Le Grand Refus poétique

Le Grand Refus poétique

Joël Gayraud

Selon une légende tenace, le surréalisme serait politiquement lié au mouvement trotskiste. Cette allégation prend racine dans la fameuse rencontre entre André Breton et Léon Trotsky à Mexico en mai 1938 ou s’autorise de l’adhésion de Benjamin Péret à des groupes d’obédience trotskiste à partir de 19311. Mais ce rapprochement et ces ralliements ne prirent jamais la forme d’un assujettissement partisan, et Breton comme Péret ont eu à cœur de garder en toutes circonstances leur indépendance intellectuelle et morale. À cet égard, il convient tout d’abord de rappeler que, devant la menace stalinienne grandissante et la bureaucratisation des organisations ouvrières en Catalogne, Péret, soucieux de poursuivre le combat révolutionnaire, s’engage aux côtés des anarchistes dans le bataillon Nestor Makhno de la colonne Durruti. Et c’est tout logiquement qu’après la Seconde Guerre mondiale, en 1948, il rompra avec la 4e internationale, considérant que la définition trotskiste de l’URSS comme « État ouvrier dégénéré » n’est depuis longtemps plus tenable et que le prétendu régime soviétique n’est rien d’autre qu’un capitalisme d’État2.

Quant à la rencontre entre Breton et Trotsky, on sait qu’elle débouchera sur la rédaction commune du manifeste Pour un art révolutionnaire indépendant3, directement dirigé contre la doctrine jdanovienne du réalisme socialiste et la mise au pas de toute activité intellectuelle autonome en URSS. À la formule « toute licence en art », proposée par Breton et acceptée sans réserve par Trotsky, s’ajoute cette précision que « pour la création intellectuelle » la révolution « doit dès le début même établir et assurer un régime anarchiste de liberté individuelle ». Si, dans le reste du texte, les principes étatistes léninistes, dont nul ne peut plus ignorer qu’ils ont été dès l’origine la cause de l’involution du processus révolutionnaire, demeurent implicitement inaltérés, cette concession majeure faite à l’anarchisme de la part du boucher de Cronstadt et de la Makhnovchtchina mérite d’être soulignée.

Quoi qu’il en soit, s’il est indéniable que la personne de Trotsky a durablement fasciné Breton, celui-ci prendra bientôt une distance radicale et définitive avec le marxisme, tant comme interprétation du monde que comme pratique subversive visant à le transformer. Dès 1942, la première phrase des Prolégomènes à un troisième manifeste du surréalisme ou non4 donne le ton : « Sans doute y a-t-il trop de nord en moi pour que je sois jamais l’homme de la pleine adhésion. » Et, quelques lignes plus loin, on peut lire ce qui sonne comme une magnifique déclaration d’individualisme libertaire pondérée d’une dose de pessimisme historique bien plus salutaire que la niaiserie des « lendemains qui chantent » : « Plus que jamais en 1942, l’opposition demande à être fortifiée dans son principe. Toutes les idées qui triomphent courent à leur perte. Il faut absolument convaincre l’homme qu’une fois acquis le consentement général sur un sujet, la résistance individuelle est la seule clé de la prison. » Cette défiance à l’égard de l’esprit de parti et de tout ce qui tend à imposer la dictature du collectif, fût-ce sous la forme molle du consensus ou de l’instinct de troupeau, sera par la suite maintes fois réitérée chez l’auteur des Manifestes. N’écrira-t-il pas un compte rendu élogieux de la Note sur la suppression générale des partis politiques de Simone Weil, dont il n’ignorait pourtant pas la conversion mystique5 ? Et l’on sait combien il exécrait le terme, si en vogue après la guerre, d’« engagement ». Il en est résulté que, dans l’histoire désormais centenaire du surréalisme, le cheminement parallèle aux positions marxistes, orthodoxes puis oppositionnelles, inauguré en 1925 par la déclaration La Révolution d’abord et toujours6, n’aura duré qu’un peu plus de quinze ans.

