Arthur Guichoux
« Je crois qu’aujourd’hui la place doit être au débat, à la réponse démocratique, et elle sera ensuite dans les urnes. Mais nous ne pouvons pas être dans une démocratie de l’émeute ». Le 26 février 2019, la déclaration du président Macron devant des élus du Grand-Est réunis dans le cadre du « Grand débat » national prend pour cible les manifestations hebdomadaires devenues emblématiques du mouvement des Gilets jaunes depuis le 17 novembre 20181.
À la démocratie de la rue s’oppose en creux la démocratie des urnes ; conception défendue mordicus par les gouvernants et qui est au principe du fonctionnement des gouvernements représentatifs. Conséquence de la réduction de la démocratie à une lutte concurrentielle des élites pour le pouvoir : lorsqu’une partie du corps électoral sort de sa torpeur et se mue en acteur collectif qui manifeste, se rassemble ou s’assemble, celui-ci s’expose à des rappels à l’ordre et à des injonctions à se plier aux règles du champ politique. Force est de constater qu’en France (et c’est loin d’être une exception), le recours à la rue expose au risque de la répression policière et judiciaire, bien que les Lanceurs de Balles de Défense et comparutions immédiates soient le plus souvent réservées aux classes populaires et subalternes. Comme l’a souligné le rapport du Défenseur des droits de 2016, la dégradation du maintien de l’ordre en France ne va pourtant pas dans le sens unique de la domestication tant les mobilisations se sont enchaînées : mouvement contre la loi travail et Nuit debout au printemps 2016, mouvement des Gilets jaunes en novembre 2018, mouvement contre la réforme des retraites en décembre 2019. En d’autres termes, il arrive fréquemment que le canal représentatif soit débordé par ce que Machiavel nomme des tumultes, « ces manières extraordinaires et presque sauvages »2 par lesquelles la plèbe romaine se soulevait contre le patriciat, allant même jusqu’à faire sécession sur le mont Aventin. Ces débordements intempestifs interrogent l’état des démocraties : aurions-nous basculé dans une phase post-démocratique ou serions-nous condamnés à déplorer des pseudo-démocraties électives ? La question démocratique n’est pas neuve mais se pose avec d’autant plus d’acuité quand les gouvernés font entendre un refus collectif en prenant des rues, des places ou des ronds-points. Sous la surface des continuités nominales couvent des oppositions vives et ardentes que la démocratie sauvage permet de tirer au clair.
L’intérêt du concept lancé par Claude Lefort est de prendre l’affaire par le bon bout en se tenant à distance des lectures minimalistes de la démocratie3 mais aussi des conceptions maximalistes tendues vers l’idéal de l’autogouvernement. En dépit de ses apparitions furtives – on n’en trouve que six mentions sous la plume de Claude Lefort – la démocratie sauvage est de plus en plus discutée dans le champ académique. On doit à Miguel Abensour d’avoir redéployé ce gisement conceptuel tout en lui donnant une consistance nouvelle par le biais de la démocratie insurgeante qui opte pour une voie communaliste ou conseilliste4. Repartir de l’« idée libertaire de la démocratie »5 que formule Lefort offre un point d’entrée pertinent pour se situer dans le paysage philosophique mais aussi et surtout pour tenter de saisir l’énigme de la démocratie sans la simplifier ni l’abandonner. L’objectif de ce texte est de montrer que la proposition selon laquelle la démocratie présente une dimension sauvage dispose de ressources fécondes pour explorer les potentialités, les tensions et les ambiguïtés de l’expérience démocratique. Elle rappelle de façon opportune que le rôle de la théorie n’est pas de domestiquer la pratique mais de se mettre à l’épreuve du présent et de ses défis.
