit dans les portraits qui sont faits de Bakounine16. La réponse de Milstein consiste à traiter l’utopie comme une méthode liée à la pratique plutôt que comme un outil de description d’une situation sociale. L’utopisme anarchiste « imagine des moyens d’incarner son éthique, puis tente de les mettre en œuvre » (p. 67). Parecon, le modèle d’économie participative de Michael Albert dont on trouve une description succincte dans le recueil de Campagna et Campiglio (p. 11-17), pourrait être considéré comme un exemple de cette approche, bien qu’elle ne le cite pas. Franks suit une approche similaire. Dans la politique préfiguratrice, pense-t-il, l’utopie peut illustrer les principes anarchistes, modéliser leur mise en œuvre pratique, inspirer des actions ou fournir un tremplin pour que se développent de nouveaux discours critiques, tant qu’elle ne joue elle-même le rôle de fin. […]

Les réflexions de Franks sur la théorie politique utopique du XXe siècle aident à découvrir la raison pour laquelle on a persisté à identifier les traditions anarchistes historiques à un utopisme de l’espèce « schéma directeur ». Son point de vue, suivant lequel les anarchistes sont plus ouverts à s’engager dans le postmodernisme que d’autres types de socialistes (en particulier les léninistes), en raison des conceptions fluides de l’utopie que le postmodernisme soutient, correspond à certains développements théoriques des études utopiques. Les travaux de Miguel Abensour ont été extrêmement influents dans ce domaine. Abensour définit l’utopie comme une idée de « devenir », un terme qu’il utilise pour décrire une condition ontologique liée à la créativité, à l’individualité et à l’inventivité du désir. Il existe un sens large dans lequel l’utopie saisit un désir particulier, mais ce n’en est pas un auquel on puisse donner un contenu. La « persistante utopie », à distinguer de l’« éternelle utopie », désigne « une impulsion obstinée, tendue vers la liberté et la justice – entendons la fin de la domination, des rapports de servitude et la fin des rapports d’exploitation ». Ce qui compte avec cette impulsion, c’est « l’orientation vers ce qui est différent, les vœux pour l’avènement ici et maintenant d’une altérité radicale17 ».

Ces développements novateurs tendent à historiciser des formes d’« anti-utopisme utopique », en grande partie pour critiquer la tradition du marxisme vulgaire, de la même manière que les activistes contemporains historicisent des politiques préfiguratrices. Pourtant, la divergence entre les traditions historiques de l’anarchisme et du marxisme est rarement relevée, avec pour résultat, comme l’indique Franks, qu’on ne traite pas la convergence entre l’utopisme anarchiste et l’anti-utopisme utopique contemporain comme un changement de la pensée utopique, mais comme une révision de l’anarchisme. Dès lors, selon Saul Newman, cette concordance détermine le rejet de deux courants : l’un qui associe les traditions socialistes du XIXe siècle à l’ouvriérisme, et l’autre qui traite le socialisme comme une philosophie des Lumières qui rangerait automatiquement les visions utopiques dans un tiroir marqué « abstraction » ou « schéma directeur ». Mais une autre lecture de l’histoire est possible ; l’ouverture de l’utopisme anarchiste contemporain de l’« ici et maintenant » à des formes de pensée postmoderne que Newman et d’autres associent à des modifications parallèles de l’anarchisme historique peut également s’expliquer par la distance critique entre la pensée utopique anarchiste et les autres formes d’utopie socialiste. Comme l’a fait valoir David Leopold, les étiquettes « utopique » et « anti-utopique » apposées conventionnellement sur le socialisme du XIXe siècle dissimulent des différences significatives dans la structure de la pensée politique révolutionnaire18. […]

