Tomás Ibañez
Pensé pour accompagner l’article que Ruth Kinna nous a fraternellement autorisés à publier dans Réfractions, le texte qui suit ne s’inscrit pourtant pas dans le genre littéraire des commentaires de texte, il n’a d’autre objet que d’exposer quelques réflexions qui ont trouvé un solide point de départ dans sa lecture puis ont voleté vers d’autres sources.
Depuis qu’en 1977 Carl Boggs1 utilisa le terme préfiguratif pour qualifier un certain type de pratiques politiques associées aux courants conseillistes et anarchistes, son usage s’est progressivement étendu aussi bien dans les analyses portant sur les nouveaux mouvements sociaux, qu’au sein des collectifs de la gauche radicale et, tout particulièrement, au sein du mouvement anarchiste. Il s’est même étendu au point de devenir, comme l’écrit Ruth Kinna dans son article « un concept central dans la pensée anarchiste contemporaine », et d’occuper une place prédominante « dans les littératures anarchistes contemporaines ».
D’autres auteurs signalent eux aussi l’importance prise par le concept de préfiguration ; ainsi, par exemple, Luke Yates en analysant la diffusion du terme dans les nouveaux mouvements sociaux de la fin du XXe siècle et début du XXIe signale que « après Boggs les politiques préfiguratives ont été étroitement associées à l’anarchisme2 ». Cette association me porte à conjecturer que l’expansion du concept de politiques préfiguratives dans les nouveaux mouvements sociaux est probablement l’un des facteurs qui ont contribué au fait, constaté de concert par Uri Gordon et Ruth Kinna, que « l’anarchisme sorte de l’ombre et devienne le cœur battant des réseaux radicaux de gauche contemporains […] les politiques anarchistes se sont déplacées des marges jusqu’au centre des politiques radicales3. »
Cela dit, l’affirmation de Ruth Kinna concernant la centralité du concept de préfiguration dans la littérature anarchiste a de quoi causer une certaine surprise au sein des milieux anarchistes non anglophones, français notamment, car l’usage de ce terme s’y révèle au contraire extrêmement rare, au point qu’il ne figure même pas, comme nous le rappelle Ruth Kinna, dans l’excellent Petit lexique philosophique de l’anarchisme de notre camarade Daniel Colson4, et qu’il n’apparaît que tardivement et de manière fugace dans notre propre revue5.
Lorsque l’on s’interroge sur les raisons de cette énorme différence d’usage du terme préfiguratif, la tentation est forte de n’en faire qu’une simple question de vocabulaire puisqu’aussi bien les discours que les autres pratiques anarchistes, sans être identiques, loin s’en faut, ne diffèrent pas substantiellement en fonction des diverses aires géolinguistiques où ils se déploient. Cette explication qui renvoie la différence constatée au contexte culturel et langagier suggérerait que le concept désigné par ce terme est probablement présent, sans exceptions, dans tous les milieux se réclamant de l’anarchisme, même s’il n’apparaît sous ce nom précis que dans certains d’entre eux.
Cette hypothèse se trouve confortée par le lien que Ruth Kinna établit entre préfiguration et utopie car, à l’évidence, aussi bien l’importance accordée à l’utopie que l’exigence d’un accord entre les moyens et les fins qui se trouve au cœur des politiques préfiguratives représentent deux éléments qui occupent une place centrale dans l’ensemble de l’anarchisme indépendamment des particularités idiomatiques et des contextes géo-culturels. En fait, ce ne serait donc pas tellement le terme préfiguration qui serait central dans le discours anarchiste mais son contenu conceptuel désigné de différentes manières selon les contextes culturels.
Bien sûr, la question est de savoir si le recours au terme de préfiguration introduit de la nouveauté dans la pensée anarchiste et dans les pratiques anarchistes, ou bien s’il n’est que l’actualisation purement lexicale d’un ancien principe qui accompagne l’anarchisme depuis ses débuts ; ce changement dans le vocabulaire ne représenterait alors qu’une discontinuité de surface recouvrant une continuité de fond qui ne serait autre que celle de l’antique exigence anarchiste d’une cohérence entre les fins et les moyens.