Si Lefort n’utilise que rarement l’expression, les usages de la démocratie sauvage se disséminent à des moments stratégiques de son parcours tels que l’analyse des soviets russes de février 1917, des dix-huit jours de l’insurrection hongroise d’octobre 1956 ou le récit des événements du mois de mai 1968. Longtemps passée inaperçue, la démocratie sauvage n’en constitue pas moins une source d’inspiration pour les théories de la démocratie dite « radicale »7. Elle évoque une conception spontanéiste de la démocratie, à la manière d’une « grève sauvage, dépourvue de toute organisation »8. Pourtant, il semble nécessaire de lever un malentendu persistant qui rattache la démocratie sauvage à une compréhension uniquement intervallaire de la politique qui ne s’épanouirait que dans la temporalité du désordre, se dérobant à toute tentative d’institutionnalisation. A aucun moment, Lefort n’indique que la démocratie ne serait _que _sauvage. À la face apprivoisée et réglée de la démocratie s’oppose une face extra-institutionnelle et indomesticable. La démocratie apparaît alors comme un Janus aux visages multiples impossibles à apercevoir en même temps, de la même manière qu’il n’est pas possible de tenir sous son regard les six faces égales d’un cube9. La face sauvage et évanescente de la démocratie serait d’autant plus difficile à saisir que les professionnels de la politique tendent à exercer un monopole de l’activité et de la définition de la politique.
Contre l’idée répandue selon laquelle les droits et libertés finissent par s’imposer grâce aux ruses du progrès, Lefort insiste sur la contingence des démocraties contemporaines qui se sont « instituées par des voies sauvages, sous l’effet de revendications qui se sont avérées immaîtrisables »10. Il rappelle par-là que les institutions démocratiques, des arènes parlementaires aux droits individuels et collectifs, ne sont pas tombées du ciel ; elles n’ont pas été généreusement octroyées par ceux d’en haut mais conquis de haute lutte par en bas. Sa thèse revêt alors une portée historique qui permet d’écarter le contresens naturaliste que peut laisser entendre l’épithète « sauvage ». Il ne s’agit pas de dire que la démocratie est une vérité enfouie ou un invariant des collectifs humains qui se développerait spontanément. « Les Athéniens n’ont pas trouvé la démocratie parmi d’autres fleurs sauvages qui poussaient sur la Pnyx » écrivait Castoradis11.
Au contraire, Lefort rappelle constamment que l’histoire de la démocratie est l’histoire des luttes pour la démocratie et des fortes résistances qu’elles ont rencontrées. La démocratie domestiquée ne se restreint pas pour autant à l’assujettissement ou au contrôle : elle désigne lato sensu l’ensemble des processus d’institutionnalisation qui restent incomplets et ambivalents. La démocratie comme institutionnalisation du conflit ne se limite donc pas aux instances officielles et à l’arithmétique électorale. Représentative et protestataire, la vie démocratique s’écoule dans une mosaïque de formes qui comprennent notamment les répertoires de l’action collective. Comme l’a bien souligné Francis Dupuis-Déri, ce n’est qu’après avoir suscité une longue et tenace hostilité que le mot « démocratie » a été apprivoisé par les élites gouvernantes du XIXe siècle12 et qu’il s’est peu à peu confondu avec son opposé, du moins jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. Mais la démocratie représentative ne se réduit pas au dressage des « instincts sauvages »13 des peuples, elle est aussi le fruit de revendications visant l’extension d’un suffrage initialement censitaire, telles les suffragistes anglaises du début du XXIe siècle, ce qui n’empêche pas la persistance d’un « cens caché » (Daniel Gaxie) Il en va de même du droit de grève ou d’association, de la liberté d’expression ou de manifestation qui, une fois reconnus, se sont routinisés tout en ouvrant d’autres possibles comme les caceroladas ou les escraches en Argentine dans les années 2000. De même, un mouvement social qui s’institutionnalise s’expose au péril de la domestication étatique tout en se frayant une voie susceptible de subvertir de l’intérieur les institutions.
