Tomás Ibañez
Le magnifique et tout-puissant Empereur de Globalia – un vaste empire qui, à l’aube du XXIe siècle, avait déjà annexé presque tous les pays de la planète Terre – était fort irrité par la présence dans ses domaines d’une petite mais dérangeante faune dont les membres répondaient au curieux qualificatif d’anarchistes. Bien que ses sbires les poursuivissent périodiquement avec acharnement, la vérité est qu’ils n’avaient jamais réussi à mettre fin à ce fléau. Lorsqu’il semblait qu’ils les avaient enfin anéantis, ces curieux anarchistes réapparaissent soudain un peu partout comme le font habituellement les mauvaises herbes.
La vérité est que rien ne laissait présager que ces êtres étranges auraient pu mettre en danger sa puissance, du moins à brève échéance. Cependant, leur mode de vie, leur discours, leurs pratiques et l’agitation qu’ils semaient parmi ses sujets le dérangeaient à tel point qu’un beau jour ensoleillé de printemps il prit la ferme décision de tout faire pour éliminer définitivement de la surface de la terre cette irritante faune.
Dès le lendemain, il fit convoquer son illustre Conseil Impérial des Sages et, comme il s’agissait effectivement de sages qui étaient extrêmement sages, ils suggérèrent qu’avant de prendre une quelconque mesure, il était essentiel de découvrir les causes responsables de l’existence des anarchistes. Après quoi, il suffirait de neutraliser les causes pour en éliminer les effets et mettre définitivement fin à cet agaçant fléau.
L’empereur, émerveillé par une telle ingéniosité, les exhorta à se mettre immédiatement au travail, ce qu’ils firent derechef. Après de très longues et minutieuses recherches, ils découvrirent finalement que la cause de l’existence des anarchistes n’était autre que la présence d’un curieux phénomène qui imprégnait jusqu’au plus infimes fibres de l’Empire et que les plus savants désignaient par le terme domination.
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Sans pouvoir tirer au clair les raisons exactes qui faisaient que les habitants de l’Empire réagissaient de manière si différente devant ce phénomène, il était évident que si certains d’entre eux se réfugiaient docilement dans la servitude volontaire, d’autres ne pouvaient supporter la moindre obligation d’obéir et rejetaient viscéralement toute atteinte à leur liberté. Ces derniers ressentaient, parfois dès leur plus jeune âge, à quel point leurs entrailles se tordaient et leur peau se hérissait face aux affronts infligés par les puissants. La domination provoquait chez eux une sorte de réaction allergique, et ils ne pouvaient s’empêcher de se rebeller spontanément dès que le pouvoir tentait de les soumettre.
Cette réaction allergique engendrait dans leur organisme quelque chose de semblable à des anticorps qui les transformaient, parfois peu à peu, et d’autres fois de façon soudaine, en anarchistes, même s’ils ignoraient totalement la signification de ce terme. C’était cette même allergie à la domination qui les amenait à refuser aussi de l’exercer et à adopter l’insolite attitude de ne vouloir ni commander ni obéir.
L’empereur célébra avec un somptueux cortège de banquets et de festivités une découverte si géniale, couvrant les Sages d’éloges enthousiastes. Une fois la cause connue, on pouvait enfin apporter un remède définitif à la maladie ; il suffisait, comme des siècles de pratique scientifique l’avaient bien démontré, de supprimer la cause pour en annuler les effets.
Les serviteurs de l’Empereur s’apprêtaient à entreprendre dare-dare cette tâche lorsque soudain le plus sage des sages du Conseil des Sages déclencha toutes les alarmes, paralysant brusquement l’opération.
Ce sage venait de réaliser que le sublime Empereur était sur le point de se précipiter dans le cercle vicieux dessiné par un paradoxe mortel. En effet, si pour éradiquer l’anarchisme il fallait déceler, poursuivre et éliminer toute trace de domination, le résultat ne serait-il précisément celui que recherchaient les anarchistes ? En s’engageant dans le combat contre la domination, les vaillants défenseurs de l’Empire se convertissaient, comme par magie, en ce qu’ils cherchaient justement à anéantir, c’est-à-dire en anarchistes.
Le puissant Empereur n’avait d’autre choix que de se résigner. Il n’y avait pas d’issue et il n’avait d’autre solution que de se faire hara-kiri car, en mettant fin à la domination, il donnait la victoire à ses ennemis anarchistes, mais en maintenant la domination il acceptait la douloureuse et insupportable certitude qu’il ne réussirait jamais à mettre fin à l’anarchisme : comme les sages l’avaient compris, tant que la cause ne serait pas éliminée ses effets persisteraient si bien que, tant que l’Empire existerait et porterait la domination en son sein, l’anarchisme existerait lui aussi.
Pour sa part, la communauté anarchiste réalisa soudain que c’étaient les caractéristiques mêmes de l’Empire qui la faisaient surgir constamment d’un peu partout, et elle comprit aussi, avec une certitude absolue, que quelle que soit la durée de sa lutte, celle-ci ne s’éteindrait jamais tant qu’elle n’aurait pas atteint l’objectif de mettre fin à la domination.
Tomás Ibañez