Mettre le sauvage à sa place ?

Mettre le sauvage à sa place ?

Monique Rouillé-Boireau

La conjoncture actuelle, caractérisée par un regain de manifestations politiques inédites dans un cadre de gouvernementalité néo-libérale dépolitisante, est peut-être une opportunité pour repenser ce qu’il en est de la « démocratie sauvage », et de son intérêt aujourd’hui.

Cette notion a déjà été beaucoup discutée, bien qu’elle n’occupe qu’une place restreinte dans l’œuvre de Claude Lefort, sans doute grâce à la séduction exercée par ses connotations libertaires d’effervescence, d’intempestif, de brèche ; la rareté de son emploi – une petite demi-douzaine d’occurrences – a renforcé son aspect énigmatique, et favorisé la glose interprétative. Entre lectures libertaires ou libérales, c’est la complexité mais aussi l’ambivalence de la pensée de C. Lefort qui se manifeste là.

On le sait, c’est en analysant ce qui s’est joué dans le basculement totalitaire, que C. Lefort a mesuré ce qu’il peut en être de la démocratie dans la modernité. Il a vu dans le phénomène totalitaire, non pas l’excès de politique dénoncé par la critique conservatrice et libérale1, mais l’abolition du politique, comme milieu, c’est-à-dire la suppression de ses conditions de possibilité. Il a explicité une dimension peu explorée de la modernité démocratique, la dimension nécessairement symbolique du politique, et c’est ainsi qu’il a pensé la démocratie comme « forme » du social. C’est dans ce creuset que cette notion de « démocratie sauvage » a pris naissance.

Dans les années 1970, début 1980, le plaidoyer lefortien pour la dynamique illimitée des droits comme cœur même de la démocratie, paraissait en rupture avec la frilosité libérale et conservatrice qui gagnait la sphère politico-intellectuelle, et pouvait aussi être investi dans un sens radical par une génération en train de faire le « deuil des illusions » d’une coupure révolutionnaire et du prolétariat comme sujet politique. C. Lefort lui-même pouvait inciter à cette lecture2 :

La passion qui m’habitait autrefois ne m’est pas devenue étrangère. Il me semble à présent plus vigoureux, plus audacieux, plus fidèle à mon premier mouvement, ou d’un mot usé, perverti, mais irremplaçable, plus révolutionnaire de m’attacher à une idée libertaire de la démocratie que de poursuivre le rêve du communisme comme s’il pouvait se défaire du cauchemar totalitaire.3 

Mais à partir des années 1980-1990, C. Lefort fait moins référence à la « démocratie sauvage », et son œuvre paraît empreinte d’un certain retour au libéralisme. En notant cela, c’est de l’évolution de C. Lefort dont on parle, et pas de l’ambiguïté du terme « sauvage ». Il ne précise pas d’ailleurs ce qu’il entend par « une idée libertaire de la démocratie », ce qui favorise la pluralité des interprétations.

Ainsi, dans un récent numéro d’Esprit4, A. Chollet plaide pour une interprétation clairement libertaire de l’œuvre de Lefort, J. Y. Pranchères y voit une lecture radicale des droits, tandis que E. Balibar, en fait possiblement une légitimation sophistiquée du parlementarisme.

Je voudrais ici interroger cette notion, à l’écart du champ idéologique libéral/libertaire. Je pense qu’il y a une ambivalence constitutive dans ce terme, qui tient à la conception lefortienne même de la démocratie, prise comme « envers » du totalitarisme. Ce que je veux m’attacher à montrer ici, c’est que la notion de « sauvage » ne prend son sens qu’à l’intérieur de la logique interne de la théorisation lefortienne, et qu’elle ne renvoie pas à un agir politique, « sauvage », entendu comme exercice d’une démocratie directe radicale, comme mise en œuvre de l’autonomie du peuple.

Je reprendrai quelques thèmes clés de la construction lefortienne : l’indétermination, la division du social, la question du corps (l’UN), pour repréciser la tension entre l’élan démocratique et la nécessité de la loi, de l’État, et je rappellerai ensuite les prolongements libertaires donnés à cette notion par M. Abensour avec la « démocratie insurgeante ». Je m’interrogerai enfin sur l’intérêt pour nous aujourd’hui de la « démocratie sauvage ».

