Vers un anarchisme post-fondationnel largement irrigué par ses confins

Vers un anarchisme post-fondationnel largement irrigué par ses confins

Tomás Ibañez

C’est dans les grandes révoltes à tonalités libertaires des deux derniers siècles que les penseurs poststructuralistes ont puisé, probablement sans en être conscients, leur inspiration pour la partie la plus subversive de leurs thèses.

E pur si muove

Je voudrais commencer par un truisme, ou par une banalité de base comme nous le disions en d’autres temps militants. En tant que phénomène social inséré dans un tissu socio-historique dont il n’est que l’un des multiples composants, l’anarchisme politique – et donc aussi l’anarchisme philosophique qui en est strictement inséparable – ne peut que se trouver en relation avec d’autres éléments de ce tissu.

En affinant ce truisme on peut même préciser que l’anarchisme, à l’instar de tout ce qui est d’ordre relationnel (c’est-à-dire, finalement, à l’instar de tout !), loin d’être une chose en soi, auto contenue en son essence constitutive, est le produit de l’ensemble des relations dans lesquelles il est pris : c’est, entre autres, un nœud de relations. Si bien que si ces relations se modifient, c’est lui-même qui s’en trouve modifié, et il en résulte que l’anarchisme est nécessairement changeant. N’en doutons pas, il nous faut dire de l’anarchisme ce que Galilée disait de la Terre, e pur si muove, car il est indubitablement en mouvement, pour des raisons de principe que l’observation corrobore.

Cela est d’autant plus vrai que se forgeant au sein des pratiques de résistance contre la domination et ses dispositifs, l’anarchisme ne peut que changer lorsque se modifie ce à quoi il s’oppose, ne serait-ce que pour pouvoir continuer à s’y opposer avec quelque possibilité d’avoir prise sur lui, et c’est encore un truisme de dire que les dispositifs de domination et leurs corollaires oppressifs changent nécessairement au cours de l’histoire.

S’il fallait apporter encore un supplément d’eau au moulin du caractère changeant de l’anarchisme il suffirait de rappeler que celui-ci est plus un ensemble de pratiques s’inspirant d’une série de valeurs, qu’un corpus purement doctrinal, et que si les idées peuvent perdurer plus ou moins immobiles dans la sphère de l’immatériel, en revanche les pratiques sont nécessairement situées, évoluant donc à l’unisson du contexte dans lequel elles se déploient. Autant dire que l’anarchisme est pleinement historique… avec tout ce que cela comporte, notamment le fait qu’il est tout à fait contingent et ne répond à aucune nécessité.

Cela dit, ce n’est pas la question du caractère inévitablement changeant de l’anarchisme qui m’intéresse ici, mais plutôt ce qui découle de son caractère relationnel, c’est-à-dire du fait que, interagissant avec les éléments du milieu au sein duquel il existe, il est nécessairement sous l’influence de ce milieu, en même temps qu’il en influence certains aspects.

Pour sûr, la référence au milieu dans lequel baigne l’anarchisme est bien trop large et imprécise, car ce milieu est des plus hétéroclites et comporte des éléments d’ordres technologiques, socio-économiques, politiques, etc., qui tous exercent une certaine influence sur l’anarchisme. Il faut donc préciser que ce ne sont que certains éléments culturels et, plus spécifiquement, conceptuels de ce milieu qui sont visés ici.

Dans cet ordre de choses, le récent livre de Catherine Malabou1, dont l’intérêt a été très diversement apprécié dans la sphère anarchiste, mais que je tiens en grande estime, s’attache à montrer que certains philosophes contemporains étrangers à l’anarchisme ont puisé dans l’anarchisme une matière à penser dont ils se sont gardés d’exposer la provenance, en ne contemplant que le contenu philosophique incorporé par Aristote à son antonyme, l’arché, et donc aussi à l’an-arché, au détriment de l’élaboration ultérieure de l’an-arché par les pratiques, discursives et autres, déployées par l’anarchisme politique.

Mon intention ici sera de parcourir le chemin inverse et d’examiner ce que certains penseurs situés hors de l’anarchisme contemporain ont apporté à sa pensée et par conséquent aussi à ses pratiques, puisque nous ne nous lassons pas de répéter que ces deux entités, l’idée et l’action, s’entrelacent de manière strictement indissociable.

