Guillaume Gourgues
Du Grand Débat National à la Convention Citoyenne sur le climat, en passant par l’Initiative Citoyenne Européenne, les budgets participatifs ou les Assemblées Citoyennes irlandaises, une question traverse autant la petite communauté de spécialistes de la démocratie participative que l’observateur curieux : pouvons-nous attendre quoi que ce soit de ces dispositifs participatifs ? Leur caractère encadré, descendant, sous conditions, pose inévitablement question. S’ils peuvent sans doute être utiles à ceux qui gouvernent1, leur capacité à imposer l’intervention populaire dans la conduite des affaires publiques, dans un contexte persistant d’affaiblissement de la démocratie représentative elle-même2, laisse songeur. De fait, ce que la participation peut apporter à la démocratie n’a rien d’une évidence, si tant est qu’on prenne au sérieux le terme de « démocratie ». Leur contribution à des logiques démocratiques fondamentales, telles que l’émancipation collective, le recul des inégalités de classe, de genre, de race, la progression et la défense des droits, la démarchandisation de la vie, est pour le moins floue – restons prudent.
En étudiant empiriquement les formes descendantes et instituées de participation citoyenne, la sociologie critique identifie un problème général de l’offre de participation publique : inscrite dans le droit, sans être véritablement opposable, elle est largement façonnée par des communautés professionnelles publiques et privées3, et vise moins une « démocratisation » de l’action publique et de la société que la construction d’une manière acceptable de gouverner. Produite sans demande sociale réelle, sans objectifs politiques clairs, sans souci réel de ses effets, l’offre de participation résulte d’une dynamique de « gouvernementalisation » des procédures participatives, pourtant initiées historiquement par les mouvements sociaux. À la revendication sociale d’une « démocratie participative » répond désormais la conduite d’une « participation publique »4.
Ce dévoilement scientifique de l’établissement d’une « participation d’élevage »5 conduit toutefois vers une nouvelle énigme : jusqu’où la participation publique peut-elle être considérée comme une force de gouvernement, capable de domestiquer les contestations sociales ? Le dévoilement, ici, ne suffit plus. Or, pour avancer sur cette piste, et convertir la critique sociologique en capacité d’action, la notion de « démocratie sauvage » s’avère fondamentale.
Dans ce texte, je voudrais illustrer la manière dont la notion même de « démocratie sauvage » porte une exigence démocratique, protéiforme et destituante, qui nous fait avancer en dehors de toute certitude, mais à la recherche permanente d’une radicalité démocratique. Elle est en cela une ressource précieuse dans la conduite des contestations sociales et des pratiques militantes. Mon engagement dans une tentative « d’ensauvagement » des procédures participatives, via l’organisation d’assemblées citoyennes organisées aux côtés des Gilets Jaunes servira ici de fil rouge.
Le point de départ de mon intérêt pour l’idée de « démocratie sauvage » repose sur l’usage de la notion de gouvernementalité, que j’emprunte à Michel Foucault. Ma thèse propose, de facto, un usage excessif de la notion, la réduisant au déploiement d’une capacité de contrôle, capable de dissoudre des formes plus indépendantes et subversives de participation. Il convient notamment de rappeler qu’« après vingt ans de démocratie participative, on ne peut parler ni d’une dévitalisation de l’espace public ni d’une baisse de la conflictualité »6.