La tension entre le pôle du « sauvage » et le pôle de la « domestication » présente l’avantage de ne pas dichotomiser le politique. Autrement dit, il n’y a pas d’un côté une démocratie « domestiquée » et de l’autre la démocratie « sauvage » qui surgirait de nulle part. Il faut ici préciser que Lefort, comme Cornelius Castoriadis, Jacques Rancière ou Étienne Balibar, appréhende la démocratie comme une forme de société. Une telle conception se situe en rupture avec les paradigmes agrégatifs14 et délibératifs15 de la démocratie comprise soit comme une négociation d’intérêts soit comme un échange d’arguments rationnels entre égaux. Le courant agonistique dans lequel s’inscrit la démocratie sauvage tire son originalité de la place centrale et du rôle moteur qu’il reconnaît au conflit. Il prend pour point de départ l’irréductibilité du désordre, à rebours du tropisme philosophique qui cherche à produire les fondements de l’ordre, du bon gouvernement ou de l’obéissance. Si on file la métaphore de la place publique, alors la démocratie ne se limite ni à un marché ni à une représentation idéalisée de l’agora : elle est aussi le théâtre de conflits que manifestent « assemblements » (Marc Augé) et « rassemblements » (Judith Butler). Dans cette perspective, le conflit n’est pas rabaissé tel un dysfonctionnement ou une pathologie sociale. Par conséquent, le principal défi auquel se confronte toute expérience démocratique – quelle que soit son échelle – est d’organiser la division et d’accepter sa propre instabilité. C’est en ce sens que Lefort appréhende la démocratie à un niveau macrosociologique comme un mode de coexistence. Elle se définit comme une institution symbolique du social, c’est-à-dire une mise en sens, en scène et en forme des conflits qui tissent la trame de la vie sociale. On mesure à quel point cette approche caractéristique de la « théorie critique française » se distingue des philosophies qui se donnent pour horizon l’élaboration d’un consensus, fût-il raisonnable ou rationnel. Ceci fait aussi entendre que l’institution16 (qui a donc peu à voir avec les institutions au sens commun du terme) n’est pas une contrainte qui s’exerce de l’extérieur mais le lieu depuis lequel il devient possible de se mettre en mouvement.
Jackmac34
La dualité « ensauvagement » – « domestication » autorise un rapprochement avec ce que Jacques Rancière place sous les termes de « police » et de « politique ». La première désigne la constitution symbolique par laquelle s’organise la distribution sans reste des places et des rôles tandis que la seconde se manifeste par l’activité « qui déplace un corps du lieu qui lui était assigné ou change la destination d’un lieu »16. Le 1er décembre 1955, le refus de Rosa Parks de céder son siège17 a enclenché la campagne de boycott des bus de la ségrégation raciale transformés, par l’absence même des corps ségrégués, en lieu de mésentente. Souvent présentés comme des antagonistes, il faut pourtant souligner que la « police » et « la politique » n’entretiennent pas un rapport d’extériorité. « Il y a de la bonne et de la moins bonne police… »18, écrit Rancière, ce qui laisse entendre que la politique de l’égalité, en dépit de sa rareté et de sa fragilité, peut exercer des effets sur la « police », fût-elle « démocratique » ou « autoritaire ». Il serait donc réducteur de déduire du terme « sauvage » que la démocratie est réfractaire par essence à toute institutionnalisation ; l’adjectif fait plutôt entendre qu’aucune institution, y compris « démocratique », ne peut échapper par principe à la contestation. La force de cette approche dynamique est au contraire de rappeler que la démocratie n’est pas que l’affaire des gouvernants mais aussi la tâche des gouvernés qui peuvent se saisir des médiations ou agir de leur propre chef. Qui gouverne les gouvernants sinon ?
Le réseau sémantique du « sauvage », de « l’immaîtrisable » ou de « l’insaisissable » que tisse patiemment Lefort ne doit pas prêter à confusion : l’auteur de La complication, ouvrage dans lequel il revient longuement sur la révolution de février 1917, n’est pas adepte des raccourcis. Mieux vaut donc éviter de se laisser prendre au piège des connotations. S’il est évident que la démocratie ne se réduit pas aux urnes et à l’onction électorale des dirigeants politiques, la notion d’ensauvagement – qui signifie littéralement « revenir, rendre à la vie sauvage » – ne s’épuise pas dans l’émeute ou l’affrontement urbain qui est une de ses significations secondes. Ici, l’indétermination, pierre d’angle de la philosophie de la démocratie de Lefort, permet de ne pas enfermer la « sauvagerie » démocratique dans une conception exclusivement dialogique ou actologique de la politique.