En fait je vais adopter une perspective plus globale et me limiter à quatre ou cinq éléments qui ont pénétré l’anarchisme contemporain, ou au moins une part de celui-ci, et que l’on peut attribuer à l’influence globale du courant où s’inscrivent, chacun à sa manière, la plupart de ces penseurs, un courant que l’on peut qualifier en ciblant large de post-structuraliste. C’est dans la dernière partie du présent article que je m’y attarderai plus précisément.

À la croisée de la galaxie anarchiste et des thèses de Jean Piaget

Dans une première ébauche de cet article, j’avais pensé recourir à la métaphore de la galaxie anarchiste pour évoquer non seulement la forte et très louable diversité interne de l’anarchisme, mais aussi le fait que, parcourant un long trajet, cette galaxie ne pouvait manquer de côtoyer toute une série d’éléments extérieurs avec lesquels, à travers heurts, frottements, contacts, elle entrait en interaction. Pour fournir une illustration imagée, et toujours métaphorique, de ce que ces rencontres produisent au sein de la galaxie anarchiste, il me semblait que l’on pouvait recourir au double processus d’assimilation/accommodation théorisé par ce génial psychologue que fut Jean Piaget lorsqu’il étudiait les processus d’apprentissage des enfants.

En effet, deux situations peuvent se présenter lorsque l’enfant est confronté à de la nouveauté, donc à ce qu’il ne connaît pas encore et qui diffère des structures cognitives dont il dispose déjà. Soit il s’agit d’une nouveauté, disons modérée, faite d’éléments suffisamment isomorphes ou compatibles avec ses propres structures cognitives pour qu’il puisse les intégrer sans modifier substantiellement ses propres schémas cognitifs ; il assimile alors ces éléments, c’est-à-dire qu’il les rend encore plus compatibles en les déformant suffisamment pour qu’ils cadrent au mieux avec ses propres structures. Soit, deuxième situation, ces éléments nouveaux sont par trop différents de ce que les schémas cognitifs de l’enfant sont aptes à traiter ; il doit alors accommoder ses propres structures cognitives à ces nouveaux éléments, c’est-à-dire les modifier substantiellement pour pouvoir intégrer cette nouveauté.

Voilà, c’est simplifié et très approximatif par rapport aux complexes processus d’apprentissage théorisés par Piaget, mais il me semblait que le recours à ce double processus d’assimilation/accommodation pouvait être utile pour comprendre les modifications subies par l’anarchisme au contact d’éléments étrangers à ses propres schémas. Cependant, ayant renoncé en cours de route à la métaphore de la galaxie anarchiste, c’est à d’autres considérations que je vais recourir pour essayer de rendre compte de ce qu’il advient de l’anarchisme quand il rencontre ce qui se trouve à son extérieur, qui se distingue de lui mais qu’il côtoie, et avec lequel il entre en relation. Une situation mêlée de proximité et d’écart qu’il est commode de désigner par l’expression « confins de l’anarchisme ».

Vive ce vent du large qui fait gonfler les voiles…

Il est facile de s’accorder sur le fait que certains de nos confins, en entendant par là les espaces situés hors du territoire anarchiste proprement dit mais le jouxtant, lui apportent des éléments qui l’enrichissent et contribuent donc à le faire changer. Bien sûr, cela n’est pas nouveau car de tout temps l’anarchisme s’est nourri de ce qui se produisait hors de son propre domaine, n’hésitant pas à puiser dans toute la gamme des savoirs les plus en pointe et dans les pensées les plus novatrices, et les vieilles barbes qualifiées de pères de l’anarchisme ne s’en sont pas privées.

En revanche, la thèse que les éléments les plus enrichissants pour l’anarchisme contemporain proviennent de son en-dehors, donc de penseurs qui ne se considèrent pas eux-mêmes comme anarchistes, pas plus qu’ils ne sont considérés comme tels par les anarchistes, est certainement moins consensuelle. Et il est encore moins consensuel d’affirmer, comme je le fais, que l’incorporation de ces éléments le fait muer en une nouvelle mouture qui prend la forme d’un anarchisme « post-fondationnel ».

J’explique dans le dernier chapitre ce que j’entends par ce type d’anarchisme, mais les concepts de fondationnalisme et de post-fondationnalisme requièrent sans doute quelques éclaircissements, même s’ils ne peuvent être ici que trop succincts.