Pour essayer de répondre à cette question on ne peut pas faire l’économie de l’analyse d’un concept qui, loin d’être unidimensionnel, comporte plusieurs facettes, dont l’une renvoie au caractère constructif des politiques préfiguratives puisque celles-ci s’efforcent de mettre en place dès aujourd’hui, sans attendre la venue de grands changements, les formes de vie qu’elles souhaiteraient voir se généraliser dans un futur dépourvu d’exploitation et de domination, ce qui n’est pas sans rapport avec la question des utopies, concrètes ou non, comme nous allons le voir.
Une autre de ces facettes concerne l’inclusion des fins poursuivies dans le mode d’agir propre aux politiques préfiguratives en raison du principe selon lequel les pratiques développées doivent être en consonance avec les fins qui les animent. C’est, d’ailleurs, par ce deuxième aspect que je vais commencer car la question du rapport entre les moyens et les fins est bien plus complexe qu’il ne paraît.
Par-delà le vieux principe moral selon lequel la fin ne saurait justifier les moyens, les politiques préfiguratives requièrent en effet que les actions développées, aussi bien que les réalisations menées à terme, soient conformes aux fins poursuivies, ou que, tout au moins, elles ne les contredisent pas.
Cette exigence se justifie le plus souvent par une argumentation de type conséquentialiste, comme lorsque l’on soutient qu’une action qui contredit ce principe de cohérence s’avère démunie d’efficacité pour atteindre les fins recherchées, ou même qu’elle empêche carrément de les atteindre. Ainsi, on soutient, par exemple, que si notre fin est la maximisation de la liberté celle-ci ne s’atteindra jamais par des pratiques qui nient la liberté ou qui la contraignent ; de même, pour prendre un autre exemple dans le domaine du féminisme cette fois, on soutient que l’on ne peut pas lutter pour mettre fin au patriarcat et avoir recours pour ce faire à un langage sexiste tel, par exemple, que le langage non inclusif car cela renforce automatiquement ce que l’on prétend combattre.
Cependant, cette même exigence de cohérence entre les fins et les moyens peut également s’argumenter à partir d’un point de vue purement axiologique (terme préférable selon moi à celui de déontologique), en soutenant qu’elle repose directement sur les valeurs ayant servi à former les fins poursuivies, ce qui, d’ailleurs, se trouve être précisément le cas en ce qui concerne l’anarchisme. Si bien que la même proposition qui enjoint de rejeter les moyens qui contredisent les fins, change radicalement de sens lorsque son argument est que ces moyens ne permettent pas d’atteindre nos fins (conséquentialisme), et lorsque l’argument consiste à dire que ce rejet est commandé, tout simplement, par nos propres valeurs (axiologie). Ainsi, en reprenant les deux exemples antérieurs, il se trouve que d’un point de vue axiologique le rejet des pratiques qui contraignent la liberté ne se justifie pas parce qu’elles contrecarrent ou rendent impossible l’atteinte de la liberté, mais parce qu’elles contredisent directement nos propres valeurs qui font de la liberté un bien imprescriptible. De même le rejet du langage sexiste ne se justifie pas parce que ce langage n’aide pas à mettre fin au patriarcat, mais parce qu’il véhicule des valeurs (patriarcales dans ce cas) qui sont directement opposées à celles que nous défendons.
Au-delà de l’exigence d’une cohérence entre les fins et les moyens le concept de préfiguration pointe aussi vers l’unité entre ces deux éléments, ce qui revient à affirmer leur inséparabilité, comme le voulait au début du siècle dernier le grand philosophe pragmatiste John Dewey qui voyait entre ces deux éléments une relation de détermination réciproque. Il soutenait, en effet, que dans la vie courante nous construisons nos propres fins en fonction des moyens que nous percevons dans les situations où nous sommes, et, à la fois, nous percevons ces moyens en raison des fins qui nous motivent. Cela signifie à la fois que nos fins se précisent à la lumière des moyens que nous percevons pour les atteindre, et que les moyens se constituent comme tels en fonction des fins que nous poursuivons. Il s’agit d’une relation irrémédiablement circulaire, une sorte de boucle récursive qui établit une continuité et une unité inextricable entre les moyens et les fins au lieu de présupposer une dichotomie.