Conscient de ce problème, je découvre alors la « démocratie sauvage » telle que la pense Miguel Abensour. Je commence, modestement, par en retenir une phrase : « La démocratie, tel un fleuve impétueux qui déborde sans cesse hors de son lit, ne saurait ‘rentrer à la maison’, se soumettre à l’ordre étatique »7. Comme le note Antoine Chollet8, Abensour tend à rapprocher l’idée de démocratie sauvage, qu’il emprunte à Lefort, de l’idée de révolution. Mais compte-tenu de la place ténue du terme chez Lefort lui-même, cette lecture est davantage un point de départ qu’une interprétation close, ce qui la rend très stimulante. Revenant sur la place qu’occupe l’idée de démocratie sauvage dans l’œuvre de Lefort, Antoine Chollet et Arthur Guichoux insistent sur deux points : le caractère diffus, permanent, étalé de la démocratie sauvage (une « explosion qui dure », dit A. Chollet) ; la centralité qu’y occupe le droit, qui « n’est pas seulement un instrument de domination sociale, mais aussi un outil de lutte politique »9. La démocratie sauvage n’est pas la révolte pure, qui refuserait en bloc les institutions, mais une force fragilisant toute forme de fixation de ces institutions. Elle n’est ni révolution, ni révolte, ni refus d’obéir, ni accommodement de l’ordre, mais bien le désordre, porté par une « zone étrange d’activité politique faite à la fois d’effervescence, de contestation, de conflit et reconnaissant la nécessité de la ‘fonction instituante du pouvoir’ »10. Le désordre, tenant au refus incontrôlable, inaliénable et collectif d’être gouverné selon les partitions inégalitaires du monde11, divise et rassemble en même temps. Il a donc une « valeur » démocratique, en ce qu’elle porte l’irréductibilité de la subversion au cœur de toute relation de pouvoir.
Dans cette acception, la participation publique renvoie bien sûr à une réalité démocratique qui est tout sauf « sauvage ». Si la démocratie est un fleuve, alors j’étudie un « canal participatif », et plus précisément la construction de ses écluses et le travail de ses ingénieurs12. Mais la relation entre les formes domestiquées de participation et la démocratie sauvage ne peut pas être réduite à un simple mécanisme de canalisation.
Ella_87
De ce fait, mon usage de la notion de « gouvernementalité » évolue13. Les dispositifs participatifs ne sont pas des ruses et des pièges, mais des supports techniques où se déploient un rapport de force. Certes, ils déploient une « manière acceptable » d’être gouverné ; c’est-à-dire « de manière participative ». Mais cette acceptabilité est fragile, et s’expose en permanence à des logiques de subversion, inattendues et complexes. Et si les déceptions et les critiques engendrées par la participation publique nourrissaient des aspirations à l’action « sauvage » ? Sauvage, non pas au sens d’un refus de la participation au profit d’autres formes d’action moins dialogiques et plus violentes, mais d’une réappropriation des outils participatifs, les réinscrivant dans un cadre plus autonome et conflictuel. Les exemples de ce scénario paradoxal s’accumulent : l’apparition de formes radicalement indépendantes de participation citoyenne, via le développement du Community Organizing en France14 ; les contestations juridiques des dispositifs participatifs, comme le recours gracieux du réseau associatif « Sortir du Nucléaire » contre le rapport de la Commission Nationale du Débat Publique à Bure, ou le recours en justice du réseau anti-TAFTA contre la décision de la Commission Européenne de ne pas accepter leur Initiative Citoyenne Européenne15 ; le maintien des contestations sociales malgré le recours à des procédures participatives, comme dans à Notre Dame des Landes et son référendum16. C’est dans le prolongement de ces expériences que se situe, me semble-t-il, le Vrai Débat, initié par les Gilets Jaunes.
Issue du « mouvement des plateformes » qui naît dès le début du mouvement des Gilets Jaunes17, le Vrai Débat se présente alors comme une offre de participation publique, mais indépendante et adossée à un mouvement contestataire. Une plateforme virtuelle18, permet de collecter des propositions, de les soutenir et de les commenter19, sans aucune restriction de public (au-delà des Gilets Jaunes) et de thèmes. Une série d’assemblées citoyennes autonomes doivent ensuite permettre de débattre des résultats de la consultation numérique, entièrement publics20, pour consolider et argumenter des revendications, et des propositions. Le dispositif constitue alors une sorte de « miroir » du Grand Débat National, mis en place à peu près au même moment par le gouvernement21. A priori moins centré sur l’occupation territoriale22, il engage toutefois les Gilets Jaunes dans une opposition directe avec les formes gouvernementales de « consultation ».