Le fondationnalisme renvoie à la recherche d’un fondement incontestable et ferme comme une roche, sur lequel bâtir une connaissance, et une vision du monde, frappées du sceau de la certitude. On en trouve un bon exemple dans la démarche de Descartes et dans son « anxiété pour la certitude absolue ». Cette démarche fait de la théorie l’instance qui subordonne la pratique.

Cela est à rattacher aux origines de la philosophie grecque et à l’antique recherche d’un principe premier et unique duquel faire découler tout le reste. L’eau, le feu, etc., furent institués comme principes premiers mais celui qui eut la plus longue postérité fut « l’un » théorisé par Aristote et doté par lui d’un pouvoir de subordination de tout ce qui le suit, puisqu’il est principe premier.

L’époque de la Modernité n’a pas échappé à l’institution de principes premiers sur lesquels fonder sa propre légitimité, et c’est contre l’absorption par l’anarchisme de certains de ces principes que milite un anarchisme post fondationnel.

Buvant aux sources du post-structuralisme et de Heidegger, que l’on peut considérer comme l’un des critiques les plus décisifs du fondationnalisme, c’est Ernesto Laclau qui jeta les bases d’une ontologie post-fondationnelle du politique qui a profondément influencé tout un courant du marxisme contemporain, souvent qualifié de post-marxiste.

C’est donc de cette absorption par l’anarchisme de certains des éléments produits hors de son propre domaine que je voudrais parler. Une absorption qui ne se situe pas seulement sur le plan des idées mais aussi sur celui des pratiques car, d’une part, répétons-le, pour l’anarchisme idées et pratiques sont intimement liées, et, d’autre part, il arrive bien souvent que les penseurs qui nous parlent, c’est-à-dire ceux dont nous avons le sentiment qu’ils ont quelque chose d’intéressant à nous dire, sont des penseurs qui ont su saisir les changements à l’œuvre dans le champ des pratiques subversives, qui ont su théoriser ces changements et qui, ce faisant, les ont donc renforcés et ont contribué à les propager.

Il me semble assez incontestable que c’est du post-structuralisme que proviennent ces dernières années les influences les plus nettes sur une partie de l’anarchisme. En effet, que ce soit pour le regretter ou pour s’en réjouir, ou tout simplement pour le constater, le post-structuralisme exerce une certaine influence sur les luttes actuelles, soit pour les orienter, soit pour les inhiber ou pour les impulser. Bien entendu, que l’on prise ces influences ou qu’on les regrette, la constatation de leur existence n’implique pas du tout que celle-ci résulte d’une lecture directe des auteurs post-structuralistes.

Même les courants anarchistes hostiles à ces influences en reconnaissent l’existence. Ainsi, à propos des théories qualifiées de postmodernes on peut lire dans le compte rendu du débat autour du livre de Renaud Garcia2 que fait le journal de l’Organisation Communiste Libertaire3 : « Ces idées à la mode exercent une réelle capacité d’influence dans les milieux altermondialistes, autonomes et alternatifs. » Et dans ce même journal Renaud déclare de son côté : « Le problème est que la théorie va se diffuser et animer tout un milieu de lutte. »

Consensus donc sur le fait que les théories de type poststructuraliste influent sur les milieux de lutte, notamment anarchistes, et qu’il convient de les prendre en compte pour les fustiger ou pour les louer. Mais avant d’aborder cette question, je voudrais examiner très brièvement l’influence d’autres confins.

De quelques confins contemporains en marge du post-structuralisme

Énumérer les penseurs contemporains qui ont fourni à l’anarchisme des ingrédients enrichissants dépasse de loin le cadre de cet article ; je n’évoquerai de façon très superficielle que deux d’entre eux qui, par ailleurs, n’ont jamais caché leur distance envers l’anarchisme politique.

Le premier est ce titanesque Cornelius Castoriadis qui, ayant toujours manifesté sa distance avec un anarchisme qu'il considérait, entre autres clichés assez galvaudés, comme un courant politique trop simplificateur, marqué par la phobie de l'État et empreint d’individualisme, a produit néanmoins un ensemble d’analyses et de théorisations porteuses de claires résonances libertaires.