Les moyens et les fins sont donc inscrits les uns dans les autres, si bien que, contrairement à ce que disait ce grand penseur et poète libertaire qu’était Agustín García Calvo, nous ne nous convertissons pas en l’ennemi dès que nous empoignons ses propres armes (« l’ennemi, disait brillamment García Calvo, est inscrit dans la forme même de ses armes »), car nous nous sommes déjà convertis en lui dès que ces armes nous sont apparues sous la forme de possibles moyens, c’est-à-dire, lorsqu’il y a déjà des éléments dans nos propres fins qui nous les font percevoir sous forme d’éventuels moyens.
Le caractère indissoluble du lien entre les fins et les moyens tel que l’établit la préfiguration trouve une excellente illustration dans le concept d’autonomie tel qu’il a été théorisé par Castoriadis6, car l’autonomie est un but qui ne s’atteint qu’en exerçant, précisément, ce en quoi il consiste, puisque toute autre manière de le poursuivre serait hétéronome et donc antinomique avec l’autonomie. Ce en quoi consiste l’autonomie en tant que but à atteindre fait déjà partie,_ nécessairement, _de ce que l’autonomie _fait pour l’atteindre, en tant que pratique, comme pratique dans une parfaite indistinction entre ce qui est visé et ce qui le vise._
Bien évidemment, soutenir que l’autonomie n’existe que dans et par son exercice ne contredit nullement le fait que l’autonomie puisse exister aussi en dehors de son exercice, et c’est exactement ce qu’elle fait en tant que concept existant indépendamment de tout exercice dans le domaine de la pensée. Ce n’est que hors de ce plan, en tant que phénomène social repéré par ce concept, que l’autonomie n’existe que dans et par son exercice, car on ne peut la repérer que dans une pratique qui échappe à toute injonction externe.
Il y a encore d’autres aspects du rapport entre les fins et les moyens tel que le conçoit la préfiguration qui mériteraient réflexion mais que je ne vais qu’effleurer ici en me limitant à deux d’entre eux. Il s’agit, d’une part, du fait que le concept de préfiguratif n’implique pas seulement que les pratiques doivent être en consonance avec les fins, mais, de plus, qu’elles doivent matérialiser ces fins dans le présent, même si ce n’est que d’une manière diffuse et approximative, aussi bien à travers la forme des actions développées que dans les réalisations effectuées.
Il s’agit, d’autre part, du fait que la dimension générative qui, selon Uri Gordon, est l’une des composantes de la préfiguration accentue encore plus l’importance de l’accord entre nos pratiques actuelles et nos fins, car cette dimension renvoie au fait que les pratiques préfiguratives engendrent des effets qui influencent le futur en lui imprimant des caractéristiques qui proviennent de ce que ces pratiques produisent dans le présent.
Remarquons finalement, pour conclure sur ce sujet, que la coïncidence entre les fins et les moyens ne préjuge pas de la nature des moyens, qui peuvent aussi bien être dignes de tous les éloges que se révéler parfaitement répugnants, ni du contenu ou de la valeur des fins qui peuvent être tout à fait enviables ou totalement indignes, et cela signifie tout simplement que le préfiguratif est bien loin d’être positif en lui-même, déclenchant ainsi une première sonnette d’alarme contre l’usage systématiquement laudatif de l’expression politiques préfiguratives, et contre l’engouement acritique suscité par ce terme. Nous verrons plus avant qu’il y a aussi d’autres sonnettes d’alarme qui vont dans le même sens.