Cela ne signifie pas pour autant qu’un processus d’ensauvagement démocratique exclue nécessairement le recours à la force et répond aux canons de la désobéissance civile et de la non-violence. Mieux vaut se garder de céder aux sirènes médiatiques qui se mettent à retentir dès que l’usage de la force cesse d’être ritualisé et que se multiplient les procès en incompétence des « casseurs » et autres « black bloc ». La nuée médiatique porte son cortège de fantasmes et de stigmates, alimentant la confusion au sujet de ce qui n’est qu’une manière collective de protester, de se mouvoir (par « bloc ») et de faire un usage ciblé (« une pensée pour les familles des vitrines ») et limité de la force (ce dont atteste l’inflation de la catégorie d’armes par destination). La question ne porte pas sur la pertinence et les limites d’un mode d’action auquel une fraction des Gilets jaunes a donné des couleurs nouvelles en novembre-décembre 2018, obtenant aussitôt le retrait de la mesure contestée. Elle se situe au point d’ambivalence de la violence afin d’éviter d’iréniser ou de viriliser un concept descriptif. Si, comme l’a démontré Hannah Arendt, la violence s’inscrit au registre de l’antipolitique, il importe de considérer le revers de la thèse et les effets que peut produire le recours à la force, en particulier sa capacité à interrompre le cours des choses. Les « manières extraordinaires et quasiment sauvages » que décrit Machiavel dans ses _Discours sur la première décade de Tite-Live _ne s’encombrent pas de ces distinctions conceptuelles trop rigides ; elles n’excluent pas non plus le recours à la force du nombre et du symbole.
Toujours est-il que la « démocratie sauvage » ne se mesure pas qu’au degré de « violence » ni à la logique du nombre. Il y a au contraire indétermination des lieux, des temporalités et des pratiques où la conflictualité sociale se déploie. Celle-ci ne se cantonne pas à l’espace de la rue : ces dernières années, elle a élu domicile sur des places, des zones rurales transformées en Zones A Défendre, des interstices ou des « dents-creuses » en milieu urbain (par exemple, l’agora Juan Andres Benitez dans le quartier de Raval à Barcelone, du nom d’un habitant du quartier assassiné par la police le 5 octobre 2013). Ces dynamiques collectives ne se restreignent pas non plus au temps évanescent de la manifestation : elles s’ancrent aussi dans le quotidien, dans le travail d’organisation et de construction de mobilisation au long cours, notamment lors des phases de « veille » propices à un potentiel ré-ensauvagement. Enfin, les répertoires d’action font aussi l’objet de processus d’ensauvagement lorsque les acteurs qui s’en saisissent improvisent. En Turquie, dans les années 2000, il arrivait fréquemment que des organisations convoquent une conférence de presse19 pour manifester, détournant les fortes restrictions qui pèsent sur l’accès à l’espace public. Les dits « mouvements de places » sont un autre exemple significatif : les novices et les virtuoses, activistes et militants qui ont occupé les places espagnoles au printemps 2011 ont contribué à réinventer un mode d’action déjà éprouvé pour protester devant les cures d’austérité budgétaire et la sclérose du bipartisme « Parti Socialiste Ouvrier Espagnol – Parti Populaire » qui régnait sans partage depuis la Transition Démocratique.
Mais la rupture avec la pacification sociale peut se jouer ailleurs, là où on l’attend moins, dans des arènes judiciaires, médiatiques ou politiques. Les normes juridiques peuvent donner lieu à des réappropriations subversives lorsque des « victimes » s’en servent comme instrument de lutte pour porter leur propre cause (le droit au logement avec la Plate-Forme des Affectés par l’Hypothèque créée à Barcelone en 2009) ou la cause des « disparus » du franquisme en Espagne. Il en va de même des dispositifs participatifs qui peuvent jouer le rôle d’« instruments de dressage » de la même manière que les limitations peuvent susciter une contestation de l’intérieur. Une spécificité que permet de saisir la notion d’ensauvagement tient à la transversalité, aux ponts qui édifient patiemment des fronts communs. En France, la multiplication récente des marches contre les violences policières témoigne de l’émergence du lexique protestataire réclamant « Vérité et Justice » pour les victimes de ces violences d’État.
