Utopies yougoslaves

Utopies yougoslaves

Marianne Enckell

À mi-chemin entre l’Espagne et le Rojava, un pays aujourd’hui démembré a lui aussi suscité des rêves et des espoirs, attiré des volontaires de tous les pays : la Yougoslavie, pendant la guerre de libération puis pendant sa période autogestionnaire.

En automne 1944, des jeunes médecins s’y rendent pour une mission de la Centrale sanitaire suisse. Ils vont y faire de la chirurgie de guerre, mais aussi participer à la brève utopie qu’essaient de construire les partisans antifascistes : organisation des milices sans hiérarchie, (sur)vie sans argent, émancipation des femmes, non discrimination des nationalités et des religions, projet « communiste ». Dans des conditions de grande pénurie (parfois il n’y a que de l’ersatz de cacao pour se nourrir). À peine la victoire est-elle assurée que la bureaucratie s’installe… même avec l’autogestion ultérieure.

Les expériences autogestionnaires yougoslaves suscitent à leur tour l’espoir et attirent, depuis les années 1950, jeunes et moins jeunes pour des chantiers, des visites, avant d’y passer des vacances. Et là encore, la désillusion sera brutale, bien avant la guerre qui mettra plus tard à feu et à sang les nations de la Fédération yougoslave.

Un socialisme à visage fraternel

Paul Parin et sa compagne Goldy Parin-Matthèy ont attendu plus de quarante ans pour écrire ce qu’ils ont vécu1 : il écrit, elle raconte volontiers. Ils se sont connus dans les cafés antifascistes de Zurich, en 1939. Elle avait auparavant passé plus d’un an dans les Brigades internationales en Espagne, précieuse laborantine en radiologie. Heinz Hug l’a interviewée pour la revue anarchiste allemande Schwarzer Faden, en 19882 :

Quand je suis arrivée en Espagne, l’anarchisme venait d’être défait. Mais à la fin de 1937, j’ai visité une collectivité de paysans anarchistes encore en activité au nord d’Albacete. J’ai été surprise de constater à quel point elle était fondée sur le volontariat, la responsabilité personnelle, l’association solidaire et l’entraide ; c’est précisément ce qui constituait le caractère principal des Brigades internationales. C’est là que j’ai pour la première fois réuni l’expérience et la théorie de l’anarchisme.

Certes les Brigades étaient organisées par le Parti communiste, mais chacun·e y est entré de sa propre initiative. J’ai vécu des moments incroyables de solidarité internationale, c’est une expérience que je souhaite à tous et toutes. En 1938, une atmosphère de suspicion s’est établie, on voyait partout des espions, des déviationnistes… Nous avions respiré trop d’air libre, nombreux l’ont payé de leur vie au retour.

Lors de notre participation volontaire à la guerre de libération de la Yougoslavie, nous avons été à nouveau frappés par le côté libérateur et solidaire des combattant·es et des blessé·es. Là, le modèle anarchiste – guerre et révolution en même temps – s’est réalisé : guérilla, organisation des forces armées en milice (chaque étape militaire était discutée avec tout le monde, par exemple), libération des territoires avec destruction de l’odre ancien, structures d’autonomie. Tito a pu gagner la guerre contre l’énorme supériorité des forces armées italiennes et national-socialistes et leur armement de loin supérieur.

Débarqués au Montenegro, ils sont envoyés dans divers hôpitaux de campagne, qu’ils équipent tant bien que mal avec les deux tonnes de matériel récupéré plus ou moins légalement à la Croix-Rouge suisse. Les Parin et un de leurs collègues vont ensuite passer tout l’hiver sur la petite île de Badija, vis-à-vis de Korcula, où seul s’élève un monastère. Paul Parin raconte, dans un entretien pour la Wochenzeitung zurichoise en 1991 :