C’est après le recueil des données numériques que l’équipe d’organisation du Vrai Débat se rapproche de divers laboratoires de recherche, pour équiper méthodologiquement l’exploitation des données (25 000 propositions, 93 000 arguments, pour 44 000 utilisateurs) et pour préparer la mise en place des assemblées. Mon laboratoire (Triangle) rejoint alors l’aventure, pour travailler sur deux dimensions. Premièrement, une équipe analyse le contenu des propositions recueillies et élabore une synthèse des revendications les plus défendues23. Deuxièmement, je m’engage, avec l’aide d’un collègue, dans l’organisation des assemblées citoyennes, du fait de ma connaissance des dispositifs participatifs. Grâce aux réseaux de chercheurs et de praticiens spécialisés dans la « participation citoyenne », nous parvenons à constituer une petite équipe d’animateurs, issus des rangs des militants et formateurs de l’éducation populaire, autour d’Anthony Brault, cofondateur de la SCOP Le Pavé. Cette équipe, mobilisée en dehors des rangs des Gilets Jaunes, prend une place centrale dans la conception et l’animation des assemblées, de leur naissance à leur interruption.
Faute d’apporter une formule toute faite, nous nous engageons dans d’interminables et houleuses discussions sur la forme, l’objectif et la logistique des assemblées. Après moult hésitations et tâtonnements, nous définissons un dispositif :
1) Le point de départ des assemblées n’est pas la synthèse produite par les chercheurs, mais les propositions elles-mêmes. Avec l’aide du laboratoire, nous en retenons 1059, qui constituent l’essentiel des contributions24.
2) Les assemblées ont alors comme « mission » de lire et classer ces propositions, pour les discuter : en quoi se recoupent-elles pour former de grands blocs thématiques et revendicatifs ? En quoi entrent-elles en controverse ? Quels sont les enjeux qui manquent et/ou doivent être approfondis ?
3) Ce travail doit permettre de fournir des blocs thématiques, qui pourront soit être poursuivis dans de nouvelles assemblées, soit donner lieu à un travail de mise en forme de ce que nous appelons alors des « propositions citoyennes de loi », sans avoir une idée très précise de là où nous allons.
Le principe général des assemblées est donc simple : un groupe local assume l’organisation logistique d’une assemblée, notre équipe vient aider à animer les sessions. Elles ne sont conçues que comme les premières d’une longue série : il s’agit d’en organiser partout en France, et d’en faire un outil pérenne du mouvement.
L’organisation de ces assemblées aura été épique. Non seulement nous formons une équipe dans laquelle personne ne se connaît, composée d’une très grande diversité de profils, qui n’échange qu’à distance, presque sans aucune ressource financière. Mais en plus, nous découvrons l’extrême fragilité du « mythe assembléiste » et la réalité de la fragmentation des Gilets Jaunes : alors que nous cherchons à contacter les groupes locaux pour monter des assemblées, nous découvrons que nombre d’entre eux n’ont pas de pratiques d’assemblées25, se méfient de tout ce qui ne relève pas de la mobilisation locale, et surtout n’ont aucune idée de ce qu’est le Vrai Débat.
Nous parvenons malgré tout à organiser huit assemblées citoyennes26, réparties sur trois week-ends (8-9, 15-16 et 22-23 juin), réunissant entre 25 et 30 participant.e.s chacune. Notre équipe d’animation prend en charge l’intégralité des assemblées, assure le passage de relais d’un week-end à l’autre, et travaille sur le compte-rendu27. Faute de données systématiques28 et de travail d’enquête, nous ne savons pas exactement qui est venu lors de ces assemblées. Toutefois, les émissaires bénévoles de l’observatoire des débats29 et des observateurs extérieurs30 confirment ce que nous pressentons : les assemblées relèvent largement d’un bricolage méthodologique, mais reproduisent une formule proche dans chaque assemblée, attirent un nombre limité de participant.e.s, dont la quasi-totalité est issue des rangs des Gilets Jaunes ou de sympathisant.e.s, qui prennent part avec une grande assiduité et un grand sérieux à l’exercice proposé. L’animation est fluide, les règles du jeu claires, le travail assidu. L’équipe d’animation termine les assemblées avec le sentiment du devoir accompli. Les assemblés fournissent un matériau brut de recoupement des 1059 propositions (tableaux généraux ou thématiques, première cartographie intellectuelle, pistes pour la suite) dessinant des structures de revendications sur des sujets tels que la démocratie, les retraites, le statut des élus ou la justice salariale31. La convivialité des assemblées nous permet également de regrouper une quarantaine de participant.e.s, toutes assemblées confondues, qui souhaitent prolonger leur engagement, et pourquoi pas porter une deuxième vague d’assemblées. Nous commençons donc à évoquer la suite.
