Monique Rouillé-Boireau
Joël Gayraud, L’Homme sans horizon, Matériaux sur l’utopie, Libertalia, 2019, 304 p., 18 €.
Voilà une lecture qui réconforte, dans cette période empreinte de morosité, et traversée par le sentiment d’impuissance. C’est avec des accents fouriéristes que Joël Gayraud nous propose un voyage singulier qui mêle le constat hyper-lucide sur l’état d’enfermement de nos sociétés et, non pas l’espoir illusoire d’un avenir meilleur, mais l’invitation à l’écoute des frémissements du désir de liberté, à la sensibilité aux moments où le possible affleure, tout ce que l’air du temps s’emploie à refouler.
Disons d’emblée que le livre déjoue, dans une veine philosophico-poétique, toutes les fausses conceptions répandues sur l’utopie (société parfaite et donc totalitaire), pour s’inscrire dans son autre étymologie (lieu non pas de l’ailleurs, de nulle part, mais lieu du bonheur) et éveiller en nous l’attention au souhait, à l’imagination, à l’envie insaisissable de l’inconnu, du « novum » dont parlait Ernst Bloch. L’utopie dit-il, s’oppose aux projections futuristes où le futur est condamné à renforcer le système actuel, c’est une « image-souhait » du possible à venir. Et dans cette perspective, la notion d’horizon montre tout son intérêt, puisque c’est elle qui nous révèle la consistance de notre espace ; l’horizon qui ne borne ni ne clôt, mais fuit à mesure que l’on marche, signe notre ouverture au monde ; il est insaisissable, inassignable.
Et aujourd’hui, dit-il, la marche vers l’horizon utopique, qui seule permet la création d’un réel acceptable pour l’inacceptable condition humaine, nous est refusée sous l’effet d’une triple clôture géographique, écologique et historique. Si J. Gayraud s’attarde moins sur les évidentes saturations géographiques (plus rien à découvrir) ou écologiques (nature dénaturée), il s’étend en revanche sur les impostures de la post-histoire qui nous rendent aveugles aux « fenêtres historiques » qui s’entrouvrent parfois. L’homme est rivé au présent et à sa finitude, d’autant plus que le postulat libéral de la nature économique de l’homme se lie à la saturation de la vie par la technicité pour refouler toute conscience anticipatrice, toute émergence « d’images-souhaits » et les retourner en cauchemars dystopiques. L’extension de la marchandise ferme ce que l’humanisme de la Renaissance et l’utopie libérale avaient ouvert. Voilà pour le constat.
À partir de là, J. Gayraud fait la critique tant des fausses utopies du « progrès » libéral que des lendemains qui chantent communistes, tous contraires à l’essence libre de l’humanité.
Il récuse les « projections anticipatrices » d’un capitalisme qui nous referme sur la logique marchande (à l’avenir, dit-il, la croissance économique se nourrira de plus en plus de la lutte contre les dégâts de l’environnement, sans que la production-pollution ne s’arrête pour autant), tout autant que la philosophie de l’histoire bornée du matérialisme historique, pour valoriser la faculté de l’imaginaire, de l’imagination si mise à mal, et voir dans l’utopie l’impulsion originelle de l’histoire, « l’intention dirigée vers la possibilité non encore advenue, comme propriété fondamentale de la conscience humaine ». Il se situe donc dans une philosophie de l’histoire proche de celle de W. Benjamin, et il valorise aussi cet « excédent utopique » cher à E. Bloch ; mais il dépasse la pensée de ce dernier, trop prisonnière d’une visée marxisante, grâce à sa sensibilité aux œuvres et moments du passé qui ébranlent nos imaginations et arrivent jusqu’à nous, nourrissant les images-souhaits et impulsant le désir. C’est dire que pour lui la catégorie du « non-advenu » peut être la base d’une philosophie de la praxis historique.
Il revisite l’histoire des moments de brèche, d’irruption, en les éclairant par les différentes notions d’utopie qui ont fleuri dans la modernité. Ainsi les moments d’ouverture historique, 1789, 1871, 1968, de création, ont tous été traversé par un souffle utopique qui se reconnaît à l’intensité du vécu qui s’y est manifesté, et qui reste dans la mémoire historique, au-delà du moment même. Ces « manières de vivre » constituent les bases d’une mythologie : les vraies images mythiques, disait Simondon, jouent le rôle d’un relais amplificateur de la conscience optative, une réactivation des souhaits.
Horizon utopique et fenêtres historiques ont donc leur relation dialectique : l’horizon n’est pas un donné qui attendrait, derrière elle, que la fenêtre s’ouvre. C’est la fenêtre, en s’ouvrant, qui crée l’horizon, qui le constitue. Et quand cette brèche dans le temps s’ouvre, il y a réémergence des espoirs d’un passé non advenu, refoulé.
Mais comment retrouver aujourd’hui la possibilité de réactualiser ces « excédents utopiques » légués par les siècles ? Car si le but éternel de l’utopie est de « résister à la liquidation de la possibilité d’une réelle expérience nouvelle », comme le disait Adorno, cette faculté utopique semble singulièrement émoussée et son re-surgissement improbable.