Cependant, celles et ceux qui s’engagent à un moment ou un autre doivent aussi surmonter une série d’obstacles. Se mobiliser implique de se mouvoir collectivement dans un tissu d’influences et de contraintes, de disposer de compétences (organisationnelles, médiatiques, tactiques, etc.) et de maîtriser certaines grammaires (de la participation ou de la désobéissance). En résumé, et pour reprendre la distinction de Rancière, s’il y a de la politique dans la police, il y a aussi de la police dans la politique. L’écueil de la domestication ne vient pas seulement de l’extérieur, de forces adverses qui répriment et criminalisent les attitudes et comportements contestataires. L’auto-domestication guette aussi les mobilisations collectives. Les quincemayistas ou les deboutistes se sont ainsi heurtés à la fétichisation des assemblées et du consensus. Sur un autre terrain, la course aux affrontements urbains expose à un langage corporel viriliste qui se construit en miroir de l’escalade répressive. L’assembléisme et l’insurrectionnalisme ne sont que deux variantes d’un problème plus vaste. Les fractures politiques, les conflits d’agendas militants ou la division du travail qui se met inexorablement en place dans des collectifs éphémères ou durables posent le défi d’organiser démocratiquement le conflit à l’intérieur des espaces de mobilisation.
La notion d’ensauvagement offre l’avantage de pouvoir décrire ce qui se joue quand un conflit sort du cadre que lui assigne l’institutionnalisation démocratique ou des limites que lui impose un pouvoir autoritaire. Car la division du travail qui s’opère entre représentation politique et mouvements sociaux institutionnalisés (quand ceux-ci ne sont pas amorphes ou réprimés) tend à reproduire une forme de grand partage et donc de dépossession du plus grand nombre qui ne milite pas. Rien ne garantit en effet que les institutions de la démocratie représentative et de la démocratie protestataire suffisent à canaliser et pacifier durablement la division sociale.
Il importe de mentionner que la démocratie sauvage prend racine dans la théorie machiavélienne de la division originaire. Pour Machiavel, les lois qui organisent la vie collective expriment un rapport de force entre les « Grands » et le « peuple », rapport de force qui tient à l’antagonisme des désirs humains. L’adjectif « sauvage » fait alors entendre la texture spécifique des choses politiques qui s’inscrivent dans une économie du désir sans se réduire à « la morsure universelle de l’appétit »21. C’est le désir de posséder qui définit les grands, c’est-à-dire, selon Sébastien Roman, aussi « bien potentiellement les gouvernants, les représentants politiques, que les financiers, les hommes d’affaires, les directeurs d’entreprises, les actionnaires, […] en somme les « puissants », ceux qui ont un tel pouvoir ou connaissent un tel état de possession matérielle qu’ils sont plus que tout autres sujets à l’ambition par l’insatiabilité de leurs désirs, jusqu’à vouloir tourner la loi à leur avantage pour dominer et satisfaire leurs intérêts individuels, au détriment du peuple »22. Il vise tant les biens matériels (richesse, puissance) que ses attributs symboliques. Le « peuple » ou les « Petits » éprouvent au contraire un désir de ne pas se laisser opprimer, dominer, posséder, ce qui constitue une différence significative puisque le désir des Grands prend le « peuple » pour objet23 tandis que le désir du « peuple » n’a pas d’autre objet que lui-même. Au désir « patricien » correspond l’image de l’avoir tandis qu’au désir « plébéien » correspond l’image de l’être.
Ce détour est nécessaire pour saisir l’actualité du concept de démocratie sauvage. Le théorème de Machiavel balaye le refrain conservateur qui attribue la sagesse aux gouvernants et l’irrationalité aux fureurs populaires et qui continue de se faire entendre dans les discours médiatiques et politiques. Non seulement l’état de possession des « Grands » nourrit un appétit sans fin mais surtout il se heurte à un désir d’être libre tout aussi insatiable. Les tumultes s’arriment à une « revendication par principe illimitée »24 qui ne se situe pas sur le même plan que la soif de pouvoir qui anime les Grands. Cette interprétation de Machiavel bat en brèche l’idée répandue selon laquelle « le conflit de classes est l’œuvre seule, sinon l’invention, d’une coalition de mécontents et d’envieux »25. Elle ouvre une piste féconde pour saisir des dynamiques protestataires où l’élément déclencheur du conflit ne laissait pas présager une propagation si ample et rapide : destruction des arbres du parc Gezi qui embrase la Turquie au printemps 2013, hausse des prix du transport public dans les métropoles brésiliennes qui a conduit à la « Révolte du Vinaigre » partout dans le pays la même année…
Encore faut-il préciser que le désir d’avoir et le désir d’être restent étroitement liés. Chaque pôle du désir est amené à coexister avec son contraire, à affronter sa propre dualité. Opposer la férocité des grands à l’innocence du « peuple » reviendrait à appréhender les choses politiques avec des catégories morales. D’une part, l’appétit des grands « porte en soi le désir d’être, son contraire, dans le même temps qu’il l’affronte en l’autre »26. C’est ainsi qu’en France, le « bloc au pouvoir », relayé par ses alliés et ses soutiens, prend appui sur une certaine représentation du bien commun. Celle-ci consiste à multiplier les fables utilitaristes rudimentaires afin de satisfaire un désir d’accumulation sans fin : il faut vite retrouver la « croissance » pour que les richesses ruissellent jusqu’aux « derniers de cordée » qui sont aussi les « premiers de corvée ».