Pour ne me référer qu’à son concept d’autonomie, on pourrait considérer de prime abord que ce qu’il développe à son sujet ne fait que reformuler en d’autres termes ce que l’anarchisme politique a toujours soutenu, c’est-à-dire, non seulement l’importance de pouvoir décider par soi-même, mais encore l’indispensable union entre les fins et les moyens. Cependant, sa conceptualisation de l’autonomie dépasse et enrichit de façon notable celle qui a cours dans l’anarchisme politique classique.

En effet, l’affirmation que l’autonomie n’existe que dans et par son propre exercice, que ce n'est qu’en l’exerçant et de nulle autre façon que l’on peut l’atteindre, et que l’on ne peut lutter pour elle qu’en la pratiquant, évoque bien sûr la nécessaire cohérence revendiquée par l’anarchisme entre les fins et les moyens. Elle s’en distingue aussi car cette relation entre ce que l’on cherche à atteindre et les moyens pour le faire n’est plus, comme dans l’anarchisme, une option politique motivée par des principes généraux, mais une relation interne, une résultante de type logique indépendante de toute option normative car elle fait partie de la définition même de l’autonomie.

Le fait que l'autonomie doive faire partie de l'action qui prétend la réaliser invalide d’entrée de jeu toute tentative de concevoir et de préfixer un projet révolutionnaire qui ne naisse pas de l'intérieur même des luttes, car l’autonomie ne saurait être injectée de l’extérieur sans qu’elle ne s’en trouve niée ipso facto. Cela désavoue tous les avant-gardismes, y compris ceux qui se cachent derrière un masque libertaire sous prétexte de faire avancer la révolution et d’en finir avec le capitalisme.

Mon deuxième exemple se nomme Richard Rorty4 et son inclusion ici est délicate, car, si Castoriadis suscite d’évidentes sympathies parmi une bonne partie des anarchistes, il en va tout autrement de Rorty dont l’ethnocentrisme est manifeste et qui penchait plutôt vers la social-démocratie tout en manifestant sa nostalgie pour la vieille gauche réformiste des années trente. Autant dire que, politiquement, Rorty se trouve bien éloigné de l’anarchisme. Cependant, si je le place dans les confins enrichissants de l’anarchisme, c’est parce qu’il a développé l’une des argumentations les plus rigoureuses et les plus implacables contre les sources cachées de l’autorité en démantelant l’assise philosophique qui, depuis Platon, relayé par le christianisme, assure sous nos latitudes la soumission des êtres humains aux idoles qu’eux-mêmes construisent et situent en surplomb de leur propre contingence, ce qui fait que la sécularisation entreprise par les Lumières ne sert qu’à introniser des avatars de Dieu.

Dans sa volonté de lutter contre toute source d’autorité supra-humaine, qu’elle soit divine ou profane, Rorty met à mal toutes les transcendances, tout ce qui situe hors de la sphère des décisions simplement humaines les raisons pour accepter un argument et pour conduire notre vie. Des raisons qui renvoient, par exemple, à la conformité avec la réalité telle qu’elle est intrinsèquement, ou bien à la vérité projetée au-delà de sa valeur purement pragmatique, etc. Partisan d’un historicisme radical, il défend le caractère contextuel de la raison, de la vérité, de la connaissance, des valeurs, et en définitive de toutes les pratiques et de toutes les productions humaines qui, précisément parce qu’elles sont humaines, sont inévitablement contingentes et donc changeantes.

Quelles que soient ses professions de foi libérales, Rorty est viscéralement un antiautoritaire et un libertaire, dont les arguments ont fait beaucoup, outre-Atlantique et ailleurs, pour saper tous les principes d’autorité, apportant ainsi une eau abondante au moulin de l’anarchisme. Rien d’étonnant à ce que, dans un passionnant débat avec Rorty, un chantre de la modernité tel Jürgen Habermas se déclare horrifié par la perspective que l’être humain soit livré à lui-même et privé de toute transcendance. Contre Rorty, il soutient qu’il doit y avoir quelque chose à quoi nous puissions nous raccrocher par-dessus notre contingence, quelque chose qui soit universel, qui soit inconditionnel, et qui ne dépende pas de notre finitude proprement humaine.

