R. R. Cèdre
C'était pas censé être nous, l'ultra-gauche ? Il n'est pas nécessaire d'avoir attendu qu’en juin 2022 les porte-parole du gouvernement macroniste qualifient la Nupes « d'anarchistes d'extrême gauche » pour se rendre compte à quel point les catégories politiques du XXe siècle sont aujourd’hui chaque jour plus vides de sens. Si l'on peut qualifier ainsi la Nupes, composée entre autres de partis institutionnels capitalismo-compatibles et fort peu révolutionnaires que sont le Parti socialiste et Europe écologie, et menée par un ancien du PS, comment qualifier ce qui la dépasse par la gauche ? Dans un élan ironique étaient ainsi nés sur Twitter les mots d’ultra-gauche, puis de méga-gauche, voire de giga-gauche, tragiquement repris au premier degré par la droite.
En 2020, Libération consacre un article à l’ultra-gauche suite à une saillie de Jean-Michel Blanquer, dans lequel on peut lire quelques extraits de tweets : « Mais c'était pas censé être nous, l'ultra-gauche », a ironisé sur Twitter le média d'extrême gauche Lundi matin. « Si tout devient ultra-gauche, il va falloir inventer de nouveaux termes pour s'y retrouver : super-extra-gauche, méga-gauche, über-gauche, archi-gauche, hyper-gauche », a suggéré le chercheur Mathieu Triclot.
Les sources sont parlantes : ces termes viennent de Twitter, on ne peut les comprendre que dans le ton de la plateforme de micro-blogging, où la parole politique n’est pas détachée d’un divertissement fortement autoréférentiel typique de l’oiseau bleu. L’information sur Twitter partage les caractéristiques principales des memes : forte viralité, diffusion par les pairs plutôt que verticale, humour décalé et parodique.
Rappelons que les memes sont des éléments (souvent une image accompagnée d’une légende, mais pas toujours) définis par leur propagation sur le web, qui s’enrichissent au fil des reprises de connotations multiples, parodies et déclinaisons. Le déchiffrement de ces diverses connotations fait l’enjeu divertissant de ce phénomène qualifié par wikipédia de « culture visuelle autonome ».
Si la giga-gauche et consorts sont donc des termes premièrement sarcastiques, ils démontrent le glissement de la fenêtre d’Overton réalisé dans les médias depuis une dizaine d’années, grâce entre autres aux politiques de droite menées par la gauche socialiste de Hollande, à l’essor des chaînes privées d’information en continu détenues par des milliardaires réactionnaires ou à des politiciens comme Manuel Valls et, plus tard, l’ensemble du gouvernement macroniste, qui reprennent et légitiment le vocabulaire et la rhétorique naguère employés uniquement par l’extrême droite : islamogauchisme, ensauvagement, ou plus récemment wokisme (les exemples ne manquent pas).
Dans ce contexte, les années 2020-2021 voient naître la « gauche laser ».
Apparemment la première occurrence des yeux lasers, sur une photo de la pentathlète Annika Schleu qui avait fait parler d’elle aux Jeux Olympiques de Tokyo pour avoir maltraité son cheval. Le cheval porte les yeux rouges et un ensemble de mots d’ordre existant sur Twitter propagés par des comptes anticapitalistes.
Phénomène uniquement circonscrit à Twitter, la « gauche laser » rassemble des comptes hétéroclites qui vont signifier leur appartenance à cette communauté par une modification de leur photo de profil, en lui ajoutant des « yeux laser » rouges à la Terminator. Repris par quelques comptes connus comme celui du vidéaste d’analyse politique issu du milieu du jeu vidéo Usul (aujourd’hui chez Mediapart), les yeux rouges sont surtout portés par de petits comptes militants non affiliés à un parti politique, parmi lesquels on retrouve des sensibilités très variées qu’il est difficile de définir. Les valeurs mises en avant sont en tout cas antifascistes, anticapitalistes, antiracistes et antisexistes. Cette communauté en ligne ne va d’ailleurs pas survivre à une tentative de définition.