D’autre part, les protestations qui font émerger le « pôle du non-pouvoir »27 mettent en jeu des intérêts matériels, des affects et des sensibilités. Il suffit d’avoir tendu l’oreille aux chants et slogans de l’hiver 2018 pour prendre la mesure de la colère et du mépris suscité par la figure présidentielle du pouvoir exécutif. Cela tient au fait que les demandes indissociables de redistribution et de reconnaissance proviennent le plus souvent d’expériences situées et concrètes (et non de raisonnements abstraits). En conséquence, il n’est pas rare que les détracteurs se concentrent sur les contradictions d’une mobilisation (auquel le slogan « Fin du mois, fin du monde : même combat » apporte un élément de réponse) ou sur un aspect déterminé, en particulier l’usage protestataire de la force. Les manifestations consécutives au meurtre de Georges Floyd aux États-Unis le 25 mai 2020 apportent une nouvelle fois la preuve que les émeutes sont un langage de la protestation qui peut être porteur d’une signification politique. Les semaines de manifestations qui ont suivi expriment un refus de continuer à se laisser gouverner par des rapports sociaux racistes. Ce refus exemplaire et partagé fait ressortir la texture spécifique de la politique à l’air libre : s’il prend sa source dans un désir de ne pas (plus) être opprimé, celui-ci ne se renverse pas pour autant en désir de dominer ou de gouverner qui pourrait le satisfaire. La place et le palais ne parlent pas le même langage.
Il y a une part d’illimité ou d’immaîtrisable dans les mobilisations antiracistes, sociales et écologistes qui interroge la logique instrumentale que présuppose la protestation par la revendication. Cet excès n’est pas lié à de l’exagération ou à une éternelle insatisfaction ; il invite à regarder sous un autre angle les expériences contestataires, sans les enchanter ni les dégriser. Ne trouve-t-on pas en effet dans le sillon creusé par l’éphémère des luttes sociales et politiques « l’existence d’un autre désir, le désir d’une société meilleure, différente, le désir d’utopie »28 qui persiste ? Utopie qui s’écrit au dos des gilets fluorescents, sur les murs ou dans les cahiers de doléances qui ont circulé ici ou là. Il ne s’agit pas seulement d’une lubie d’écrivains ou d’une société parfaite (le lieu du Bien) : l’utopie se concrétise parfois dans des espaces qui tentent de faire sécession aux bords de la métropole – par exemple, le squat de la Can Masdeu aux environs de Barcelone qui dure depuis près de deux décennies – ou dans le maillage du tissu urbain comme les bostan29 (qui signifie en turc « jardins partagés ») qui ont fleuri dans certains quartiers d’Istanbul à la suite du mouvement de Gezi en 2013.