J’ai résumé cette expérience fondamentale en une phrase : le socialisme est possible. Certes, l’ennemi était à l’écart, nous avions la chance de nous trouver dans une zone libérée sans risquer d’être attaqués. Il s’est développé là le genre de vie sociale dont nous avions toujours rêvé. Les gens y étaient à la fois très solidaires et très autonomes, en action et en pensée. C’était une économie sans argent. Ce qu’il y avait en vivres et en tabac était partagé, et pendant tous ces mois nous n’avons pas entendu un seul cas d’injustice ou de plainte. Ça marchait ; ce qui n’est possible que lorsque chacun·e est engagé. Le mode de décision, qui est nécessaire pour que fonctionne une communauté socialiste, s’est formé presque automatiquement. Dans chaque chambrée se retrouvait un groupe de discussion, qui réclamait des conférences politiques. Le commissaire qui existait pour chaque unité – il n’y en avait qu’un pour tout l’hôpital, bien que nous soyons environ 2000 en tout – convoquait les gens, et on discutait de tout dans la conférence politique, on y prenait les décisions. Nous avons pensé alors qu’au cours de ces années de lutte de libération contre les forces d’occupation un « nouvel être humain » était apparu, qui avait un sens des responsabilités sociales et qui s’engageait en personne, qui savait donner sa propre opinion. Pareille atmosphère a régné à Badija de début novembre 1944 à février 1945, pratiquement sans heurts. C’était une expérience vraiment socialiste.

Les camarades monténégrins venaient d’une culture très machiste. Ils en ont beaucoup souffert. Ils disaient : Nous savons bien que c’est égal s’il s’agit d’un homme ou d’une femme, et les femmes doivent aussi s’affirmer au combat, mais c’est vraiment difficile pour nous d’être traités comme ces femmes. Ils y sont parvenus, au moins dans notre hôpital. (Dans les familles, ça ne s’est pas passé aussi bien.) À l’hôpital, les femmes avaient leur mot à dire, elles s’exprimaient mieux. C’est souvent le cas dans des sociétés traditionnelles : quand les femmes peuvent, elles s’en sortent mieux.

Nous savions bien sûr que ça n’allait pas durer éternellement, mais nous avions l’impression – et je l’ai toujours – que la guerre de libération, où l’on s’efforçait de s’émanciper des structures oppressives d’une société encore largement féodale, allait avoir une influence durable sur les personnes. Elles sont devenues des personnes nouvelles, qui savaient vivre dans un collectif sans masquer leurs sentiments ou leur raison. L’expérience a été très gratifiante, même si nous avons perçu que ça ne subsisterait pas.

Dès le début de son livre, Parin dit clairement qu’il ne raconte que ce qu’ils ont vu et vécu ; la mémoire est sélective, « ce qui m’a laissé indifférent est oublié ». Ils sont partis à la recherche d’un socialisme à visage fraternel, n’ont jamais voulu travailler pour le Parti, qui n’a d’ailleurs pas cherché à les enrôler. L’habitude de se passer d’argent se prend vite : quand Paul Parin doit entreprendre un voyage aléatoire pour rejoindre Belgrade, il réalise qu’il n’a pas un sou en poche pour prendre le train ou se nourrir. L’hospitalité va le tirer d’affaire.

L’habitude de faire la guerre ne se perd hélas pas aisément, et les séquelles sont terribles : c’est bientôt la « maladie des partisans », qui de leur lit d’hôpital tirent des grenades imaginaires, rampent, crient d’effroi.

Après la victoire, témoigne Goldy Matthèy, lorsque les Yougoslaves ont commencé à récolter les fruits de leur révolution si indépendante, le résultat a été tragique. Comme s’ils avaient trop saigné et n’avaient pas eu la force de consolider leur propre modèle éprouvé par la guerre, des désirs de pouvoir se sont installés. Bien que le modèle d’autogestion dans l’agriculture et l’industrie soit inscrit dans la Constitution, le Parti (la Ligue des Communistes) ne peut pas renoncer à tenir les rênes du pouvoir. L’expérience stagne.

Ils ont trop saigné, trop versé de sang. Et l’homme nouveau n’est pas encore né. Un jour, Goldy déboule dans la salle d’opération : j’en ai assez, il nous faut partir ! Elle a vu, à l’exercice, un officier s’en prendre à un jeune homme : « Boutonne-toi, on n’est pas à l’étable, ici ! » Le plus grave n’est pas l’insulte, mais le fait que le jeune homme ait obéi en rougissant ; c’est la servitude volontaire que la jeune femme trouve insupportable, plus encore que le commandement arbitraire.

Pour comprendre ce qui s’est passé et comment réhabiliter ces femmes et ces hommes, les Parin vont se faire psychanalystes, dès leur retour en Suisse. La psychanalyse, dit encore Goldy, « c’est la poursuite de la guérilla par d’autres moyens : libérer l’indiscipline et la rébellion chez les individus, pour qu’ils se remettent à vivre et qu’ils reprennent en main leurs propres affaires ».