C’est à ce moment précis que tout s’enraye. Au lendemain de la tenue des assemblées, nous constatons qu’elles ont creusé un fossé entre les Gilets Jaunes du Vrai Débat et l’équipe d’animation. Si les seconds élaborent un plan de long terme pour les pérenniser, les premiers, désormais constitués en association, veulent les interrompre. Ils ne voient pas où va le processus, qui n’est pas conforme à ce qui avait été annoncé, ne comprennent pas d’où sortent les nouveaux adhérents du Vrai Débat, nous soupçonnent (régulièrement) d’entrisme. Plus fondamentalement, je sens alors un décalage stratégique. Pour l’équipe du Vrai Débat, les revendications existent déjà, puisqu’elles ont été dégagées par les synthèses de la plateforme numérique : ils les publient par ailleurs32, et affirment qu’il est temps de faire pression sur le gouvernement pour que ces propositions soient appliquées. Pour l’équipe d’animation, les revendications demandent encore largement à être travaillées, et surtout, le principe même des assemblées doit continuer à circuler pour alimenter le mouvement. Ne pouvant plus nous entendre, le Vrai Débat clôt officiellement les assemblées33.
Richard Ley
Comment expliquer cette mésentente ? Ce dont je suis certain, c’est que le Vrai Débat relève bien de la « démocratie sauvage » telle que je me la figurais. En annonçant l’organisation d’assemblées citoyennes, il se réapproprie des technologies participatives pour renforcer la voix d’un mouvement social et sa capacité à formuler des horizons politiques. Le cadre des assemblées, s’approchant d’une réappropriation du droit, respecte en tout point le souci de l’horizontalité de mouvement : les assemblées sont prises en charge par des groupes locaux, et visent à analyser, traiter, discuter les propositions issues de la plateforme numérique du Vrai Débat.
À mon sens, si les assemblées citoyennes du Vrai Débat relèvent de la démocratie sauvage, c’est qu’elles participent « au foisonnement discursif portant sur l’énigme de l’être-ensemble contemporain »34. Cette dimension discursive la rapproche du syllogisme de l’égalité, tel qu’énoncé par Jacques Rancière à propos des ouvriers du XIXe siècle. Ces ouvriers veulent qu’on écoute ce qu’ils ont à dire et qu’ils disent, sur le salaire, sur le travail, sur ce qui est et devrait être. Mais les maîtres n’écoutent pas et ne veulent pas discuter du montant des salaires. Les ouvriers connaissent la phrase juridico-politique de l’égalité (la majeure) et vivent donc ce refus comme une inégalité réelle (la mineure). La grève leur permet alors d’ajuster la mineure sur la majeure : puisque l’égalité existe, nous la voulons ici et maintenant. La grève est donc un « système de raison » car elle devient l’occasion de parler, de raisonner et de demander à ce que leurs revendications soient entendues et respectées. Dans la grève, l’ouvrier fait « comme si » le maître pouvait entendre son discours. C’est ce syllogisme que Rancière pense identifier à travers les époques :
Émanciper les travailleurs, ce n’est pas faire apparaître le travail comme principe fondateur de la société nouvelle, mais faire sortir les travailleurs de l’état de minorité, prouver qu’ils appartiennent bien à la société, qu’ils communiquent bien avec tous dans un espace commun ; qu’ils ne sont pas seulement des êtres de besoin, de plainte ou de cri, mais des êtres de raison et de discours, qu’ils peuvent opposer raison à raison et construire leur action comme une démonstration […] Il s’est passé dans ce mouvement [l’opposition des étudiants à la sélection à l’entrée à l’université, en 1986] une chose très singulière. Dans les universités, on a massivement diffusé le texte de la loi. Les étudiants l’achetèrent, le lurent, les commentèrent. Dans les années 1968, on ne lisait guère le texte des lois sur l’université […] Or il s’est produit dans ce mouvement quelque chose qui a créé le désarroi total du gouvernement et la majorité conservatrice : les étudiants ont commenté la loi, ils ont dit que c’était une mauvaise loi. Les autres s’attendaient à la rengaine habituelle : « le capitalisme parle par votre bouche ». Au lieu de cela, voilà qu’on les prenait au sérieux comme législateurs, qu’on faisait comme s’ils pouvaient parfaitement faire des lois dans l’intérêt général, puisqu’ils étaient élus pour cela. Cette « naïveté » d’étudiants de 1986 raisonnant comme des ouvriers tailleurs de 1830 et créant en jouant le jeu de l’autre un espace polémique inédit, les a complètement pris au dépourvu, mis hors de leur assiette. Ils ont été pris au piège du syllogisme renouvelé de l’égalité35