La division originaire et l’indétermination

L’intérêt considérable de l’œuvre de C. Lefort est d’avoir mis au départ de toute réflexion sur la démocratie moderne l’absence de fondements, la fin des référents religieux ou naturels pour fonder l’ordre politique, ce qui colore différemment les notions modernes de souveraineté et d’autonomie. C’est à partir de ce qu’il analyse comme un fantastique déni de la division, une tentative de refaire du corps dans l’expérience totalitaire, que Lefort construit sa théorie, le fantasme de l’UN venant, dit-il, recouvrir la division, et nier la conflictualité inhérente au social.

La condition structurelle du politique dans la modernité, c’est d’être indéterminée, indétermination qui se situe dans la dimension symbolique : précisons bien qu’il s’agit en effet de la condition politique moderne, et non pas d’un trait de la vie démocratique5. En effet cette indétermination signifie que le social s’ouvre à lui-même dans une ouverture qu’il ne fait pas. Le social étant indéterminé, sans fondements, il ne s’appréhende qu’à travers une instance autre, qui est condition de son émergence même. C’est-à-dire qu’il y a nécessité d’un tiers symbolique, sans quoi le social perdrait son opacité structurelle ; or il est « énigmatique » parce qu’il ne coïncide jamais directement avec lui-même, il y a des possibles, de la pluralité, des clivages, et aussi la temporalité, l’historicité.

Par démocratie, dit-il, « j’entends, beaucoup plus qu’un système d’institutions, je l’ai déjà signalé, une matrice symbolique des rapports sociaux. »6 Le politique est pour lui une mise en forme, en scène et en sens du social, la condition de son rapport à soi du social si l’on veut, et pour qu’il reste démocratique, il faut que la division originaire ne soit pas occultée, que le fantasme de l’incarnation, de l’UN, de « refaire du corps » comme il dira à de multiples reprises, soit écarté. Et il précise par là même un rôle occulté de l’État, du pouvoir :

On ne veut pas savoir que là où émerge la question de l’institution du social, l’État se trouve investi d’une fonction nouvelle, mais que simultanément, la société demeure soumise à une indétermination radicale, qu’elle est exposée aux effets de sa division, qu’elle fait droit au possible, qu’elle ne cesse de véhiculer une expérience de l’autre.7 

Tout l’intérêt de C. Lefort réside dans l’explicitation de cette dimension inapparente des sociétés démocratiques modernes : si l’institutionnel peut être appréhendé empiriquement, le symbolique, lui, est invisible, mais c’est l’articulation qui permet l’appréhension de ce qui se donne comme réel. On a là l’exposé de la division originaire du social. Cette division se distingue de l’opposition libérale État / Société civile :

L’idée d’une scission, si souvent invoquée entre la sphère de l’État et celle de la société civile, paraît brouiller plutôt qu’éclairer les traits du phénomène démocratique. Elle empêche de repérer une configuration générale des rapports sociaux dans laquelle sont rendues sensibles la diversité et les oppositions.8

Il ne faudrait pas déduire de cette phrase, que C. Lefort se pose en critique du libéralisme ; ce qu’il dit là, c’est simplement qu’il ne se situe pas dans la même dimension d’analyse : le libéralisme renvoie à une séparation de l’État et de la société, garantie par les institutions de l’État de droit. Lui se situe dans la « forme » d’une société démocratique, forme dans laquelle la division est constitutive de l’unité même de la société.

La légitimation du conflit purement politique contient le principe d’une légitimité du conflit social sous toutes ses formes.9

On est dans le symbolique et pas dans le juridique. C’est là l’essentiel de la compréhension du politique dans la modernité, et sans doute du « sauvage » de la démocratie.

Cette interprétation ne semble pas infidèle à la pensée de C. Lefort, car quand il précise le sens de ce « sauvage », il se réfère bien à un phénomène symbolique :

Il est vrai que la démocratie en quelque sorte personne n’en détient la formule et qu’elle est plus profondément elle-même en étant démocratie sauvage. C’est peut-être là ce qui fait son essence ; dès lors qu’il n’y a pas une référence dernière à partir de laquelle l’ordre social puisse être conçu et fixé, cet ordre social est constamment en quête de ses fondements, de sa légitimité et c’est dans la contestation ou dans la revendication de ceux qui sont exclus des bénéfices de la démocratie que celle-ci trouve son ressort le plus efficace.10

Il ne faut donc pas se méprendre sur ce que C. Lefort dit du sauvage : c’est une condition de la démocratie moderne, car si cette division originaire est recouverte, on est dans un risque totalitaire ; mais ce « sauvage », redisons-le, ne renvoie pas à un élément de l’action politique instituante. Il y a toujours indétermination comme fait moderne, tant que l’État n’est pas venu recouvrir la société, mais il n’y a là rien de nécessairement « sauvage » en tant qu’expression de mouvements populaires visant à l’autonomie, à la création d’un nouvel ordre.