Arthur Guichoux
70 Actes au 14 mars 2020, soit près d’une année et demie de rassemblements auxquels s’ajoutent des occupations de ronds-points, des assemblées locales et nationales, des articulations avec d’autres mobilisations… ↩
Nicolas Machiavel, Œuvres, Paris, Robert Laffont, 1996, p. 196-197. ↩
Joseph Schumpeter, Raymond Aron et Karl Popper représentent des variantes de cette doxa libérale. ↩
Miguel Abensour, « “Démocratie sauvage” et “principe d’anarchie” », in La démocratie contre l’État, Marx et le moment machiavélien, Éd. Le Félin, 2012 (1997). Il est à noter que Lefort s’est pour sa part de plus en plus éloigné de la perspective conseilliste du communisme de gauche, par rupture avec l’idée d’une bonne société incompatible avec la notion de division sociale. Cf. en particulier Claude Lefort, « Une autre révolution », L’invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, Paris, Fayard, 1981, p. 235-259. ↩
Claude Lefort, Éléments d’une critique de la bureaucratie, Paris, Gallimard, 1979 (1971), p. 15. ↩
Pancarte d’Iaoflautas lors du rassemblement hebdomadaire du lundi, place de l’Université, mars 2020, Barcelone. ↩
Cf. le numéro récent de Raisons politiques consacré à la question : « Démocratie radicale et retours critiques », Raisons politiques, 175, 2019. ↩
Claude Lefort, Éléments d’une critique de la bureaucratie, op cit., p. 92. ↩
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, 1945, p. 235 ; Le visible et l’invisible, Paris, Gallimard, 1964, p. 252. ↩
Claude Lefort, L’invention démocratique. Les limites de la domination totalitaire, Paris, Fayard, 1981, p. 29. ↩
Cornelius Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1974. ↩
FrancisDupuis-Déri,Démocratie : histoire d’un mot, Montréal, Lux, 2013. ↩
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, vol. I, Paris, Pagnerre, 1848, p. 10. ↩
Par exemple, Friedrich Hayek et la « démarchie », Anthony Downs et Joseph Schumpeter qui se présentent comme des réalistes tout en produisant un modèle normatif. ↩
Loïc Blondiaux, Le nouvel esprit de la démocratie. Actualité de la démocratie participative, Paris, Seuil, 2008. En dépit des multiples critiques et amendements, le principal soubassement de ce courant reste la théorie de l’agir communicationnel de Jurgen Habermas. ↩
Jacques Rancière, La mésentente, Paris, Galilée, 1995, p. 53. ↩
Neuf mois plus tôt, dans la même ville de Montgoméry, Claudette Colvin avait opposé le même refus et plaidé son innocence devant le tribunal. ↩
Jacques Rancière, La méthode de l’égalité, Paris, Bayard, 2012. ↩
Ayşen Uysal, Faire de la politique dans la rue. Manifestations de rue, manifestants et police en Turquie, Éd. du Croquant, Vulaines sur Seine, 2020. En Turquie, les conférences de presse ne requièrent en principe pas d’autorisation contrairement à une manifestation. ↩
Communiqué de presse de l’Assemblée du 15M de Barcelone, « Note d’information – #Nonosvamos : Le campement BCN reste sur la place de la Catalogne », 1er juin. En ligne : https://acampadabcn.files.wordpress.com/2011/06/20110601-nota-informativa1.pdf. Voici la phrase dans son contexte : « Il y a une faim de démocratie, d’arriver à des accords, de trouver des solutions pour un pays et un monde en crise, dans laquelle la logique économique globale nous étouffe, dans laquelle les puissants privatisent les bénéfices et socialisent les pertes. » ↩
Claude Lefort, Le travail de l’œuvre, Paris, Gallimard, 1972, p. 724. ↩
Sébastien Roman. Conflit civil et imaginaire social : une approche néo-machiavélienne de la démocratie par l’espace public dissensuel. Thèse de philosophie. ENS Lyon (https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00682490). ↩
Claude Lefort, « La dimension économique du politique » in Les formes de l’histoire : essai d’anthropologie politique, Paris, Gallimard, 1978, p. 131. ↩
Claude Lefort, Le travail de l’œuvre, op cit., p. 723. ↩
Ibid., p. 724. ↩
Ibid., p. 727. ↩
Claude Lefort, Le temps présent, Écrits 1945-2005, Paris, Belin, 2007, p. 354. ↩
Miguel Abensour, La communauté politique des « tous uns », Paris, Les Belles Lettres, 2014, p. 367-368. ↩
Agathe Fautras, « Les nouveaux bostan d’Istanbul : quelle pérennisation pour les jardins de la contestation ? », European Journal of Turkish Studies [en ligne], 23, 2016. ↩
Anarchisme ou démocratie « To raise less corn and more hell »