Revenant aux Gilets Jaunes, j’ai la prétention de penser que nous construisons un « système de raison », prenant à revers le discours médiatique et politique largement relayé selon lequel le mouvement n’a pas de revendications36. Faute de se substituer aux pratiques protestataires, et notamment aux manifestations du samedi ou l’occupation des ronds-points, les assemblées démontreraient une capacité réelle de celles et ceux qui se reconnaissaient dans le mouvement à énoncer ce qu’ils veulent et délibérer collectivement des moyens d’y parvenir, niant en acte le dénigrement du mouvement. Se rassembler, discuter, débattre, pour construire des revendications et des propositions est une manière de produire un rapport de force : ceux qui gouvernent doivent entendre et comprendre l’ampleur des changements que revendique ce mouvement, mais aussi ses propositions et sa volonté d’œuvrer à la construction d’alternatives concrètes. Celles et ceux qui le composent ne sont pas des « êtres de besoin, de plainte ou de cri, mais des êtres de raison et de discours », ce qui explique l’engouement des Gilets Jaunes pour le Référendum d’Initiative Citoyenne – revendication la plus soutenue du Vrai Débat. L’idée du RIC tranche avec le fonctionnement global de l’offre de participation37 et revient à estimer que les citoyen.ne.s disposent d’une capacité propre à intervenir dans les affaires publiques et à s’engager dans une discussion des mesures à (ne pas) prendre, quand ils le souhaitent.
Mais la défiance du groupe de Gilets Jaunes censé être le plus proche des assemblées invalide ce schéma. Pour eux, les assemblées sont devenues trop lentes, trop procédurales, trop bavardes, pas assez « efficaces » en termes revendicatifs. Le Vrai Débat doit soutenir la rue, l’interpellation, et ne pas proposer un nouveau mode d’action, qui sera forcément chronophage et épuisant. Il peut ponctuellement recueillir des avis – on nous parle même « d’institut de sondage citoyen » – mais pas plus. Le rapport de force est donc vu comme quelque chose d’extérieur aux assemblées, ces dernières ne pouvant pas, en elle-même, le produire. Si d’autres groupes locaux ne partagent pas ses arguments et soutiennent leur poursuite, je prends toutefois très au sérieux les arguments de l’équipe du Vrai Débat.
C’est à la faveur d’un article, découvert par hasard et sans aucun rapport apparent, que mes doutes se renforcent. Dans un article consacré au Hirak marocain, de la région du Rif, Hamza Esmili38 cite un extrait d’un ouvrage de Georgio Agamben, évoquant les manifestations chinoises :
Le fait le plus frappant, en effet, dans les manifestations du mois de mai chinois, c’est la relative absence de contenu revendicatif précis (démocratie et liberté sont des notions trop vagues et génériques pour constituer un objet réel de conflit et la seule demande concrète, la réhabilitation de Hu Yao-Bing, a été immédiatement satisfaite). La violence des réactions de l’État paraît d’autant plus inexplicable. Il est probable, toutefois, que la disproportion ne soit qu’apparente et que les dirigeants chinois, de leur point de vue, aient agi avec plus de lucidité que les observateurs occidentaux, préoccupés exclusivement par le clivage, de moins en moins plausible, entre communisme et démocratie. Car la nouveauté de la politique qui vient, c’est qu’elle ne sera plus une lutte pour la conquête ou le contrôle de l’État, mais une lutte entre l’État et le non-État (l’humanité), disjonction irrémédiable des singularités quelconques et de l’organisation étatique.39
Hamza Esmili utilise cette citation pour saisir le caractère « politique » du Hirak du Rif tel qu’il le décrit : un mouvement populaire et interclassiste, rejetant toute forme de médiation et de représentation, défiant les autorités politiques et religieuses, utilisant les ressources spatiales (appels aléatoires et immédiats aux rassemblements via les réseaux sociaux), les liens communautaires urbains et ruraux, et incarné par une figure médiatique et charismatique. Surtout, le Hirak est fondamentalement un mouvement de contestation qui ne « dit rien », ne « revendique rien », n’exprime « rien de précis ». Le Hirak « fait », « occupe », « bouge », et devient par là-même, insaisissable pour les gouvernants. Ce n’est qu’à partir de cette dimension qu’on peut expliquer, nous dit l’auteur, l’ampleur de la répression qu’il a subie.