Division originaire et conflits de société

Or s’il semble clair que la division originaire ne peut que renvoyer à une société clivée, divisée, plurielle, comment se manifestent et se pensent ces divisions ? Comment s’articule la division originaire et la division interne à la société, c’est-à-dire les conflits ? Là va se préciser le sens de cette « démocratie sauvage ».

Lefort trouve dans le sillage machiavélien de l’opposition des Grands et du Peuple, une manifestation de cette division originaire. L’accent est mis sur la dissymétrie du désir des grands et du peuple : dominer, ne pas être dominé. On retrouve donc là un foyer fécond de contestation permanente, car ce qui garantit le maintien de la division, la permanence du conflit, la conflictualité à l’infini, c’est que le peuple est censé ne jamais vouloir détenir le pouvoir, et que sa domination par les grands entraîne sa contestation permanente. En effet le désir du Peuple étant « sans objet », il est l’opération de la négativité, interdisant la clôture du social sur lui-même, puisque ce conflit est indépassable. Donc C. Lefort trouve là de quoi transposer dans le social les principes de la division symbolique originaire puisque le désir de liberté du peuple ouvre au politique, à la démocratie comme tumulte, qui interdit toute fixation dans un pouvoir censé incarner l’origine.

Ce désir de liberté vient, en effet, mettre en question le caractère légitime de la loi instituée, révélant qu’elle pourrait être autre ; il atteste du caractère arbitraire de la loi. D’où le lien entre liberté et loi, la loi instituée étant toujours susceptible d’être contestée, l’ordre ne peut qu’être lié au désordre, dans un mouvement infini :

37 Paul Hudson

La loi ne doit pas se comprendre comme ce qui vient éteindre les foyers de conflit, mais comme ce qui prend naissance à partir du désir de liberté, impliquant que le conflit forme la dimension dans laquelle la loi s’institue.11 

C. Lefort nous dit donc que la liberté vient, non de la constitution qui la garantit, mais du conflit, de la désunion, de la lutte, mais aussi que l’ordre, la stabilité sont engendrés, moins par les bonnes institutions, que par la loi qui est liée à la dynamique permanente du conflit ; la loi articule alors liberté et domination, puisque la domination est tenue de faire accueil à la liberté. Pour C. Lefort, le peuple est ainsi le vrai gardien de la loi.

On pourrait ne voir là que le bouillonnement de l’instituant. On voit en effet ce qu’il peut y avoir de « sauvage » dans cette acception, en ce sens, que la conflictualité est toujours réactivée, alimentée. Mais le souci c’est que ce « sauvage » ne prend sens que de son rapport à l’institué et à la loi.

C’est aussi une forme de stabilité qui est visée par C. Lefort, puisque cette mise en scène répétée de la division première, du conflit, produit immanquablement de nouvelles règles, un nouvel ordre. Que devient-il alors du sauvage ? Il se réduit à être renouvellement à l’infini de la contestation, entraînant remise en cause de l’institué et fixation de nouvelles normes. On mesure là l’ambiguïté du terme, car ce processus peut ressembler au fonctionnement des institutions libérales d’une démocratie où existent pluralisme et compétition. Cette effervescence démocratique - plus efficace au fond que la constitution comme moyen de stabilité – nous renvoie finalement au cadre d’une démocratie libérale intelligente. Par le truchement de la conjonction du désir de liberté et de la loi, on peut penser le politique comme fondé sur un conflit permanent, et en faire une forme quasiment stabilisée, dans un cadre institutionnel inchangé. De plus, ce mouvement, cette dynamique qui équivaut à la coïncidence de l’ordre de la cité et de sa contestation, supposerait que le pouvoir prenne réellement en compte ces désirs et modifie en conséquence les lois. Ce qui est loin d’être assuré…

La psychanalyse

La coïncidence lefortienne de la liberté et de la loi renvoie aussi à ses références à la psychanalyse, et sans doute, ces deux références, machiavéliennes et lacaniennes, se renforcent-elles plus qu’elles ne s’opposent.

Dans un entretien donné à « L’Anti-Mythes »12, Lefort explicite de façon très claire son rapport à la psychanalyse. Il fait litière rapidement de l’idée qu’il pourrait y avoir transposition simple de concepts freudiens concernant le sujet, au champ de la société.

On ne peut rabattre l’explication d’un champ sur un autre […], il n’y a pas de recouvrement possible.