C’est donc tout naturellement que, dans sa recherche d’une alternative au socialisme dit « scientifique » dont l’échec historique est patent, Breton va se tourner, à l’époque de son exil, vers les socialistes utopiques, Saint-Simon, le père Enfantin, mais surtout Charles Fourier, dont l’exubérance visionnaire ne pouvait que le séduire. Par bonheur, il découvre à New York les six volumes de ses œuvres7 qui l’accompagneront, durant l’été 1945, au cours d’un voyage à travers le sud des États-Unis où il rend visite aux Indiens Hopi en Arizona. Il entreprend alors d’écrire l’un de ses plus beaux poèmes, l’Ode à Charles Fourier, où, après avoir exposé, en un geste unique de subversion poétique du genre didactique, le système du théoricien de l’attraction passionnelle, il en fait figurer le principe libertaire au point d’orgue : « Au grand scandale des uns sous l'œil à peine moins sévère des autres soulevant son poids d’ailes ta liberté. »

Entre-temps, à la suite de sa rencontre avec Elisa Claro, Breton avait écrit Arcane 17, essai poétique et autobiographique, où il fait part de son attachement sensible à l’anarchie à travers deux souvenirs. Le premier, remontant à ses 17 ans, se rapporte à une manifestation populaire organisée en 1913 sur la butte du Chapeau-Rouge, à la limite du Pré-Saint-Gervais, contre le projet de loi Barthou instituant un service militaire de trois ans. Il évoque l’intense émotion qui le saisit lorsqu’il voit que la « mer flamboyante » des drapeaux rouges « s’est trouée », « par places peu nombreuses », d’un « envol de drapeaux noirs » ; et d’ajouter :

Les nouvelles générations ont peine à se représenter un spectacle comme celui d’alors. Toutes sortes de déchirements au sein du prolétariat ne s’étaient pas encore produits. Le flambeau de la Commune de Paris était loin d’être éteint, il y avait là bien des mains qui l’avaient tenu […] Autour des drapeaux noirs, certes, les ravages physiques étaient plus sensibles, mais la passion avait vraiment foré certains yeux, y avait laissé des points d’incandescence inoubliables.

Le second souvenir, amené par le premier, remonte à son enfance, et a suscité chez lui un ébranlement déterminant8 :

 Je n'oublierai jamais la détente, l'exaltation et la fierté que me causa, une des toutes premières fois qu'enfant on me mena dans un cimetière – parmi tant de monuments funéraires déprimants ou ridicules – la découverte d'une simple table de granit gravée en capitales rouges de la superbe devise : ni dieu ni maître. 

Il convient ici de rappeler que Breton, né en 1896, a vécu ses années de jeunesse dans un immédiat avant-guerre qui vibrait encore de cet anarchisme souvent moins politique qu’existentiel dont les braises n’avaient cessé de couver sous les cendres encore chaudes de la Commune. Si, en milieu ouvrier, l'idéal anarchiste, malgré les actions du syndicalisme révolutionnaire, avait été battu en brèche par la social-démocratie, il ne s’était pas moins maintenu en pleine vigueur parmi les intellectuels et les artistes : qu’il suffise d'évoquer, entre autres, chez les peintres, les noms de Pissarro, Signac, Vallotton, Maximilien Luce, chez les écrivains, Octave Mirbeau, Paul Adam, Jean Lombard, Élisée Reclus, Georges Darien, chez les poètes, Laurent Tailhade, Pierre Quillard et la plupart des symbolistes dont Mallarmé lui-même qui, appelé à témoigner en faveur de son ami Félix Fénéon au procès des Trente, affirma devant le tribunal : « Les anarchistes sont des anges de pureté ». On ne peut comprendre en profondeur la pensée et la poésie de Breton si l’on ne les ramène pas au contexte de cette phase finale du symbolisme dont l’Anarchie restait la référence philosophique, voire mythique, implicite. Preuve en est son attachement réitéré jusqu’à la fin de sa vie au Livre de Monelle de Marcel Schwob dont les déchirantes Paroles incendiaires constituaient pour lui « un admirable manifeste libertaire, écrit en termes bouleversants »9.