Cette réflexion me semble pouvoir être prolongée, au moins partiellement, jusqu’aux Gilets Jaunes. Alors que les assemblées citoyennes battaient leur plein, dans une indifférence quasi générale, la répression policière du mouvement se poursuivait. La crainte, presque phobique, des manifestations du samedi après-midi dans toutes les préfectures de France, les violences et mutilations subies par de nombreuses et nombreux Gilets Jaunes n’ont pas eu comme épicentre « ce que disait » le mouvement mais bien « ce qu’il faisait », à savoir se réapproprier l’espace, le temps, la rue. Le maintien des manifestations porte, en lui-même, les signes manifestes d’émancipation qui suffisent à eux-seuls à faire émerger une forme d’expérience plébéienne, fragilisant de facto la répartition des hommes et des choses. Cette subjectivation inquiète tellement les gouvernants, qu’elle suscite une escalade de violences policières, déjà éprouvées sur d’autres publics subalternes.
Cet argument mérite bien sûr débat. Arthur Guichoux met en garde, à propos des mouvements de place, contre un « révoltisme » qui les interpréterait uniquement comme des tentatives avortées de révolution, sans fondement discursif réel. Sur les places occupées, on ne retrouve pas seulement une praxis et un spontanéisme insurrectionnel, mais également des dissensus entre « les défenseurs de la politique du court terme (réforme de la loi électorale, lutte contre la corruption) » et ceux défendant une « politique du long terme, plus enclins à l’ouverture d’espaces autonomes en dehors de l’État »40. Il nous invite ainsi à ne pas durcir le clivage entre l’action et la parole, entre ce qui est fait et ce qui est dit, les deux s’interpénétrant en permanence.
Mais la participation, même lorsqu’elle est conçue au cœur du mouvement social, peut continuer d’être perçue comme une puissance de domestication. Peut-être que le Vrai Débat, en poussant les gens à dire quelque chose, dans un cadre défini, ne sert pas véritablement l’intervention plébéienne dans les affaires publiques. Peut-être que les gestes autonomes de l’occupation, de la prise de la rue, de la redécouverte des communs constituent la véritable essence démocratique du mouvement. Peut-être n’ai-je rien compris à la démocratie sauvage. Du moins reste-t-elle, pour moi, une énigme.
Alan Levine
En guise de conclusion d’une réflexion qui ouvre plus de doutes qu’elle n’assène de certitudes, je m’en tiendrai à deux remarques.
Premièrement, la participation publique est bien un processus de domestication : on gagne à l’assumer et à l’analyser comme tel. Une « bonne police » dirait Jacques Rancière, mais une police quand même. Ce postulat n’est en rien une critique qui se suffit à elle-même. Il permet simplement d’interroger les processus d’ensauvagement démocratique qui bouscule cette police, la traverse, la fragilise, la fait évoluer. La participation publique fonctionnerait alors comme une fuite, par laquelle pourrait s’engouffrer (ou pas), le fleuve démocratique. La charge critique contre la participation publique est un de ses effets sociaux, qui provoque quelque chose d’important en termes de subjectivation politique.