Mais il n’y a pas non plus une séparation « en soi » entre le psychique et le social qui commanderait une séparation des modes de connaissance. Et il continue :

Le pouvoir est une dimension de toute expérience humaine. Pourquoi donc s’étonnerait-on, qu’avec la démarche de Freud, se laisse appréhender un rapport au pouvoir comme tel et que nous ne puissions plus nous priver de le penser quand nous interrogeons le politique ? […] Nous sommes induits à penser d’une façon générale la différence du réel et du symbolique… et nous sommes renvoyés d’une façon singulière à l’expérience politique.13

Donc, C. Lefort reconnaît qu’il y a une « matrice symbolique freudienne du pouvoir » qui renvoie à d’autres champs, dont celui de la politique. Certains n’ont pas manqué de voir dans son insistance sur la division et sur l’idée de liberté dans la loi, la référence au « sujet clivé » comme emblématique de cette division, et dans la référence à la Loi comme structurante14, une influence lacanienne.

Les travaux de P. Colonna d’Istria et N. Poirier15 précisent ce parallèle entre le sujet et la société dans les analyses de C. Lefort : Le sujet se construit sur la base d’un conflit structurel par l’intermédiaire d’une loi, qui brise son désir de fusion ; de même, le social est une réalité clivée bâtie sur le principe d’une division constitutive, qui ne peut advenir à elle-même que si elle parvient à renoncer à son désir d’unité et laisse s’exprimer en son sein des conflits que seule la médiation de la loi peut articuler.

Ce lien indissociable de la liberté et de la loi, colore donc singulièrement la notion de « sauvage », et nous empêche d’y voir une apologie de l’ensauvagement des mouvements sociaux, et nous oriente plutôt vers un ordre institutionnel libéral.

On sait du reste que C. Castoriadis critiquait cette référence à Lacan en ce qu’elle rendait impossible à ses yeux une véritable remise en cause de la loi, et un accès à l’émancipation. Ce qui n’est pas étonnant, car ce n’est qu’une illustration de leurs différences quant aux conceptions de l’autonomie. Pour C. Lefort, le peuple est une force de contestation et limité à ce rôle, et par là même, il fait exister un espace politique conflictuel, garant de la non-fermeture du social sur lui-même. C’est donc parce qu’il est une instance de « non-pouvoir », que le peuple est garant de la loi et de l’ordre démocratique. Pour C. Castoriadis – qui se situe, rappelons-le, tout autant que C. Lefort, à l’écart du fantasme mortifère d’une société réconciliée – l’autonomie, au contraire, signifie l’auto-institution du corps social entendue comme « création sociale imaginaire », ce qui n’exclut bien sûr pas le conflit, puisqu’il n’y a pas de garant ultime d’un ordre social16.

Les droits sociaux

Comment apprécier alors le caractère effervescent du « droit à avoir des droits » qui court dans l’œuvre de C. Lefort, et oscille entre tumulte, brèche potentielle, et soumission à la loi, compatible au fond avec des institutions libérales et démocratiques.

On voudrait en outre que les droits de l’homme, nous dit-il, ne soient point réduits aux droits acquis, qu’on reconnaisse que leur défense ne se dissocie pas de la revendication de droits nouveaux […]. Qu’il soit dit encore que la protection des libertés individuelles n’est pas seule en cause mais aussi la nature du rapport social et que, là où la sensibilité aux droits se diffuse, la démocratie est nécessairement sauvage et non pas domestiquée.17 

Dans la dernière partie de la phrase, on voit au mieux le sens qu’il alloue aux droits de l’homme : être garants de cette division originaire, être la traduction institutionnelle d’une forme symbolique.

Dans un chapitre des Essais, « Droits de l’homme et État providence », on mesure l’ambiguïté entre sauvage et cadrage, entre symbolique et institutionnel, qui traverse les écrits de C. Lefort, et en conséquence son rapport à l’institué. Est précisée là son analyse des droits sociaux comme prolongements des droits de l’homme, néanmoins il y a une différence de statut entre eux :

– Lefort ne reprend pas l’analyse libérale des droits-créances (conçus comme différents essentiellement des droits de l’homme en ce qu’ils ouvrent à une créance des individus sur l’État), ce qui est important ; pour lui, ces droits sont le fruit des luttes du peuple pour les obtenir. Pour lui, les droits politiques et les droits strictement sociaux, sont naturellement liés. Ce qui renvoie à l’analyse tirée de Machiavel : l’état de liberté n’existe que par les luttes du peuple, ses combats, sa résistance au pouvoir, ses demandes de justice sociale, et dans le même mouvement par l’obtention de lois qui effectuent cette liberté, en termes modernes, la législation sur les droits sociaux.