Reconnaître le caractère ouvert de l’utopisme anarchiste historique et sa cohérence avec la politique préfiguratrice contemporaine suggère qu’il est possible de refondre la conception de la préfiguration que propose Franks. Celui-ci définit la préfiguration en termes binaires et affirme que l’anarchisme fait tomber la distinction entre moyens et fins. Inclure l’élément utopique dans la politique préfiguratrice indique que la préfiguration décrit une relation triadique et que l’utopisme anarchiste médiatise les moyens et les fins de l’action anarchiste, en lui injectant des possibilités qui donnent un sens à leur relation éthique. Lors d’une discussion du Comité des 100, Nicolas Walter a fait valoir ainsi ce point de vue : « le désarmement nucléaire unilatéral comme fin, et l’action non-violente de masse comme moyen ». Les idées utopiques qui ont mis la fin et les moyens dans une relation préfiguratrice étaient la vision d’une Grande-Bretagne qui aurait adopté des solutions révolutionnaires aux problèmes sociaux existants, interdit la bombe, quitté l’OTAN, se serait désengagée de la guerre froide et aurait choisi une « neutralité positive », rejetant « le colonialisme à l’étranger et le racisme chez nous19 ». L’utopie peut avoir différentes saveurs, mais pour être préfiguratrices, les recettes anarchistes des livres de cuisine du futur doivent inclure cet ingrédient.

Remettre en question la conjonction de l’anarchisme historique et de l’utopisme rigide revient à contester également l’affirmation selon laquelle les tournants observés par Franks dans les études sur l’utopie correspondent à une évolution de l’anarchisme, qui serait passé d’un utopisme abstrait ou de schéma directeur à un utopisme de l’« ici et maintenant ». En rétablissant la relation entre anarchisme et études sur l’utopie, il est possible de situer ailleurs les tournants importants qui ont affecté la politique anarchiste de l’utopie. Même s’il existe des chevauchements considérables entre les formes historiques et les formes contemporaines de politique préfiguratrice, le changement qu’on peut détecter réside dans la psychologie de l’action à laquelle Franks fait référence lorsqu’il rapproche l’utopisme anarchiste du mythe de la violence sorélien, parce que ni l’un ni l’autre n’est affecté par leur échec à se réaliser (p. 105). En d’autres termes, la manière dont l’anarchisme contemporain s’éloigne de l’anarchisme historique a encouragé une prise de distance par rapport à l’aspiration positivement utopique et un rapprochement avec le cadre dystopique du désir utopique.

L’anarchisme et les usages politiques de l’utopie

Soustraire l’utopisme anarchiste aux dichotomies qui opposent un anarchisme historique ouvrier et idéologique à la valorisation contemporaine d’une horizontalité anti-idéologique permet de révéler l’existence d’un spectre de pratiques utopiques et préfiguratrices et de suggérer un certain nombre d’usages politiques distincts de l’utopie dans le militantisme contemporain. Les utopies peuvent s’étoffer sociologiquement à une extrémité de ce spectre et apparaître comme des possibilités nébuleuses, des véhicules pour le principe du désir, à l’autre extrémité. En invoquant une transformation historique plus dure de l’utopisme anarchiste, qui se cristalliserait dans le concept de préfiguration, on court le risque de valoriser un ensemble particulier d’approches du changement social au détriment des autres. En revanche, en reconnaissant le spectre sur lequel repose l’utopisme anarchiste, on admet une diversité de pratiques de préfiguration.

21 Affiche, Bruxelles, 1980

La littérature contemporaine montre que l’utopisme encourage la diversité dans l’activisme. Parmi les pratiques préfiguratrices qui ont une forte composante sociologique, on trouve un certain nombre de projets communautaires de base. Plusieurs contributions du recueil de Campagna et Campiglio portent sur cette question. Shaun Chamberlain, par exemple, décrit la « force pour un avenir meilleur » qui habite un projet de construction communautaire, favorisant un espoir collectif. Dans le cadre d’un débat sur le mouvement de la Transition, il affirme : « si le désespoir consiste à percevoir un futur indésirable comme inévitable, le seul fait d’entrevoir une alternative réaliste et bienvenue transforme notre abattement en une envie forte de travailler en vue de cette alternative » (p. 45). Dans le même esprit, Mark Smith défend une forme d’utopisme pratique qui modélise des modes de vie écologiques par l’estimation du risque global (p. 82). Il y a là au moins un soupçon de Proudhon et de Kropotkine, comme dans la conception que se fait Franco « Bifo » Berardi de la possibilité utopique :