Il se trouve, en effet, que le préfiguratif de type libertaire n’est pas n’importe quel préfiguratif, c’est celui qui se noue entre certaines fins bien précises et certain moyens accordés à ces fins. Ce n’est pas la cohérence entre les fins et les moyens qui fait pour nous la valeur d’une politique préfigurative, car, par exemple, les nazis peuvent parfaitement mettre, eux aussi, en accord leurs finalités et leurs pratiques, sans que cela ne rachète ni les unes ni les autres.
Il s’agit pour nous de mettre en œuvre des politiques qui exemplifient certaines valeurs, et cela nous ramène de plain-pied dans l’exigence axiologique. C’est cette exigence qui nous fait vouloir que les fins et les moyens se fondent en une unité, le fait que les fins figurent déjà dans nos moyens et que ceux-ci fassent partie de nos fins répond à ce que ce sont nos valeurs qui réclament cette unité, plutôt qu’à des considérations d’ordre conséquentialiste, l’accent placé ici sur l’importance de la dimension axiologique n’est sans doute pas très éloigné du point de vue défendu, entre autres, par Benjamin Franks7.
Venons-en maintenant au deuxième volet du préfiguratif que j’aborderai ici, et qui n’est autre que _la dimension utopique _qui l’imprègne, et que Ruth Kinna traite magnifiquement dans son article.
La mauvaise presse dont pâtit l’utopie dans une bonne partie de l’opinion politique provient sans doute d’un double mouvement qui l’a prise en tenaille. D’une part, elle a été accusée par les tenants du socialisme scientifique de promouvoir un certain quiétisme politique en incitant à l’évasion hors du réel et en favorisant un basculement dans l’imaginaire qui incite à rêver plutôt qu’à agir.
D’autre part elle a été présentée, notamment depuis la droite – mais pas seulement – comme conduisant à des régimes totalitaires lorsque les acteurs politiques prétendent faire rentrer de force les structures sociales dans le moule établi par l’utopie comme étant l’idéal à atteindre.
Face à cette mauvaise presse on ne peut que saluer l’effort de certains marxistes tels que Ernst Bloch8 pour redorer le blason de l’utopie en en présentant certains exemples, qu’il qualifie d’utopies concrètes, qui constituent l’anticipation de possibles qui peuvent parfaitement se matérialiser pour peu que l’on œuvre à cette fin. Cette reconnaissance de certaines formes d’utopie comme étant de véritables forces de transformation du monde rejoint, mais en l’appauvrissant plutôt qu’en l’enrichissant, la vision de l’utopie qu’a toujours entretenue la majeure partie de l’anarchisme, en la concevant comme un principe qui active et dynamise le refus radical du monde qui nous est imposé, en même temps qu’il dessine les contours de celui que nous désirons ou, tout au moins, qui énonce les valeurs sur lesquelles il se base.
Comparée aux utopies concrètes de Bloch, la richesse de certaines conceptions anarchistes de l’utopie saute aux yeux dès que l’on s’avise de ce que, pour des penseurs comme Gustav Landauer, les utopies qui sont pertinentes pour transformer le présent, loin de demeurer ancrées pour l’éternité dans le ciel des idées, sont nécessairement des utopies en mouvement, destinées à ne jamais se figer car elles cesseraient alors d’être des utopies pour devenir des topies. C’est en lisant dans ce même numéro de Réfractions le texte de Jean-Christophe Angaut à propos de Gustav Landauer que ce trait des utopies m’est apparu dans toute sa clarté. En effet, l’inséparabilité qu’établit Landauer entre les utopies qui s’insèrent dans le présent et les topies (puisque pour lui, nous dit Jean-Christophe, « toute projection utopique dépend étroitement de la topie dans laquelle elle intervient ») fait que les utopies sont toujours en devenir comme le sont les réalités dans lesquelles elles agissent.
À mon sens, le concept de politiques préfiguratives n’implique pas l’idée d’essayer d’amener au présent, de « concrétiser » diraient certains, l’état de choses défini et dessiné, ou simplement ébauché et suggéré, par telle ou telle utopie, mais celle d’agir dans le présent, ici et maintenant, au plus près des valeurs sur lesquelles se fonde l’utopie. C’est donc en tant que dispositif d’illustration et de transmission de ces valeurs que l’utopie peut inspirer l’action révolutionnaire au sens rénové du terme révolution.