– Liés donc, mais dans le même temps il reconnaît que les droits de l’homme sont premiers, plus structurants, puisqu’ils sont « la forme du rapport social ». Par où l’on retrouve la particularité du positionnement de Lefort : il n’est pas libéral « idéologiquement », mais les conséquences de ses analyses sont tout à fait compatibles avec les institutions politiques libérales. Comme la suite le confirme, puisque la réalisation de ces droits renvoie à la nécessité d’un cadre juridique pour les organiser, c’est-à-dire de l’État. Et la tendance « spontanée » de celui-ci à grossir, s’étendre, réglementer toujours plus, recèle le danger du renversement d’un régime de liberté en un régime despotique ; on est là, on le voit, dans une problématique tocquevillienne.

Donc le « sauvage » qui se situait dans une dimension symbolique – éviter la clôture sur le social par le pouvoir – se retrouve réduit dans les faits à une demande d’attention face à l’extension possible du pouvoir étatique.

Ce que j’appelais l’opération de la négativité18 n’est pas moins constitutive de l’espace démocratique que le processus qui érige l’État en puissance tutélaire. Le système vit de cette contradiction sans qu’aucun des deux termes, tant qu’il se perpétue, puisse perdre son efficacité.19 

La question qui se pose alors est de savoir si on a besoin d’appeler « sauvage » cette vigilance démocratique ?

On ne peut donc que constater la profonde ambivalence de l’idée de démocratie sauvage. Certes une société ne peut accéder à elle-même qu’à travers un réseau symbolique d’institutions mais, et C. Castoriadis le dira clairement, c’est un contresens, de réduire la distance insurmontable que toute instance réflexive entretient avec elle-même à une division. Demeurant dans la dimension symbolique du politique (et cet apport est remarquable et incontournable maintenant) C. Lefort en vient à penser les institutions et la vie politique dans le cadre des structures libérales, comme s’il était resté prisonnier du fantasme répulsif du totalitarisme, de l’UN, de la fusion, qu’il a si bien analysé mais qui lui fait voir dans tout débordement populaire, toute auto-institution, un risque ou un danger. Certes, on ne peut réduire sa conception de la démocratie à une variante du rationalisme juridico-libéral, mais mettre le « sauvage » dans le droit comporte un risque. Car droit dit appareil juridique et État.

Il reste alors pour nous, à mettre le « sauvage » à sa place : c’est un élément structurel, lié à l’indétermination, à la condition de division originaire du social, mais ce n’est pas une forme d’action politique privilégiée pour C. Lefort. La notion de sauvage ne prend donc sens que dans sa théorisation, et on ne peut y voir une apologie de l’intempestivité du mouvement social et surtout de l’aspiration à l’autonomie. Pour n’être pas classiquement libérale, sa vision est néanmoins compatible avec les institutions d’un libéralisme démocratique.

Tout est donc question de la dimension, du niveau, dans lequel on lit C. Lefort.

Miguel Abensour : du sauvage à l’insurgeant

M. Abensour va s’emparer du concept de démocratie sauvage et laisser advenir toute la démesure de la notion, dont il a donné une lecture tout à fait libertaire (excédent parfois le strict propos de Lefort), avant de lui préférer le concept d’insurgeance, plus conforme à son souci de ne penser la démocratie que comme lutte contre l’État, et vigilance permanente face à toute reconstitution possible de formes de pouvoir. Il s’inscrit dans l’analyse lefortienne du totalitarisme, selon laquelle l’institution d’un régime politique libre a pour statut d’être une question interminable, et le social originairement divisé. Et l’épreuve renouvelée de la non-coïncidence à soi, de l’écartèlement, c’est cela la « démocratie sauvage », qu’il va tirer vers le sauvage, comme « grève sauvage », intempestif donc. Il donne à cette notion un sens libertaire, qui signifie résistance à la domestication.

Ses réflexions se situent donc dans une dimension symbolique originaire – la désincorporation du social –, mais il prolonge la notion de sauvage vers l’agir politique. Il donne à cette notion de « sauvage » tout son sens en l’interprétant et en l’élargissant par l’utopie : il établit une « liaison possible entre le non-lieu de l’utopie, son ex-centricité et le non-lieu que, dans un désordre toujours nouveau, creuse la démocratie sauvage ; non-lieu aussi que l’indétermination, comme excès sur le social empirique. »20

Et cet « excès » est tiré vers les notions de non-advenu, de possibles ; bref, une ouverture vers l’imagination politique, qui ne ressortait pas aussi clairement des écrits de C. Lefort.