La gauche laser s’est vite illustrée dans une dispute twitter avec le milieu zététicien. Un contenu assez populaire sur Twitter et Youtube est la vulgarisation de la zététique. Plusieurs de ses acteurs les plus connus sont régulièrement critiqués pour leur manque de recul sur leurs propres biais et leur non-reconnaissance de la théorie du savoir situé et d’importants pans des sciences sociales, ce qui est un peu gênant quand on produit du contenu sur les biais cognitifs, l’esprit critique et la production de scientificité… Parmi les comptes critiques figurent un certain nombre de personnes qui vont rejoindre la tendance alors dite des #YeuxLasers. Cette visibilité a poussé certains zététiciens à considérer qu’ils subissaient un harcèlement organisé, dispute vite montée en épingle quand des zététiciens comparent les yeux lasers à une « étoile jaune inversée ». Les accusations fusent, de pureté militante d’un côté, de confusionnisme de l’autre. Des débats qui ont précédé et qui vont survivre à la gauche laser.
Courant 2021, Twitter implémente un nouvel outil, les « spaces », des salons de conversation vocale pouvant réunir plusieurs centaines de twittos. Ils seront largement utilisés pour discuter de la campagne présidentielle entre particuliers, dans des lives nocturnes de plusieurs heures dont il ne subsiste aucun enregistrement. Les seules traces sont les tweets écrits par les participantes et participants au fil des discussions : les remarques, les notes de bas de page. Difficile donc, des mois après, de retrouver le détail des échanges ayant mené à la déréliction de de la gauche laser.
La nuit du 31 décembre 2021 a lieu le #SpaceGaucheLaser, qui va durer plus de neuf heures. Les valeurs antifascistes, anticapitalistes, antiracistes et antisexistes se heurtent aux divergences d’organisation politique (avec ou sans État), à des différences de méthode (question du pacifisme) mais surtout à des différends anciens entre des organisations dont certains participants se revendiquent : on peut encore lire des réactions face à ce qui est qualifié de « catéchisme trotskiste », ou les accusations de communistes accusant les anarchistes de trahir, anarchistes répliquant que ce sont les communistes qui ont toujours trahi les anarchistes et non l’inverse. Répétition de l’histoire ? Après ce space, les yeux laser disparaissent peu à peu des photos de profil, même si on peut encore parfois en retrouver… dans certains memes.
Si les yeux rouges sont éternels, car telle est la destinée des memes, la gauche laser n'a pas laissé de traces construites, probablement car elle ne s’est jamais véritablement considérée sérieusement. De timides tentatives de se regrouper pour réaliser des actions ont été envisagées mais elles ne semblent pas avoir abouti. Ironiquement, ceux qui ont mis en ligne des formats durables pour en parler sont principalement des blogueurs et vidéastes web d'extrême droite.
D’autres mots d’ordre nés sur Twitter ont débordé du web et sont devenus des vecteurs de transformation sociale en forçant une reconfiguration du discours médiatique, comme #BlackLivesMatter ou #MeToo. N’en déplaise à ses détracteurs, la gauche laser n’a cependant jamais été plus qu’un espace de socialisation en ligne ne rassemblant que quelques petites centaines de personnes où il est entendu que certaines valeurs sont partagées. Un signe de ralliement éphémère qui finalement, a su se conserver comme source de divertissement.
Si le ralliement des Verts à la Nupes a pour certains « scellé l’existence de la gauche pastèque »1 (vert à l’extérieur mais rouge à l’intérieur), les twittos de l’ancienne gauche laser poursuivent leurs propositions. Une fausse élection #Gauche2022 a ainsi rassemblé des propositions de partis tels que le Rassemblement France-Wallonie 4e internationale, la Gauche Loutre, Homosexualité et Fromage ou encore la Ligue anarcho-socialiste égalitaire révolutionnaire gramsciste adelphique multi-ethnique (lasergame).
Rafaelle Gandini-Miletto
Mouvement straight edge, sobriété radicale et anarchisme Transversale