En accentuant l’écart par rapport aux anciennes utopies qui traçaient au millimètre près le plan d’un monde rêvé, l’utopie contemporaine prend la forme d’une utopie pleinement consciente de ne constituer qu’une incitation à la lutte, et de n’offrir qu’une carte de navigation, floue et imprécise, où les routes sont à inventer plus qu’à suivre. Des utopies qui, comme l’indique Saul Newman9 peuvent éventuellement se former au sein même des luttes développées sans provenir de représentations préformées.
Si les utopies contemporaines pointent toujours vers l’avenir, ce n’est que comme une simple orientation destinée à construire activement le présent, car nos utopies vogueront au grand large, hors de notre portée, si nous ne les ancrons pas fermement dans le présent pour qu’elles y démontrent leur validité dans l’immédiat. Ne renvoyant pas à un modèle de société idéale, les utopies contemporaines constituent plutôt un gisement de valeurs dans lequel nous puisons pour configurer des types de relations sociales et des embryons de sociétés qui sont marqués par la diversité plus que par la conformité à un modèle préétabli.
Cette manière de concevoir l’utopie met l’accent sur la dimension constructive qui la caractérise et que l’on retrouve aussi bien dans les politiques préfiguratives en général que dans l’anarchisme en particulier ; cette dimension m’incite à suggérer l’expression d’utopies performatives, pour désigner des utopies qui agissent sur le réel en le transformant du seul fait de leur existence et de leur force motivationnelle pour inspirer des actions.
En effet, en plus d’offrir des raisons et des moyens de lutter, l’anarchisme doit fournir également des raisons pour vivre autrement, et des moyens pour construire une vie différente. C’est dans cette capacité constructive, qui constitue l’une des dimensions des politiques préfiguratives, que l’anarchisme trouve, à mon avis, un point d’appui fondamental pour promouvoir des sensibilités insoumises dans la jeunesse actuelle, et pour l’inciter à arracher des espaces au système afin de mettre sur pied des modes de vie plus satisfaisants que ceux que leur offre le mercantilisme consumériste.
Parodiant un texte de 2002 de David Graeber10 que j’estime fondamental, et dont la conclusion a pour titre « Prefigurative politics », nous pourrions dire qu’une chose est de penser l’utopie (par exemple, qu’un autre monde est possible), et une autre chose bien différente est de la vivre réellement, même si ce n’est que pendant un court instant (par exemple réaliser ce possible dans le présent). Cela peut se faire au cours d’épisodes de luttes, comme lors d’Occupy Wall Street, ou, plus durablement au sein des espaces autogérés qui ne sont pas sans évoquer la riche tradition des lieux de vie anarchistes du début du siècle passé.
L’irruption du terme préfiguration dans une partie importante du discours anarchiste contemporain représente un mixte de continuité de fond liée, entre autres principes, à l’unité des moyens et des fins, et de discontinuité de surface reposant sur une modification langagière. Aucun de ces deux éléments ne laisse la situation antérieure inchangée, d’autant plus que dans ce cas précis, le fond et la surface sont dans une relation d’interdépendance.
L’un des effets que produit la modification langagière consiste à rompre la pure répétition de type psalmodique et à inciter, du coup, à produire d’autres innovations. En effet, puisque la continuité de fond ne semble pas avoir souffert de l’innovation langagière, il ressort que l’enfermement dans la répétition ne constitue pas un gage nécessaire et suffisant d’une fidélité qui peut se manifester également dans l’écart aux formules héritées et dans l’innovation. En définitive, l’apparition du terme préfiguration contribue à pousser l’anarchisme sur la voie de la rénovation, ce qui ne peut qu’être bénéfique, et ce n’est probablement pas un hasard si ce terme a prospéré dans un contexte anarchiste anglophone ouvert au post-structuralisme et au post-anarchisme.