Dans un premier temps, il voit dans la multiplication des revendications de droits une forme de « démocratie sauvage » éclairant et explicitant la tension qui existe chez C. Lefort entre le symbolique et l’idéologique : « Aussi la démocratie est-elle bien cette société travaillée par un conflit incessant entre le symbolique et l’idéologique »21 précise-t-il. La revendication de droits est comprise comme un foyer de contestation permanent, en ce que le droit est toujours possiblement en excès sur ce qui est établi et ne se laisse pas enfermer dans les institutions positives. De même il interprète la liberté par la loi au sens machiavélien du terme, en accord avec le « sauvage » de la démocratie :

De cet entrelacs de la division et de la liberté politique découlerait (notons la tonalité interprétative) une autre pensée de la loi qui, loin de s’associer à l’idée de mesure, aurait à voir avec la démesure du désir de liberté, le désir du peuple, désir d’être et non-désir d’avoir.22 

Une fois ceci posé, la question des mises en forme de la coexistence humaine et politique dans ce cadre de perte des foyers de la certitude, ne se sépare pas de celle de l’agir politique, des moments et processus qui rendent possible l’existence et le maintien tout simplement de la condition politique. Quand C. Lefort pense aux conditions permettant d’éviter la fermeture (demandes indéfinies de droits, statut de la loi), M. Abensour lui, s’intéresse à l’agir et l’imagination politiques rendues possibles par cette ouverture. C. Lefort disait :

L’éthique démocratique suppose l’existence de la politique à distance de tous les domaines où son intrusion est illégitime.23 

Préoccupation typiquement libérale. Alors que M. Abensour s’intéresse à l’agir politique et à ses conditions, c’est-à-dire à la vigilance face à tout risque de reproduction du pouvoir, et explicitement contre l’État24. Il va donc interroger le raisonnement de C. Lefort :

Comment dit-il, l’effervescence plurielle de la démocratie, de la démocratie sauvage renforcée, alimentée par l’indétermination foncière de l’élément humain, pourrait-elle s’accommoder de l’intégration dans le système totalisant de l’État ?25 

M. Abensour pointe là les problèmes soulevés par le concept lefortien, en ce que la demande de droits, même manifestant de l’indétermination démocratique, de la désintrication de la loi et du pouvoir, de la résistance, n’en est pas moins adresse à l’État, producteur final et garant du droit. Or pour lui, la démocratie sauvage n’est pas « arrimée » au droit, elle l’excède. Et le sens qu’il donne à cette coexistence première du lien et de la division, cette absence de totalisation du social, c’est d’être contre l’État.

Et plus clairement encore, il va faire appel au principe an-archie26.

La démocratie sauvage, dit-il, au sens où l’entend C. Lefort, éclairée ou plutôt élucidée par le principe d’anarchie pourrait être une figure possible, un nom de la démocratie contre l’État.27 

On voit là qu’il déplace clairement le lieu de cette démocratie sauvage : contre l’État, c’est-à-dire qu’il lui donne un sens politique qui ne ressort pas directement, on l’a vu, de l’analyse lefortienne.

M. Abensour va du reste dépasser la notion de sauvage, par celle d’insurgeance. La démocratie insurgeante est un dépassement de la démocratie sauvage lefortienne, car qui dit droits dit recours à l’État, et donc non seulement ambiguïté, mais renforcement de celui-ci. M. Abensour va donc plus loin car il tire ce « sauvage » dans son sens d’immaîtrisable. C’est dans la préface à la réédition de son livre, la Démocratie contre l’État que sa pensée se précise au mieux :

La démocratie en sa vérité ne se manifesterait-elle pas au mieux dans la déconstruction du champ politique ? [...] Dans les césures entre deux formes politiques où l’agir politique libre se déploie à l’écart de toute emprise principielle ou référentielle.28 

Ce qu’il nous dit là, c’est que si la démocratie est orientée à la non-domination, elle est alors déconstruction du champ politique institué, agir du dehors de l’État et contre lui.