Haro sur Foucault

Revenant maintenant aux confins post-structuralistes de l’anarchisme contemporain, j’avoue que je suis un peu las de cette rengaine répétée à satiété qui accuse Foucault d’être l’un des principaux responsables de la désertification de la critique sociale et du tarissement des luttes pour l’émancipation. Il y a depuis quelques années déjà une véritable croisade contre les effets délétères qu’exerceraient sur les luttes sociales les propagateurs des thèses déconstructionnistes issues du post-structuralisme, avec Derrida comme héraut de la déconstruction, mais avec Michel Foucault comme l’inspirateur principal des conceptions politiques promues par ce courant.

On ne peut qu’être surpris de voir accuser de quiétisme politique et d’être un démobilisateur des luttes qui incite les gens à accepter le système quelqu’un qui martèle des phrases du type :

Le mouvement par lequel un homme seul, un groupe, une minorité ou un peuple tout entier dit “je n’obéis plus”, et jette à la face d’un pouvoir qu’il estime injuste le risque de sa vie – ce mouvement est irréductible. Parce qu’aucun pouvoir n’est capable de le rendre absolument impossible5.

Ou encore :

Je suis un artificier. Je fabrique quelque chose qui sert finalement à un siège, à une guerre, à une destruction. Je ne suis pas pour la destruction, mais je suis pour qu’on puisse passer, pour qu’on puisse avancer, pour qu’on puisse faire tomber les murs6.

Et si cela n’était pas suffisant, comment justifier le fait de balayer sous le tapis son activisme politique ? Celui-ci est manifeste, par exemple lorsqu’il s’engage du côté des révoltes en 1968, ou lorsqu’en septembre 1975 il se rend à Madrid sous la dictature de Franco pour tenter d’empêcher l’exécution de cinq militants condamnés à mort, ou lorsqu’en 1971 il crée avec quelques autres le GIP, groupe d’information sur les prisons, et participe à ses luttes, etc. Il faut croire que ces luttes n’étaient pas la bonne lutte.

Alors, laissez-moi m’épancher un peu car ce que je ressens n’est pas hors sujet par rapport à mon article.

Il est incontestable que la question sociale s’est rabougrie comme peau de chagrin dans l’agenda des luttes actuelles et que la perspective d’une révolution est loin de poindre à l’horizon, et il est bien compréhensible que cela engendre un sentiment de frustration, que d’ailleurs je partage.

Ce qui est beaucoup moins compréhensible, c’est que la frustration provoquée par l’impuissance où se trouvent certains militants à faire refleurir la question sociale et à impulser des luttes rassemblant les exploités dans un grand projet collectif d’émancipation, au lieu de les inciter à en chercher les causes dans un large éventail de circonstances de tous ordres, y compris dans leurs propres erreurs et incapacités, les pousse plutôt à recourir à la traditionnelle chasse à des boucs émissaires sur qui décharger la responsabilité de la situation.

Il est encore plus regrettable que cette recherche de bouc émissaire emboîte le pas à tous ceux qui, des marxistes des années soixante et soixante-dix – ainsi, Sartre parlant de Foucault comme du dernier rempart de la bourgeoisie, suivi par toute une cohorte de marxistes plus ou moins staliniens tels Massimo Cacciari qui vilipendaient un Foucault accusé de démoraliser les opprimés – jusqu’aux réactionnaires de tout poil, s’affairent depuis des décennies à clouer au pilori le pervers, perverti et corrupteur Michel Foucault.

Voilà, après ce petit sursaut d’indignation, de laquelle j’exclus tous ceux et celles qui, tels Freddy Gomez ou Monique Rouillé-Boireau, ou encore Jean-Pierre Duteuil, s’en prennent moins à Foucault qu’à la version promue par les médias et par certains universitaires sous le nom de French Theory, voyons ce que Foucault dit réellement à propos de sa relation à l’anarchisme et jaugeons ce qu’il lui apporte.

Foucault anarchiste ? Pleins feux sur l’anarchéologie

Il est assez fréquent de distinguer un Foucault dit américain, qui renvoie à la construction outre Atlantique d’un personnage délesté de ses composantes nietzschéennes et proche du libéralisme, et un Foucault français dont l’orientation politique pourrait être qualifiée de plus ou moins anarchisante. En fait, Foucault lui-même a toujours évité de s’identifier au moyen d’une quelconque étiquette politique et ce n’est que dans certains de ses écrits que l’on peut trouver, même si elles sont rares, des références à l’anarchisme. C’est sans doute dans son cours Du gouvernement des vivants7 qu’il s’exprime le plus clairement sur ce sujet.