L’autogestion, un mythe ?

Tito a été confirmé au pouvoir, dès avant la fin de la guerre. En 1948, il rompt avec Staline pour faire de son pays un nouveau modèle, fondé sur l’autogestion. Le pays invite des observateurs étrangers, la plupart admiratifs, reçoit le soutien des mouvements trotskystes, accueille des « brigades » de volontaires dès 19503.

Albert Meister se rend en Yougoslavie dix ans plus tard pour organiser une importante enquête sociologique avec deux équipes, l’une française, l’autre locale. Il en tire un ouvrage de référence, Socialisme et autogestion, l’expérience yougoslave4. Ces années-là, l’idée d’autogestion a fait son chemin dans « les gauches », notamment au sein de la CFDT française et parmi les anarchistes. Le livre de Meister, qui décrit très précisément les modalités de l’autogestion ouvrière, coopérative rurale et sociale, les organisations de contrôle social et le modèle de développement, est largement lu et discuté, c’est devenu le vademecum obligé pour les voyages militants dans le pays. Rétrospectivement, n’a-t-il pas été lu de travers ?

En effet, les conclusions de Meister sont pessimistes. S’il relève le rôle joué par l’autogestion dans la reconstruction du pays, son développement, l’accroissement de son produit intérieur, il constate aussi que le temps des pionniers est déjà révolu et qu’une élite s’est reconstituée.

La mobilisation des premières années [a] cédé la place à l’individualisme, à la concurrence, à la quête de la consommation matérielle, à la dépolitistion et à l’abandon des responsabilités réelles entre les mains de petits groupes de technocrates ou de bureaucrates.5

L’intérêt pour l’expérience yougoslave et les pratiques autogestionnaires se développe néanmoins. Depuis 1965 ou 1966, l’UGAC (Union des groupes anarchistes communistes) organise chaque été un voage d’études dans le pays. J’y ai participé en été 1967, avec Guy Bourgeois et Paul Denais (UGAC), Tocho Mitev (Noir et Rouge), une vingtaine d’autres. Nous avons été reçus, à Ljubiljana, Zagreb et Belgrade, par des comités d’entreprises, la Ligue des communistes, les dits syndicats ; les campeurs français, vêtus de shorts informes et de marcels, trinquaient avec des responsables locaux vestonnés et cravatés, mon compagnon et moi tâchions de nous faire tout petits. Mais nous n’avons pas compris grand-chose, éblouis que nous étions par l’hospitalité généreuse, la fierté de nos interlocuteurs, leur apparente ouverture aux questions de toutes sortes.

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En France, c’est en 1966 qu’est lancée la revue Autogestion, qui paraît sous différents titres jusqu’en 1985. Vingt ans après son premier voyage, Meister s’insurge et propose « d’en terminer une fois pour toutes avec cette sacro-sainte autogestion yougoslave6 ». Il constate en effet que les seules manifestations vivantes sont les grèves contre les nouveaux patrons, et qu’en parler attire vite la répression ; qu’il n’y a aucune politique autogestionnaire sociale ou culturelle ; qu’il n’est pas nécessaire d’aller en Yougoslavie pour voir comment sont traités les squatters ou les intellectuels non conformes ; que « le machisme, la phallocratie et l’antiféminisme » y règnent…

Peu avant ce texte, la revue a changé pour se nommer désormais Autogestions : « L’autogestion est partout, déclarent ses rédactrices et rédacteurs : dans les livres et dans les tracts, dans les têtes et sur les murs. » Ils sont bien optimistes – ou en retard. L’utopie autogestionnaire est en effet passée de mode. Le pluriel témoigne du fait que l’autogestion est désormais mise à toutes les sauces, le terme qualifie toute expérience associative, coopérative, alternative, existentielle… « Après l’arrivée de la gauche au pouvoir, la fortune du terme et de l’idée amorça une décrue rapide7. » Le terme va devenir un fourre-tout, comme en témoigne par exemple l’anthologie démesurée publiée par les éditions Syllepse, en 20208. S’y côtoient les entreprises récupérées d’Argentine, les budgets participatifs au Brésil, les conseils ouvriers des années 1920 et les collectivisations espagnoles, des textes marxistes classiques saupoudrés d’un peu de Castoriadis ou de Gaston Leval, des coopératives en veux-tu en voilà ; la Yougoslavie y tient un rôle négligeable, Albert Meister y est à peine évoqué.