L’avènement de la démocratie est l’ouverture d’une scène agonistique qui a pour cible naturelle et privilégiée l’État ou encore que la démocratie est le théâtre d’une insurrection permanente contre l’État, contre la forme État unificatrice, totalisatrice, intégratrice organisatrice.29 

La démocratie insurgeante n’est donc pas la démocratie conflictuelle du libéralisme pluraliste. La conséquence en est alors qu’il faut repolitiser, c’est-à-dire retrouver le sens de l’agir politique, des brèches, et non pas se contenter de la revalorisation de la société civile. Car la remise au goût du jour de la société civile, qui s’est faite dans les années 1970-1980 par la philosophie politique du moment, avait pour caractère essentiel de mettre entre parenthèses la politique30. Elle était faite, dit-il, d’un mélange confus d’anti-totalitarisme venu de l’Est, d’anti-étatisme et de libéralisme mal compris, nourrissant la croyance que le politique a partie liée avec le mal. Dans le discours contemporain, la société civile appelée en référence, est une société civile neutre, consensualiste, contrepoids à la gouvernance technocratique. En opposition, cette démocratie insurgeante est renaissance d’une communauté politique contre l’État, seule issue face à la force de la domination néolibérale, qui a réduit la politique à la gouvernance et conduit à la désertion du politique par les citoyens et les individus…

Et politiser la société civile, c’est la penser comme divisée, soit en renouant avec la tradition machiavélienne sensible à l’affrontement en toute cité humaine, soit en considérant cette communauté politique comme réponse à la question polémique de l’égalité. Pour M. Abensour, cette acception libertaire de la démocratie ne se sépare pas de la lutte pour l’égalité, et c’est un des traits de la démocratie insurgeante. Elle se distingue de la démocratie conflictuelle, qui elle pratique le conflit à l’intérieur de l’État démocratique, inclinant la conflictualité vers le compromis boiteux. On voit là l’écart avec C. Lefort. Or le propre de la démocratie insurgeante c’est de déplacer les enjeux. Ici la loi, le droit sont mis à distance pour valoriser le geste, l’agir, l’effervescence sociale pour l’égalité, et la vigilance face à tout risque de retour de la domination ; ce qui peut permettre l’émergence de cette communauté politique des « tous uns ».

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Conclusion sur l’aujourd’hui

À l’heure du néo-libéralisme, d’un amoindrissement des formes politiques classiques des luttes sociales, mais aussi de l’émergence de formes de luttes inédites (Gilets jaunes), cette notion de « démocratie sauvage » recouvre-t-elle quelque pertinence ? A-t-elle quelque chose à nous apprendre sur la démocratie telle que nous en faisons aujourd’hui l’expérience ?

Le « management » entrepreneurial qui sert aujourd’hui de manière de gouverner, semble sourd et aveugle aux contestations populaires, comme l’absence de prise en compte des grèves et manifestations récentes par le pouvoir vient de le montrer. Le désir de liberté du peuple est laissé « hors champ ». La possibilité d’un débouché des luttes et revendications dans la loi ne semble pas rendre compte de notre réalité. Tout dépend en effet de ce que la scène politique est capable de symboliser, de traduire des désirs (nécessairement pluriels) d’une société. Les luttes pour la reconnaissance ou pour des droits, n’aboutissent pas toujours à la loi. C. Lefort était certes déjà conscient des limites de cet équilibre :

Il n’y a pas d’institutions qui, par nature, suffisent à garantir l’existence d’un espace public dans lequel se propage le questionnement du droit. Quand les partis et le Parlement n’assument plus leur fonction, il faut craindre qu’à défaut d’une nouvelle forme de représentation, susceptible de répondre aux attentes de la société, le régime démocratique perde sa crédibilité.31 

Le danger actuel est peut-être moins cette inflation possiblement despotique de l’État (même si…), que le risque d’aspiration par le vide des contestations, lié à l’impossibilité du système politique à les relayer.

Plus que la notion lefortienne de démocratie sauvage, l’insurgeance peut nous parler aujourd’hui : ceux qui portent en effet cette désunion, ce discord depuis un an sont souvent des sans voix, ou ceux qui sont inaudibles, et l’on retrouve dans le mouvement des ronds-points, le sauvage et l’intempestif, l’insurgeant. Ce qui se construit depuis plusieurs années déjà, dans les ZAD, le mouvement des places et singulièrement des Gilets jaunes, mais aussi dans les formes politiques inédites de lutte contre le projet de réforme des retraites, c’est une autre manière – horizontale, inventive, diffuse, offensive et imprévisible – de penser et d’expérimenter l’affrontement avec les maîtres. Autant d’expressions aptes à fédérer, à partir du bas, les diverses et nombreuses conflictualités qui font un peuple actif.