Après avoir admis qu’il simplifie les choses, Foucault attribue à l’anarchisme deux points essentiels, le projet d’une société où tout rapport de pouvoir serait aboli et l’idée que le pouvoir est mauvais en son essence. C’est, bien entendu, simplificateur à l’extrême mais il est vrai qu’une bonne partie de l’anarchisme se reconnaît dans ces deux points, tout en les accompagnant de pas mal d’autres.

Dans ce cours Foucault précise qu’il maintient des différences avec l’anarchisme, en même temps qu’il admet un certain rapport avec lui car sa propre position, dit-il textuellement, n’exclut pas l’anarchie […] pourquoi l'anarchie serait-elle condamnable? elle ne l’est que par ceux qui admettent qu’il y a toujours forcément, essentiellement, quelque chose comme un pouvoir acceptable8. »

Pour lui aucun pouvoir n’est légitime, aucun n’est fondé en droit ni en nécessité ; tout pouvoir, quel qu’il soit, est dépourvu de nécessité car ils surgissent tous de pratiques contingentes qui en marquent la singularité historique. Et c’est dans la résistance au pouvoir, à tout pouvoir, dans l’effort pour s’en dégager, que se mettent en évidence non seulement les présupposés sur lesquels repose l’acceptabilité concédée à tel ou quel pouvoir, mais aussi son caractère foncièrement contingent, ce qui le situe comme quelque chose que l’on peut modifier ou dont on peut se passer.

Pour définir sa propre position et sa manière de procéder, Foucault a recours au terme anarchéologie. Il explique qu’au lieu de suivre le cheminement classique de caractère idéologique qui consiste à chercher à percer la nature du pouvoir et à établir à partir de l’idée que l’on s’en forme s’il est bon ou mauvais, nécessaire ou superflu, et s’il faut ou non lutter contre lui, il s’agit plutôt de mettre en œuvre des pratiques pour s’en dégager, et c’est dans le développement de ces pratiques que l’on va pouvoir cerner les effets qu’il produit sur nous et nous désassujettir de son emprise.

D’une façon plus générale, l’anarchéologie consiste à substituer à l’idée qu’il existe des universaux, soit le pouvoir soit d’autres entités, et qu’il faut partir d’eux, de ce qu’ils sont en leur essence pour appréhender leur réalité et les effets qu’ils produisent, l’idée qu’il faut aller directement aux pratiques prises dans leur singularité historique, dépourvues donc de toute nécessité, et qu’en conséquence il faut aller voir concrètement comment elles ont été construites et comment elles fonctionnent.

C’est ce principe de type général qui a pénétré l’anarchisme contemporain, du moins une partie de celui-ci, et qui explique le retour en force de la primauté accordée aux pratiques, aussi bien aux pratiques qu’il s’agit de démonter – pour ne pas dire déconstruire – qu’à celles qu’il s’agit de mettre en œuvre pour nous transformer tout en transformant le système. Ce qui a cours dans les nouvelles générations anarchistes semble bien corroborer l’influence de cette manière de concevoir les choses. Ne pas partir de la théorie pour agir, mais partir des pratiques concrètes de luttes contre le pouvoir, ou des modes de vie en marge de la domination, pour en tirer des conclusions ou des conceptions de type théorique.

Vers l’anarchisme post-fondationnel et la primauté des pratiques.

Si ce que j’ai exposé en début d’article tient la route, il n’est pas du tout surprenant que l’ensemble des relations que maintenait l’anarchisme politique, alors en gestation, avec les éléments constitutifs du contexte socio-historique dans lequel il apparut puis se développa, aient laissé des traces plus ou moins profondes. Ainsi, de la même manière qu’il est tout à fait clair et généralement admis que les luttes qui ont accompagné les deux premières révolutions industrielles ont défini certaines de ses caractéristiques, il devrait être également clair que l’idéologie propre à cette époque, à savoir l’idéologie de la modernité, ne pouvait manquer de l’affecter, soit en l’infiltrant subrepticement, soit en provoquant en lui une réaction critique.

Autant dire qu’il est tout à fait raisonnable d’admettre que l’anarchisme politique renferme aussi bien des aspects critiques envers la modernité que des aspects qui en proviennent sans qu’ils soient généralement perçus comme tels. Or, certains de ces aspects de la modernité incorporés à l’anarchisme classique entravent sa démarche d’opposition radicale au système sociopolitique institué. Et ce sont précisément ces aspects de la modernité qui sont mis à jour par le labeur déconstructiviste du post-structuralisme, aidant ainsi l’anarchisme contemporain à s’en défaire.