Comme la Force et la Raison ont échoué en tant que principes de changement social et de gouvernement politique, je pense que nous devrions adopter le point de vue de la tendance, et non celui de la volonté. La tendance n’est pas un idéal, une utopie, ce n’est pas la projection d’un ordre rationnel que la force viendrait finalement mettre en œuvre. La tendance est une possibilité impliquée dans l’état actuel des choses, une possibilité qui ne peut être déployée actuellement parce que le paradigme actuel des relations sociales […] rend un tel déploiement impossible (p. 144).20

Les utopies qui privilégient les psychologies de l’action tournent souvent autour de la création d’un espace autonome et de la transformation des relations sociales quotidiennes. Les rêves et les visions ont encore une place dans ces courants de préfiguration pratique. La discussion récente menée par Ben Lear et Ralph Schlembach sur l’espoir et le désespoir comporte une revendication centrale, le « luxe pour tous », qui rappelle l’appel de William Morris à rechercher l’opulence et à se détourner de la richesse. L’utopie offre un moyen de dépasser le désespoir qu’induit le capitalisme en fournissant « une base à notre espoir, non pas dans le développement capitaliste, mais dans le fait de le combattre et finalement de l’abolir ». Leur utopisme anti-utopique porte d’autres marques du romantisme utopique de Morris :

Notre espoir est […] non utopique dans le sens où notre intérêt n’est pas de peindre des images détaillées de ce à quoi ressemblera une société post-capitaliste. Cela ne signifie pas que nous ne pouvons pas imaginer ou expérimenter des relations sociales qui ne soient pas dominées par la logique de l’accumulation et de la valorisation […]. Ce que nous disons lorsque nous parlons d’une alternative, c’est que nous rejetons la logique du capital. La vision d’un monde post-capitaliste n’est pas celle du paradis ; […] nous pouvons et devons imaginer un avenir où la production de biens ne sera plus liée à la division des classes et à la relation de travail.21

Néanmoins, une tendance frappante de la politique préfiguratrice est celle de la fuite dystopique, plutôt que celle de l’accomplissement utopique. La conclusion de Lear et Schlembach est que l’indignation peut être puissamment mise à profit pour le changement et que « la réticence à imaginer des alternatives politiques de plus grande ampleur » contribue au « sentiment de désespoir et de rage » que ressentent les militants. Dans d’autres textes militants, l’idée est poussée plus loin. L’utopie enveloppe une politique qui n’a pas de limites mais qui est décrite négativement comme désir de résister, de rejeter ou de détruire. Dans le recueil de Campagna et Campiglio, Mark Fisher évoque une idée de mouvement perpétuel, enracinée dans une pulsion psychologique de résistance à la mort : la stasis. « En tant que créatures désirantes, souligne Fisher, nous sommes _nous-mêmes _ce qui perturbe l’équilibre organique », ou la tendance à la régulation, à la direction et au contrôle (p. 135).

La discussion à laquelle Paul Goodman soumet l’utopie offre une manière utile de réfléchir à cette refonte de la politique préfiguratrice22. Discutant à propos du chagrin et de la colère, Goodman lie l’utopie à la patience. La patience, soutient-il, ne signifie pas le calme. Au contraire, l’utopie a aussi été un déclencheur de passions violentes : la colère, face aux obstacles à la réalisation du désir utopique, et le chagrin, face aux choses dont l’identification de ce désir a permis de saisir l’absence. Les utopistes étaient patients en ce sens qu’ils étaient prêts à attendre l’émergence du désir ressenti, à travers leur colère et leur chagrin. Cela signifiait que le désir utopique a toujours eu un objet et qu’il impliquait un effort dans le présent en vue de garantir sa réalisation – l’anticipation de la préfiguration par Goodman. Dans le militantisme contemporain, la valeur positive attachée à la capacité d’éveiller les passions négatives – le désespoir, l’indignation, la haine et surtout la rage – ne signifie pas que la patience utopique aurait été éclipsée. Mais l’invocation de ces passions suggère un rétrécissement de l’utopisme anarchiste actuel et de la notion de pratiques préfiguratrices ouvertes aux militants. La discussion de John Holloway dans sa postface à l’ouvrage collectif de Campagna et Campiglio à propos de la rage anticapitaliste rend compte de cette ambiance. Sa préoccupation est de canaliser les forces de destruction plutôt que de combattre leur négativité :