Un autre de ces effets réside dans le fait que les différences dans le vocabulaire produisent des différences parfois infimes, d’autres fois plus importantes, dans le domaine sémantique et se répercutent donc sur la sphère conceptuelle. De même que parler de la folie n’est pas équivalant à parler de maladie mentale, il est probable que parler de préfiguration au lieu de cohérence entre les fins et les moyens ne va pas sans produire des modifications conceptuelles. En conséquence il se trouve que la continuité de fond n’est pas ici de l’ordre de la simple conservation mais de celui du renouvellement, il s’agit, si l’on veut, d’une indubitable continuité, mais d’une continuité en mouvement.
Comme pour la langue d’Ésope, et comme il en va pour presque tout, il y a du clair-obscur en ce qui concerne le préfiguratif.
D’une part, son expansion hors de la sphère explicitement anarchiste témoigne de l’essaimage de ses idées et de ses pratiques à l’extérieur de son enclave spécifique, dans une sorte de pollinisation des actuels mouvements antagonistes. De même, son retentissement à l’intérieur du mouvement anarchiste, même s’il est limité à certaines aires géo-linguistiques, est le signe d’un renouvellement et d’une ouverture au changement qui se garde néanmoins de dissoudre les continuités principielles. Tout cela plaide bien évidemment en faveur de ce concept et nous incite à le promouvoir.
D’autre part, le fait que le concept de préfiguration soit lesté de certaines connotations religieuses comme l’a mis en évidence Uri Gordon11 dans l’excellent article où il explore la généalogie de ce terme et met en relief sa dimension temporelle, mais surtout, le fait qu’il s’agisse d’une formulation beaucoup trop générique qui laisse dans l’ombre aussi bien la nature de ce qui est préfiguré (quelles fins ?) que celle de ce qui préfigure (quels moyens ?) incite à en faire un usage prudent ou même à l’abandonner. Dans les milieux anarchistes, penser en termes d’utopies libertaires performatives me semblerait plus adéquat que de penser en termes de politiques préfiguratives sans autres spécifications.
Cela dit, si le débat suscité par le concept de préfiguration à propos des rapports entre les fins et les moyens, et autour des caractéristiques de l’utopie contemporaine, contribue à situer encore plus nettement l’exigence axiologique au cœur du discours anarchiste, le jeu en aura valu la chandelle, car c’est bien le champ de l’éthique et des valeurs qui constitue le déterminant en dernière analyse du choix en faveur de l’unité des fins et des moyens, aussi bien que de la revendication de l’utopie.
Tomás Ibañez
Boggs C., « Marxism, Prefigurative Communism and the Problem of Workers Control ». Radical America, vol. 11, n° 6, 1977, p. 99-122. ↩
Yates L., « Rethinking Prefiguration: Alternatives, Micropolitics and Goals », Social Movements Studies, vol. 14, n° 1, 2015, p. 1-21. ↩
Kinna R. et Gordon U. (éds.), Routledge Handbook of Radical Politics, Routledge, 2019. ↩
Colson D., Petit lexique philosophique de l’anarchisme de Proudhon à Deleuze, Librairie Générale Française, 2001. ↩
Ibañez T., « Points de vue sur l’anarchisme (et aperçu sur le néo-anarchisme et le postanarchisme) », Réfractions, n^o 20, printemps 2008, p. 71-84. ↩
Castoriadis C., L’institution imaginaire de la société, Seuil, 1975. ↩
Franks B., « Anti-fascism and the Ethics of Prefiguration », Affinities: A Journal of Radical Theory, 8 (1), 2014, p. 44-72. ↩
Bloch E., Le Principe espérance, 3 volumes, Gallimard, 1976 [1944], 1982 [1955] et 1991 [1959]. ↩
Newman S., The Politics of Postanarchism, Edinburgh University Press, 2011. ↩
Graeber D., « The new anarchists », New Left Review, n° 13, 2002, p. 61-73. ↩