Je trouve commode d’appeler cet anarchisme résultant de l’abandon de certains principes propres à la modernité « anarchisme post-fondationnel », mais, en fait, plus que par commodité, c’est avec l’idée d’exercer peut-être un certain effet performatif que j’ai recours à cette dénomination en espérant accentuer de cette manière la tendance de l’anarchisme contemporain à se déprendre de ses reliquats modernes.

Donc, une première influence globale des confins post-structuralistes sur l’anarchisme consiste à l’éloigner encore plus qu’il ne l’est des principes de la modernité ; cela se traduit, par exemple, par l’abandon des présupposés totalisants qu’il a importés de celle-ci et qui le conduisent à formuler des propositions d'organisation pour l'ensemble de la société, qu'il s'agisse de fédéralisme, de communisme libertaire, de collectivisme, etc.

On voit bien aujourd’hui comment nombre de collectifs anarchistes s’abstiennent de préconiser des modèles d'organisation d’une portée générale et comment, cessant de nourrir des visées stratégiques formulées en termes de projets globaux, ils adoptent une visée tactique, occupée à construire des espaces sans domination et à réaliser des interventions éparses sur des objectifs concrets et hétérogènes, conscients du caractère partiel et limité des luttes, tout comme du caractère singulier et nécessairement polymorphe des réalisations libertaires qui ne peuvent être que locales et éminemment plurielles, situées et multiformes si elles ne veulent pas cesser d’être libertaires. Cela ne les empêchant pas de mettre en question la globalité du système social institué et de désirer vivement une société autre.

En deuxième lieu, dans la mesure où la perspective totalisante nourrissait l'idée d'une révolution qui toucherait, nécessairement, l'ensemble de la société, et même l’ensemble des sociétés sur le plan mondial, son abandon conduit ces collectifs à s’éloigner de l’imaginaire révolutionnaire classique et à resignifier le concept de révolution en le définissant comme un projet révolutionnaire sans sujet révolutionnaire, sans perspectives totalisantes et sans subordination du présent au futur. La révolution n’est plus ce qui adviendra un jour, embrassant la totalité de la société, mais plutôt ce qui prend corps dans les luttes libertaires du présent, et dans les réalisations libertaires locales mais radicales et éminemment plurielles.

Il s’est produit une nette influence de ces confins post-structuralistes quant à la reconceptualisation du pouvoir. Je sais par expérience que lorsque l’on explique aux jeunes militants les nouvelles conceptions du pouvoir, c’est-à-dire les conceptions foucaldiennes, ils manifestent assez rapidement que rien de tout cela n’est nouveau pour eux, même s’ils en ignorent l’origine et n’ont rien lu de Foucault. En fait, ils ont plus ou moins intégré cette reconceptualisation dans leur appréhension du pouvoir, accordant une place prépondérante à la résistance comme pratique pour contrer des mécanismes de domination qu’ils reconnaissent comme étant hétérogènes et multiples.

Une influence qui se manifeste aussi, d’une part par l’opposition à l’attraction et à la pression exercée par l’Un, c’est-à-dire par le principe unitaire qui court dans tout l’Occident depuis les temps de la Grèce classique, et d’autre part par l’importance accordée à la multiplicité. Aussi bien à celle des luttes, renonçant ainsi à instituer une lutte principale à laquelle devraient se plier le reste des luttes reléguées à un rang secondaire, qu’à la multiplicité des outils organisationnels qui échappent désormais à la fascination exercée par la construction de la grande organisation souvent fantasmée comme représentant l’armée du prolétariat, ou enfin à la multiplicité des expériences qui fuient elles aussi tout principe unitaire et homogénéisateur.

88

Toujours dans une ligne bien proche des thèses post-structuralistes se répand avec une intensité grandissante la conviction que la lutte passe aussi par la mise en œuvre de pratiques de dé-subjectivation, pour se rendre autre que ce que l’on a fait de nous. Il s’agit d’une vieille pratique anarchiste qui revêt aujourd’hui des accents nouveaux inspirés par la vulgarisation des savoirs construits autour des technologies du soi, et par le démontage des processus de subjectivation.