Deuxièmement, il semble crucial d’admettre l’indétermination fondamentale de la démocratie sauvage, sans la fétichiser ou la réduire à une dimension fixe. Elle n’est ni forcément dialogique, ni forcément violente et insurrectionnelle. Elle peut prendre la forme d’un recours juridique, d’une assemblée autonome, d’une occupation ou de nombreuses autres choses. La grande force de son caractère protéiforme est de nous confronter sans cesse à une exigence démocratique, dont nous avons essayé ici de donner un aperçu. Cette exigence interroge également la « folklorisation » des utopies concrètes, qui pratiquent la sécession égalitaire sans toujours mettre à plat leur rapport au pouvoir et aux institutions, en rappelant notamment que pour Claude Lefort la démocratie sauvage « ne désigne pas le surgissement temporaire ou intermittent d’une contresociété, ou des “marges” subversives qui irrigueraient le social d’une contestation rédemptrice, mais un phénomène transversal à l’ensemble d’une société démocratique »41. Elle pose aussi la question d’une fétichisation du recours à la violence, et d’une dévalorisation radicale du dialogisme, en rappelant qu’il convient de prendre au sérieux la complexité et la dépolitisation potentielle de l’action violente42 et que la contestation par le discours peut s’avérer tout aussi subversive.
L’exigence démocratique doit au final nous conduire à poser inlassablement la même question : ce que nous sommes en train de faire est-il de nature à augmenter une capacité populaire d’intervention dans les affaires publiques ? L’inachèvement démocratique cher à Claude Lefort reste, de ce point de vue, une force motrice.
Guillaume Gourgues
Des travaux quantitatifs récents ont ainsi pu mesurer la manière dont les propositions issues des dispositifs participatifs locaux ne débouchent sur des décisions publiques qu’à partir du moment où elles sont peu couteuses, et correspondent à un agenda de réforme déjà porté par les décideurs publics ; Joan Font, Graham Smith, Carol Galais, Pau Alarcon, « Cherry-picking participation : Explaining the fate of proposals from participatory processes », European Journal of Political Research, 57 (3), 2018, p. 615-636. ↩
Steven Levitsky, Daniel Ziblatt, How democracies die, New-York, Crown, 2018. ↩
Alice Mazeaud, Magali Nonjon, Le marché de la démocratie participative, Éditions du Croquant, 2018. ↩
Guillaume Gourgues, Les politiques de démocratie participative, Grenoble, Presses Universitaires de Grenoble, 2013. ↩
Laurent Mermet, « Débattre sans savoir pourquoi : la polychrésie du débat public appelle le pluralisme théorique de la part des chercheurs », in Martine Revel et al. (dir.), Le Débat public : une expérience française de démocratie participative, Paris, La Découverte, « Recherches », 2007, p. 368-380. ↩
Sandrine Rui, « Chapitre 12. Parler, mal-dire ou se taire. Pouvoir et espace public », in Hervé Oulc'Hen (dir.), Usages de Foucault. Presses Universitaires de France, « Pratiques théoriques », 2014, p. 185. ↩
Miguel Abensour, « Démocratie sauvage et principe d’anarchie », Les Cahiers de philosophie, 18, 1994-1995, p. 128. ↩
Antoine Chollet, « L’énigme de la démocratie sauvage », Esprit, 1, 2019, p. 136-146. ↩
Arthur Guichoux, « La démocratie ensauvagée », Esprit, 1, 2019, p. 78. ↩
Ibid., p. 144. ↩
Samuel Hayat, Démocratie, Anamosa, 2020. ↩
L’image de l’ingénieur et de l’ingénierie est très présente dans mes travaux ; Quaderni, « Produire la démocratie. Ingénieries et ingénieurs de l’offre publique de participation », 79, 2012. ↩
Guillaume Gourgues, Sandrine Rui, Sezin Topcu, « Participation et gouvernementalité. Lectures critiques », Participations, 3 (6), 2013, p. 7-33. ↩
Mouvements, « Ma cité s’organise. Community organizing et mobilisations dans les quartiers populaires », 85, 2016. ↩
Marie Dufrasne, « L’initiative citoyenne européenne révèle l’impasse communicationnelle entre les citoyens et les institutions », Hermès, 1 (77), 2017, p. 63-70. ↩