Monique Rouillé-Boireau


  1. Dans les années 1970-1980, le retour à la philosophie politique opéré par les libéraux, s’est traduit par des analyses qui identifiaient le totalitarisme à l’excès d’État et DONC à l’excès de politique. C’est contre cela que se lève Lefort (et encore plus Abensour) qui voit dans le totalitarisme la tentation de refaire de l’UN, du corps, entre le Peuple Un et l’Egocrate, et donc le refus du politique entendu comme division (originaire, sociale) et comme conflit. Cela dans le sillage aussi de H. Arendt, définissant la politique comme milieu, pluralité etc.… Le totalitarisme est à leurs yeux, logiquement donc, la disparition du politique. Voir : M. Abensour, « D’une mésinterprétation du totalitarisme et de ses effets », Pour une philosophie politique critique, p. 167-198, Sens & Tonka, 2009. 

  2. On ne peut bien sûr réduire l’œuvre de C. Lefort à cette posture : on sait qu’il a été un des penseurs les plus profonds et perspicaces du phénomène totalitaire, et ce, dès la fin des années 1940, dans le cadre de Socialisme ou Barbarie. 

  3. C. Lefort, « Préface », Éléments d’une critique de la bureaucratie, Gallimard, Tel, 1979, p. 11. 

  4. Esprit n° 451, L’inquiétude démocratique, Claude Lefort au présent, janv./fév. 2019. 

  5. Ce qui concrètement serait plus que contestable comme l’a fait remarquér C. Castoriadis : la vie politique démocratique est bel et bien déterminée. 

  6. C. Lefort,_ ibid. _p. 25. 

  7. C. Lefort, ibid. p. 27. 

  8. C. Lefort, Essais sur le politique, XIXe-XXe siècles, Esprit/Seuil, 1986. p. 267. 

  9. C. Lefort, ibid., p. 28. 

  10. C. Lefort avec P. Thibaud, « La communication démocratique » Esprit n° 9-10. 1979, p. 34. 

  11. Comme le précise N. Poirier, L’ontologie politique de Castoriadis, Payot, Critique de la politique, 2011, p. 383. 

  12. Entretien avec l’Anti-Mythes n°14, 19 avril 1975. 

  13. Ibid. 

  14. Il le précise lui même : « Certains d’entre vous ne manqueront pas sans doute de me faire observer qu’elles (ses réflexions sur fusion/division) s’alimentent à la problématique de la psychanalyse ; oui, mais pourquoi Freud a mis l’accent sur l’un et l’autre ? ». L’invention démocratique, p. 175, Réflexions sur le corps et le totalitarisme. 

  15. P. Colonna d’Istria, « La division originaire du social, Lefort, lecteur de Lacan ? », Politique et Sociétés, 1, 2015, p. 131-147 (disponible sur érudit.org), et N. Poirier, ibid., p. 369. 

  16. Sur toutes ces questions, voir les analyses de N. Poirier, L’ontologie, op. cit., en particulier l’Excursus : Castoriadis et Lefort : le projet d’autonomie et le problème de la division sociale, en particulier p. 358 à 411. 

  17. C. Lefort, Préface, Éléments, op. cit., p. 23. 

  18. La négativité renvoie au pouvoir démocratique comme pouvoir de personne, comme contestation. 

  19. C. Lefort, « Droits de l’homme et État-Providence », Essais, op. cit., p. 39. 

  20. M. Abensour, Pour une philosophie, op. cit., p. 135. 

  21. M. Abensour, ibid., p. 132. 

  22. M. Abensour, ibid., p. 102. 

  23. Interview au Monde, 17/03/92.  

  24. Avant propos à La Démocratie contre l’État, 2e édition, éd. du Félin, 2004, p. 5-19. 

  25. M. Abensour, ibid., p. 7. 

  26. M. Abensour, Annexe, Démocratie sauvage et principe d’anarchie, p. 161-190, in La Démocratie contre…, op. cit. Mais, précise-t-il, la démocratie sauvage n’est pas la traduction politique du principe d’anarchie de Reiner Schürmann. Cette annexe est la reprise d’un article paru dans les Cahiers de la philosophie n° 18, Les choses politiques, hiver 1994-95, p. 125-150. 

  27. Intro, ibid., p. 7. 

  28. Intro, ibid., p. 6. 

  29. Intro, ibid., p. 9. 

  30. Intro, ibid., p. 13 et suiv. 

  31. C. Lefort, Essais, op. cit., p. 57. 

Pouvoir, économie, subjectivation Division originaire, démocratie sauvage et anarchisme