Briser les vitres des banques, tirer sur les politiciens, tuer les riches, pendre les banquiers aux réverbères. Certes, tout cela est très compréhensible, mais cela n’aide guère. C’est l’argent que nous devons tuer, pas ses serviteurs. Et la seule façon de tuer l’argent est de créer d’autres formes de cohésion sociale, d’autres façons de se rassembler, d’autres façons de faire les choses. Tuez l’argent, tuez le travail. Ici, maintenant. (p. 204)

Cette vision très négative de la relation entre fins et moyens reste préfiguratrice et constitue peut-être une réminiscence de la célèbre déclaration de Bakounine selon laquelle la passion de la destruction est en même temps une passion créatrice. Avec cette différence que l’expression juste de la rage, de l’indignation ou du désespoir apparaît souvent dans la littérature contemporaine comme une condition de l’être plutôt que comme une condition du faire. En outre, elle implique que soient conjurées les images puissamment dystopiques de la société existante qui piègent, emprisonnent et asservissent les individus. À la lumière de cette imagerie dystopique, les émotions généralisées que les militants cherchent à libérer ressemblent de plus en plus à celles contre lesquelles Paul Goodman mettait en garde lorsqu’il opposait le désir « sans objet » et l’adoption du « rôle d’être en colère » au désir de quelque chose et à la capacité de se défouler contre les obstacles qui empêchent sa réalisation. Les fins du changement ne sont pas seulement décrites avec un flou délibéré, même lorsqu’elles sont liées à des activités pratiques, mais l’analyse des moyens est moins développée comme une poussée vers quelque chose que comme le fait de repousser quelque chose. Goodman a expliqué le désir rageur de désirer comme un sentiment du paradis perdu ou l’idée d’un « paradis qui n’est pas encore là », mais plutôt que d’approuver cette idée comme une impulsion à la lutte éternelle, comme le suggère Abensour, il la rejette comme une cause de frustration perpétuelle. Le caractère négatif et dystopique de la préfiguration contemporaine modifie ce vers quoi l’action est orientée, va à l’encontre de la spécification des espoirs et des désirs et sape la charge positive que Bakounine inclut dans son caractère destructeur. La puissance de cet imaginaire pourrait bien contribuer à faciliter les actions communes, les occupations et les manifestations de masse, et les nouveaux types de cohésion sociale que préconise Holloway, même si la définition des fins et des moyens de la contestation suit une variété de voies différentes. Quant aux comportements et pratiques horizontales qui s’expriment par l’entraide dans l’organisation de mouvements de contestation et dans les campagnes communautaires, il est difficile de les intégrer dans ces cadres dystopiques, car ceux-ci semblent exister « en dehors » du monde réel, d’une manière qui fait apparaître leur mise en œuvre comme partielle, compromise ou impossible. Lié à une politique plus positivement utopique, ce type d’activité pourrait soutenir une variété de fins et de moyens et pourrait même demeurer indéterminé, mais quelles qu’en soient les formes, il devrait être possible pour chacun·e – participant ou observateur, ami ou ennemi – d’apprécier les voies complexes par lesquelles les actions pourraient être conçues pour préfigurer des objectifs utopiques. Jeter un nouveau regard sur l’histoire de l’anarchisme permet de découvrir certains usages politiques de l’utopie qui pourraient contribuer à une telle approche.

Ruth Kinna


  1. Uri Gordon, « Utopia in Contemporary Anarchism » in L. Davis et R. Kinna (dir.), Anarchism and Utopianism, Manchester University Press, 2009, p. 260.  

  2. NdT : citation des statuts des Industrial Workers of the World, 1905. 

  3. David Graeber, « Occupy Wall Street’s anarchist roots », Aljazeera Opinion, 30 novembre 2011, www.aljazeera.com/ 

  4. Benjamin Franks, Rebel Alliances: The Means and Ends of Contemporary British Anarchisms, AK Press and Dark Star, 2006, p. 13. 