Marion Paoletti, « L’invention d’un nouveau référendum pour “résoudre la crise” à Notre-Dame-des-Landes », Revue française de droit constitutionnel, 1 (109), 2017, p. 173-196. ↩
Prisiclla Ludosky, « “Le fait qu’il y ait des listes citoyennes qui se mettent en place, ça ne doit pas non plus l’arranger…” », Mouvements, 101, 2020, p. 25-32. ↩
Cette plateforme unique s’appuie sur la fusion de plusieurs plateformes mises en place dès octobre 2018 à La Réunion, en PACA, Midi Pyrénées, Bretagne. ↩
Le principe de la plateforme s’articule en trois temps : 1) le dépôt des propositions est ouvert àtout le monde ; 2) Le système de vote en ligne permet de choisir entre trois réactions « favorable / défavorable / mitigé » ; 3) Le dépôt d’argument vient compléter le système de vote. Chaque proposition déposée, outre les arguments (favorables et défavorables) qui lui sont attachés, obtient ainsi un score : votes favorables – votes défavorables + votes mitigés. Cette opération permet d’établir un pourcentage de soutien. ↩
Les données en CSV sont accessibles sur le site du Vrai Débat. ↩
Emblèmes de cette logique, les outils numériques sont fournis, gratuitement, par les prestataires qui assurent également l’architecture du GDN. ↩
Laurent Jeanpierre, In Girum. Les leçons politiques des ronds-points, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2019. ↩
La synthèse est disponible ici : https://www.le-vrai-debat.fr/wp-content/uploads/2019/03/triangle_1803.pdf ↩
Ces 1 059 propositions regroupent 390 807 votes (43 % des votes des votes) et obtiennent un score d’au moins 90 % de soutien. ↩
Jean-Baptiste Devaux, Marion Lang, Antoine Lévêque, Christophe Parnet, Valentin Thomas, « La banlieue jaune. Enquête sur les recompositions d’un mouvement », La vie des idées, 30 avril 2019. ↩
Toulouse, Avignon, Carpentras, Marseille, Aix-en-Provence, Lille, Gennevilliers, Nanterre. ↩
Le compte-rendu, provisoire des assemblées est publié sur le site du Vrai Débat : compte rendu assemblées citoyennes vrai débat : https://www.le-vrai-debat.fr/comptes-rendus-des-acd/. ↩
Pour s’inscrire et participer, il suffit de remplir quelques informations très vagues (code postal, CSP…) ↩
Les rapports des observateurs ont été diffusés dans le compte rendu. ↩
Mathilde Goannec, « Des “gilets jaunes” s’essayent à la démocratie délibérative, pour sortir de la nasse », Médiapart, 16 juin 2019. ↩
Voir à ce propos les photos en ligne : https://www.le-vrai-debat.fr/comptes-rendus-des-acd/ ↩
Priscillia Ludosky, David Prost, Maxime Souque, Revendications 100 % citoyennes passées sous silence par le Gouvernement #GILETS JAUNES, Livre à la demande, 21 juin 2019. ↩
Sur la première page du site : https://www.le-vrai-debat.fr/ ↩
Martin Breaugh, « Critique de la domination, pensée de l’émancipation. Sur la philosophie politique de Miguel Abensour », Politique et Sociétés, 22 (3), 2003, p. 65. ↩
Jacques Rancière, « Les usages de la démocratie », Aux bords du politique, 2004, p. 74-111. ↩
À mesure que l’affluence des manifestations du samedi décroît, et que le traitement policier du mouvement se durcit, on voit apparaitre l’idée que l’idée que les Gilets Jaunes n’ont pas, ou plus, grand-chose à dire : voir notamment Hervé Gardette, « Les “gilets jaunes” n’ont-ils plus rien à dire ? », France Culture, 19 juin 2019. ↩
Guillaume Gourgues, Julien O’Miel, « Qui a peur de l’initiative citoyenne ? », Le Monde Diplomatique, février 2019. ↩
Hamza Esmili, « Faire communauté. Politique, charisme et religion au sein du Hirak », Tumultes, 50, 2018, p. 131-149. ↩
Giorgio Agamben, La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque, Paris, Seuil, 1990, p. 87-88. ↩
Guichoux, « La démocratie ensauvagée »,op. cit., p. 81. ↩
Chollet, « L’énigme de la démocratie sauvage », op.cit., p. 6. ↩
Xavier Crettiez, « Penser la radicalisation. Une sociologie processuelle des variables de l’engagement violent », Revue française de science politique, 5 (66), 2016, p. 709-727. ↩
« To raise less corn and more hell » Un sage ensauvagement de la pensée ou le socialisme sauvage