Et J. Gayraud ne se facilite pas la tâche en ce domaine, tant il excelle à décortiquer les modalités contemporaines de l’enfermement. Aujourd’hui, dit-il, toute perspective émancipatrice semble condamnée tant le capitalisme contemporain est devenu un système cybernétisé, où l’économie et l’information forment une boucle de rétroaction et où l’imaginaire même est marchandisé ; c’est dire à quel point l’idéologie économiste produit un effet de sidération sur la conscience ; le corps est devenu un objet évaluable, entre nouvelles formes d’exploitation au travail et dons d’organe. Les aspirations utopiques ont été transformées en réalités dystopiques inversées. En exemple, l’homme contemporain, « anaxiologique ». Il vit rivé à son portable où la compulsion de localisation prend le pas sur la connaissance de l’autre, la facticité du « là » (t’es où ?) remplaçant l’être ; on vit dans des séquences interchangeables, traversées par l’insignifiance des messages.
Sur quoi alors pourrait se fonder une critique, et comment faire émerger la sensibilité au souhait des possibles ?
Les recours à l’universel ou au multiple nous ouvriraient-ils des horizons ? Le premier, bien que brocardé car perçu comme oscillant entre saisie soupçonneuse de la totalité et réalisation aliénée dans le totalitarisme marchand, n’en recèle pas moins une vraie portée critique et subversive, par le décalage entre les réalités et les aspirations dont il est porteur. Quant au « multiple », il peut être capable de réinvestir les contenus particuliers de la négativité, dans une veine fouriériste et deleuzienne, mais ce multiple risque de se dissoudre dans le « tout se vaut » de la pensée post-moderne, et dans l’informe grégarité de la multitude démocratique. Le problème est que nos catégories (totalité, particulier) ne sont plus des clés pour interpréter le monde en vue de sa transformation La marchandise a conquis l’universalité, mais l’humanité qui lui est subsumée est reconduite à sa multiplicité, instable sans direction.
Puisqu’on ne peut fonder sa cause sur rien, il faut, propose-t-il, renoncer à la cause, et reconfigurer l’utopie, mais on ne peut plus évoquer l’élan utopique. Il faudrait néanmoins « le faire advenir », puisque le « rien » n’est pas un simple vide, une absence, mais une puissance d’être, ce qui, peut-être, sera. Pour sortir de cet « ensorcellement marchand », il propose de jouer sur la contradiction entre l’objectivité d’améliorations technico-scientifiques et la détérioration accélérée des conditions de vie. L’utopie pourrait s’engouffrer là, à l’écart des fausses utopies transhumanistes et autres cyborgs, qui ne sont que des travestissements de la dystopie cybernétique. Car ce paradigme cybernétique de l’adaptabilité parfaite du « travailleur augmenté » à l’économie techno-scientifique ne peut incorporer tous les écarts, différences et dérèglements. Il nous faut donc repérer ce clinamen historique qui fait défaillir le système, et compter sur la nécessité de la liberté, non comme détermination planifiée, mais comme émanation de la liberté elle-même. Contre la peur, reste à réhabiliter le recours à l’imagination dans la veine de Baudelaire et des surréalistes, le « sens imaginal » qui pourrait reprendre vigueur tant il est émoussé par les écrans ! Mais aujourd’hui, l’utopie, pour être toujours collective et non individuelle, se situe au-delà du politique, car le politique aujourd’hui, c’est l’État. Et émancipation et politique sont devenues contradictoires. On vit en effet aujourd’hui, note-t-il, entre deux échéances : l’échéance manquée de la Révolution, et l’échéance assumée de la catastrophe écologique. En retard et à rebours. Il faut donc prendre acte de la fin de la dimension prométhéenne de l’humain, et pour ce faire, non pas en revenir à un anarcho-primitivisme, sauver la nature, mais la transfigurer, ce qui signifie sortir du capitalisme. Et dans une visée utopique à la W. Morris, miser sur le primat de l’esthétique sur l’économie ; reconnaître les fenêtres historiques qui peuvent s’ouvrir et qui résultent de l’irruption de l’inconditionné subjectif, déchirant la trame de la positivité économico-sociale ; ne pas laisser d’échapper le kairos utopique, et pour cela s’approprier le temps, comme le font les créateurs d’utopies locales, à l’écart de la vie abrutissante proposée. Viser le bonheur et restaurer l’imagination.
Et ce n’est pas un des moindres intérêts de ce livre que de nous faire éprouver la fragilité, l’étroitesse de ce cheminement utopique, mais aussi sa nécessité si nous voulons rester humains… C’est-à-dire maintenir « l’horizon d’attente » comme attitude active du kairos utopique. Et, comme nous y invitait Simone Debout-Oleszkiewicz, récemment disparue, ne pas sombrer dans la tentation du découragement : résister. Contre les tenants de l’utopie perdue, porter toujours haut la vivante objection : « Non, l’utopie perdure ! ».
Monique Rouillé-Boireau
Il ne s’agit pas d’îles, mais de croisées de chemins La mutualité chez Proudhon