En dernier lieu mais non le moindre, cette influence se traduit aussi par la primauté accordée aux pratiques. L’anarchisme, nous le savons, a toujours refusé de scinder la pratique et la théorie, et encore moins de subordonner la pratique à la théorie. Sa thèse bien connue est que l’idée naît de l’action et qu’elle retentit sur celle-ci en la modifiant dans une incessante boucle récursive. Cependant, c’est maintenant une importance accrue qu’acquièrent les pratiques, car une bonne partie du post-structuralisme s’est attachée à montrer que la théorie, les représentations, l’idéologie, les régimes de vérité, bref, les idées et leurs critères d’acceptabilité n’étaient que l’écume des pratiques contingentes qui les construisent, et que ce sont elles qu’il faut scruter pour comprendre cette écume qu’elles produisent ; de même ce sont elles qu’il faut démonter pour déceler et pour pouvoir combattre les mécanismes qui engendrent des rapports de domination. Ce que les pratiques engendrent n'existe pas en soi, mais résulte d’elles et il se trouve que, celles-ci étant contingentes, leur produit ne peut que l’être également.

Du post-structuralisme on peut tirer la leçon que comprendre le monde et le changer est avant tout une question de pratiques, et il n’est pas étonnant que les nouveaux collectifs anarchistes s’attellent à en créer, et à les mettre en œuvre dans tous les espaces où ils engagent leurs luttes ou dans ceux où ils créent leur habitat. C’est comme si une bonne partie de l’anarchisme contemporain tirait de la primauté des pratiques la conviction, toujours présente dans l’anarchisme, mais souvent estompée par l’adhésion à de grands récits, que pour penser autrement il faut vivre autrement, tout comme vivre d’une autre manière nous permet de penser de façon différente. Si bien que, plutôt que de chercher leur inspiration dans les théories, y compris anarchistes, c’est de leurs pratiques de lutte contre la domination qu’ils doivent tirer leurs principes. Cela n’est pas sans évoquer ce grand philosophe que fut Reiner Schürmann9 qui, en prônant le pluralisme radical face à l’hégémonie de ce qui se veut unitaire et propageant la méfiance envers les principes qui ne surgissent pas des pratiques mais prétendent les surplomber et les diriger, semble être en syntonie avec l’ethos du nouvel anarchisme.

En conclusion, il me semble raisonnablement acceptable de considérer que l’anarchisme contemporain est fortement irrigué par les thèses post-structuralistes élaborées dans ses confins, donc hors de son propre domaine, par des penseurs qui pourtant ne se réclament pas de sa tradition. En revanche, ce qui est moins évident, c’est que les thèses post-structuralistes qui se révèlent les plus fertiles pour l’anarchisme ont trouvé la source de leur inspiration ainsi que les matériaux pour leur élaboration dans les révoltes à teneur partiellement libertaire des XIXe  et XXe siècles, c’est-à-dire dans les pratiques de l’anarchisme politique. Ma conviction est que sans la Commune de Paris, sans la révolution espagnole de 1936 ou sans le séisme de Mai 68, entre autres événements du même type, les penseurs du post-structuralisme n’auraient pas pu élaborer leurs thèses les plus subversives. S’ils n’ont jamais reconnu cette influence c’est sans doute parce qu’il leur était difficile d’en être conscients, mais, en revanche ce n’est que juste retour des choses qu’ils soient mis à contribution aujourd’hui pour enrichir l’anarchisme. J’aimerais finir par cet épilogue :

Ne me récite pas Bakounine, et encore moins Foucault, ne m’explique pas Kropotkine, ni Proudhon, dis-moi ce que tu fais, raconte-moi comment tu vis et contre quoi tu luttes, il ne faut rien d’autre pour deviner si tu navigues dans les eaux de l’anarchisme. On ne peut pas être marxiste si on n’a pas lu Marx et on cesse de l’être si l’on s´éloigne de lui car le marxisme est inséparable des Écritures, mais l’anarchisme, lui, se trouve ailleurs… il est dans les pratiques, dans la résistance face au pouvoir et dans la manière de vivre, c’est une certaine façon d’être et d’agir qui en constitue la clef de voûte, pas la conformité à un corpus doctrinal. 

À quoi bon être anarchiste ? Commentaire autour de l’an-arkhè et de ses prolongements politiques