C'est cet idéal de jeunesse qui anime désormais la vision politique de Breton après son retour en France en 1946 et qu’il communique au groupe reconstitué alors avec plusieurs nouveaux arrivants10. Dès 1947 le tract surréaliste Liberté est un mot vietnamien est reproduit dans Le Libertaire, organe de la fédération anarchiste, qui publiera également deux discours de Breton11 et des textes de Péret, mais surtout accueillera à partir d’octobre 1951 une série de 31 « billets surréalistes », rédigés par onze membres du groupe. Parmi ces billets figure La Claire tour (référence explicite à la Ballade Solness12 de Laurent Tailhade) où Breton précise les positions des surréalistes par rapport à l'anarchisme13 :

Où le surréalisme s’est pour la première fois reconnu, bien avant de se définir à lui-même et quand il n’était encore qu’association libre entre individus rejetant spontanément et en bloc les contraintes sociales et morales de leur temps, c’est dans le miroir noir de l’anarchisme. […] Les surréalistes ont vécu alors sur la conviction que la révolution sociale étendue à tous les pays ne pouvait manquer de promouvoir un monde libertaire, d'aucuns disent un monde surréaliste, mais c'est le même. 

Cependant la collaboration des surréalistes au Libertaire ne dura qu’un peu plus d’un an, jusqu’en janvier 1953, tant en raison de la caution donnée par les anarchistes au livre d’Albert Camus, L’Homme révolté, dans lequel le philosophe, incapable de saisir la puissance subversive des écrits de Sade et de Lautréamont, les jugeait à l’aune d’un moralisme de sacristie, que des manœuvres bureaucratiques de certains militants, qui allaient bientôt procéder à l’éclatement de la Fédération anarchiste14.

La rupture des rapports organisationnels n’a pas pour autant altéré le tournant radicalement libertaire du surréalisme pris du vivant de Breton. Par exemple, lorsqu’aux élections présidentielles de 1965, les trotskistes font un appel du pied aux surréalistes en faveur d'un hypothétique « front ouvrier », ceux-ci leur répondent de façon cinglante en leur rappelant qu’à l'égard du régime parlementaire leur « position a toujours été et continue d'être à cette heure la position libertaire » : « Nous ne voyons nullement l'intérêt, pour la classe ouvrière, de cautionner le régime bourgeois en se prêtant au rythme de l'isoloir comme elle le fait régulièrement15. » En outre, il est à noter qu’en juillet 1966, le premier tract du tout jeune groupe surréaliste de Chicago exalte la « révolte absolue » et se réclame explicitement de la tradition anarchiste, position partagée depuis lors par l’ensemble de la constellation surréaliste à travers le monde16. Cela dit, on ne saurait passer sous silence qu’à la fin des années 1960 des tentations pro-castristes se sont manifestées dans le groupe de Paris, mais elles n’ont pu le faire qu’après la mort d’André Breton. En témoigne, en novembre 1967, le tract Pour Cuba, qui marque une allégeance ahurissante à la politique de Castro, exemple d’aveuglement idéologique rare chez les surréalistes, habituellement beaucoup plus clairvoyants. Il est à l’honneur de la peintre tchèque Toyen, restée fidèle jusqu’au bout aux convictions libertaires de sa jeunesse, d’avoir refusé de le signer.

Comme on commence à le savoir, après le coup de force minoritaire de Jean Schuster et de ses acolytes qui ont proclamé la dissolution du groupe surréaliste de Paris en 1969, celui-ci s’est maintenu et a poursuivi ses activités jusqu’à nos jours. Dans les revues et déclarations collectives publiées tout au long de ces années17, la parole libertaire de révolte contre tous les pouvoirs dans toutes les sphères, fussent-elles les plus intimes, de la société, n’a cessé de retentir. Tant il est vrai que c’est dans le « miroir noir » de l'anarchie que se révèlent, en leur plus vive intensité, les rêves de transformation du monde, de refonte de l’entendement humain et de réenchantement de la vie que n’a cessé de nourrir le surréalisme.

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L’esprit libertaire des non-conformistes des années trente À quoi bon être anarchiste ?