La fin des utopies

Les changements annoncés par la mort de Tito en 1980, bien perçus par Meister, vont déboucher sur le pire des conflits armés : guerre fratricide, épuration ethnique, retour des anciens démons fascistes, destructions culturelles, travestissement de l’histoire et des langues.

Yvon Bourdet a avancé de façon convaincante que [l’autogestion en Yougoslavie] avait été instaurée, par un déplacement d’accentuation, pour contribuer à apaiser les conflits nationaux. Dans ce registre, il a également établi des liens entre l’autogestion et l’autonomie nationale culturelle telle qu’elle était préconisée par les austro-marxistes.9

On ne peut pas dire que ça ait réussi.

C’est au tour de Parin de s’insurger : encore du sang versé ! Et surtout le retour d’une forme de fascisme10. L’anomie qu’a décrite Meister a suscité la soumission à un chef et à une idéologie rassembleuse, mais monstrueuse. Les tensions entre les « nations » yougoslaves n’ont jamais été résolues, même pendant la guerre des partisans, reconnaît Parin ; mais comment en sont-elles arrivées à ce point ?

100 Affiche Jacques s’ennuie, Bruxelles, Alternative libertaire, 1984 (détail).

Depuis la constitution de l’armée des partisans, le droit à la sécession des « nationalités » yougoslaves a été reconnu, il est répété dans la constitution de 1974 avec l’adoption de la décentralisation (six républiques et deux régions autonomes). Mais cela se révèle vite factice : la Ligue des communistes désigne les gouvernements des républiques ; déjà en 1971, le pouvoir central a réprimé le « printemps croate » et imposé des cadres serbes et monténégrins. Le Kosovo n’a d’autonome que le nom, car par malheur c’est là que se situe le Champ des merles, lieu mythique de l’identité serbe rappelant la bataille de 1389 entre Ottomans et chrétiens. Les milliers de chômeurs embauchés comme figurants pour un film qui reconstituait cette prétendue heure de gloire, en 1989, ont sans transition été recrutés pour l’armée serbe. On sait ce qu’il en est advenu ; du côté de la Croatie ultranationaliste de l’époque, ce n’est pas mieux. Il faut défendre l’ethnie à tout prix, même contre des ennemis fantasmés : Milosevic et Tudjman font de la haine une institution, de l’imaginaire mythique une idéologie fasciste ; en Bosnie Izetbegovic semble leur rendre la pareille. Et les populations, qui ont obéi à leurs prédecesseurs depuis deux générations, sont sensibles à ces discours, les foyers de résistance sont rares, les déserteurs isolés et sans soutien.

Les pays de l’ancienne Yougoslavie se sont à nouveau ouverts au tourisme. On peut y aller sans crainte, il n’y a rien à y voir, hormis la clarté de la mer et du ciel. Mais Albert Meister n’a jamais cessé de défendre le projet autogestionnaire, parfois sous forme romancée11, Goldy et Paul Parin ont toujours milité pour un socialisme à visage fraternel. L’échec d’une utopie n’est pas l’échec de l’utopie.

Marianne Enckell


  1. Paul Parin, Es is Krieg und wir gehen hin: Bei den jugoslawischen Partisanen [1991], Mandelbaum Verlag, 2020. 

  2. Accessible en ligne (en allemand) sur le site anarchismus.at/ 

  3. Frank Georgi, L’autogestion en chantier : les gauches françaises et le « modèle » yougoslave, 1948-1991, Nancy, Arbre bleu, 2018. 

  4. Seuil, collection Esprit, 1964. 

  5. Frank Georgi, op. cit., p. 237. 

  6. Albert Meister, « Pour en finir avec l’autogestion yougoslave », Autogestions 6, 1981. 

  7. Claudie Weill, « La revue Autogestion comme observatoire des mouvements d’émancipation », L’Homme et la société, 132-133, 1999. 

  8. Autogestion. L’encyclopédie internationale, Syllepse, 2018, 9 vol. en téléchargement gratuit. 

  9. Claudie Weill, art. cit. 

  10. « Ex-Jugoslawien: vom National-Kommunismus zum “National-Sozialismus” », Widerspruch 15, 1995. 

  11. Gustave Affeulpin (pseudonyme), La soi-disant utopie du centre Beaubourg, Paris, 1976, nelle éd. 2010. 

Petite fable à propos de l’éradication définitive de l’anarchisme Utopie, préfiguration et révolution chez Gustav Landauer