  5. Cindy Milstein, Anarchism and Its Aspirations, AK Press/IAS, 2010, p. 68. 

  6. Pierre Kropotkine, La morale anarchiste, Les Temps Nouveaux, 1889, p. 19-20. 

  7. Sur Tolstoï et Weber, voir Sam Whimster (éd.), Max Weber and the Culture of Anarchy, Palgrave Macmillan, 1999. 

  8. Le terme de « préfiguration » est d’un usage fréquent dans l’anarchisme de langue anglaise, mais il ne figure pas dans le _Petit lexique philosophique de l’anarchisme _de Daniel Colson (Librairie Générale Française, 2001). 

  9. Murray Bookchin, Changer sa vie sans changer le monde (Social Anarchism or Lifestyle Anarchism: An Unbridgeable Chiasm, 1995), Agone, 2019. 

  10. Philip Cartelli, « Trying to Occupy Harvard » (2012), consultable sur https://culanth.org/ 

  11. Marianne Maeckelbergh « Horizontal Decision-Making across Time and Place » (2012), https://culanth.org/ 

  12. Christian Marazzi, « Exodus Without Promised Land », préface à Frederico Campagna et Emanuele Campiglio (dir.), What We Are Fighting For : A Radical Collective Manifesto, Pluto Press, 2012, p. viii-ix. Plusieurs articles de ce recueil sont cités plus loin. 

  13. Uri Gordon définit la politique préfiguratrice comme une pratique : la « mise en œuvre et l’affichage de relations sociales anarchistes », Anarchism and Political Theory: Contemporary Problems, Thèse de doctorat, Université d’Oxford, 2007, ch. 3, consultable sur le site theanarchistlibrary.org

  14. David Graeber, « The New Anarchists », New Left Review, n° 13, janvier-février 2002, p. 62. 

  15. Voir par exemple Carl Boggs, « Marxism, prefigurative communism, and the problem of workers’ control », disponible sur libcom.org/ 

  16. Pour une étude récente sur l’anti-utopisme libéral, voir Lucy Sargisson, Fool’s Gold: Utopianism in the Twenty-first Century, Palgrave/Macmillan, 2012, p. 22-31. 

  17. Miguel Abensour, « Persistante utopie », Mortibus, n° 1, 2006, p. 37-58 (repris dans Utopiques II. L’homme est un animal utopique, Éditions de la Nuit, 2010, p. 163 pour la citation). 

  18. David Leopold, « The Structure of Marx and Engels’ Considered Account of Utopian Socialism », History of Political Thought, 26 (3), (2005), p. 443-466. 

  19. Nicolas Walter, « The Committee of 100: Ends and Means » in David Goodway (éd.), Damned Fools in Utopia And Other Writings on Anarchism and War Resistance, PM Press, p. 79. (NdT : Le Comité des 100, fondé par Bertrand Russell avec cent signataires britanniques, pratiquait la désobéissance civile contre l’armée et le militarisme.) 

  20. Dans son article « Les bases scientifiques de l’anarchie » (La Société nouvelle, Bruxelles 1888, no 44, p. 94), Kropotkine use de termes très proches : « Quant à la méthode suivie par le penseur anarchiste, elle diffère grandement de celle suivie par les utopistes. Le penseur anarchiste ne recourt pas aux concepts métaphysiques […] pour établir quelles sont les meilleures conditions pour réaliser le plus grand bonheur de l’humanité. […] Il étudie la société et s’efforce de découvrir ses tendances passées et présentes […] Il différencie les besoins réels et les tendances des sociétés humaines des accidents (ignorance, émigration, guerre, conquêtes) qui empêchent ces tendances d’être satisfaites ou les entravent temporairement. » 

  21. Ben Lear and Ralph Schlembach, « If You Don’t Let Us Dream, We Won’t Let You Sleep? » in Alessio Lunghi and Seth Wheeler (éd.), Occupy Everything: Reflections on why it’s kicking off every-where, Brooklyn: Minor Compositions, n.d., p. 43-44. 

  22. Voir Paul Goodman, Utopian Essays and Practical Proposals, Random House et Vintage Books, 1962, et l’article « Le réalisme utopique », consultable sur https://sniadecki.wordpress.com/ 

Dossier Variations autour du concept de préfiguration