La question d’une politique sauvage pendant la Révolution française

La question d’une politique sauvage pendant la Révolution française

Sophie Wahnich

Interroger la question d’une « politique sauvage » pendant la période révolutionnaire suppose de prendre l’expression à la fois dans la réflexivité de l’archive, car ce mot « sauvage » apparaît à différentes reprises dans la séquence révolutionnaire et comme catégorie réflexive ex-post à la manière de Pierre Clastres1, puis Miguel Abensour2.

« Sauvage » qualifie les adversaires politiques. Et les révolutionnaires montrent comment la sauvagerie peut se présenter à la manière des loups doucereux du petit chaperon rouge. Ces loups doucereux dont les jeunes filles ne se méfient pas assez sont les plus dangereux. Ce sera l’objet de notre première partie. Qui sont ces « sauvages policés » ?

Mais le terme « sauvage » qualifie aussi une situation de guerre civile qui conduit à qualifier la vie des Français comme celle de « sauvages », non parce qu’ils auraient choisi d’être cruels, ou ensauvagés, mais parce qu’ils seraient maintenus dans la sauvagerie par l’action contre-révolutionnaire. Ce sera l’objet de notre seconde partie. « On a vécu comme des sauvages ».

Mais il y a une troisième manière d’aborder la question de la politique sauvage pendant la période révolutionnaire, cette fois donc à la manière de Pierre Clastres, où le qualificatif sauvage n’est plus affecté de négativité mais qualifie une supposée naturalité pour les Révolutionnaires comme Saint-Just, encore lui ! Selon lui, il y a une compétence spécifique à maintenir la société en dehors de l’emprise molaire de l’État. C’est sans doute à cet endroit que Saint-Just innove le plus en retournant le topos « vivre comme des sauvages ». Loin d’indiquer une vie sans foi ni loi, cette vie sauvage serait indexée sur des lois de nature, celles qui avaient force avant la « dénaturation historique ». Mais si Saint-Just entreprend de décrire cet état dans son texte théorique De la nature, il faut le réinventer dans son texte fragments d’institutions républicaines. La politique sauvage serait celle qui serait capable de maintenir éloignés les rapports de domination et refuserait même les lois conventionnelles si ces dernières ne sont pas légitimes. Rire « des lois, du magistrat et des dieux3 », c’est bien ramener par le rire la possibilité d’une nouvelle liberté authentique.

Loups doucereux c’est-à-dire sauvages policés

Les loups doucereux de la période révolutionnaire sont ces êtres cruels, féroces, déshumanisés qui ont pourtant l’apparence de la civilité et de la civilisation. Ainsi Barère parle-t-il le 7 prairial an II des « sauvages policés de la Grande-Bretagne », pour évoquer ces êtres que l’on dit civilisés et qui pourtant ont agi en bêtes féroces à l’égard des Acadiens, en les clouant à des planches, en bêtes féroces à l’égard des esclaves en maintenant le commerce de chair humaine, en bêtes féroces à l’égard des habitants du Bengale en les affamant pour mieux les coloniser. Ceux qui refusent de reconnaître à des populations entières le bénéfice d’être traitées avec humanité, qui nient l’unité du genre humain et clivent leur sensibilité en étant sensibles à l’égard des leurs, insensibles à l’égard de ceux qui n’appartiendraient pas à la même humanité, se comportent en bêtes féroces. Le couple d’antonymes asymétriques4 hérité des stoïciens, bêtes féroces/êtres humains ou inhumain/humain, est de fait un couple normatif qui permet de déclarer qui est « sauvage » au sens « d’inhumain » quelles que soient les apparences de civilisation qu’il puisse revêtir et qui est humain quel que soit le raffinement ou l’absence de raffinement du vernis de civilisation. On comprend chemin faisant que l’humanité comme manière d’être au monde ne supporte pas d’ambiguïtés. Celui qui se comporte en « bête sauvage » une fois ne sera plus considéré comme doué d’une pleine humanité. L’humanité comme qualité semble même pouvoir relever de cette caractéristique particulière d'être entière ou nulle.

Cette manière de considérer la sauvagerie comme signe de l’inhumanité propre à la bête féroce au masque civilisé, se retrouve dans le procès du roi qui hérite de la longue tradition où les tyrans sont comparés aux tigres cruels, mais aussi aux lions qui s’ils sont contrariés peuvent le devenir.

La question de la sauvagerie est donc bien reliée à celle de la cruauté. L’humanité pleine d’humanité, se caractériserait alors par une compétence à retenir cette cruauté plutôt qu’à en jouir, car chacun sait déjà que l’homme n’est pas toujours humain et qu’il peut même être l’animal le plus féroce qui soit.

Cette acception du sauvage non pas comme bon sauvage mais comme sauvage féroce et civilisé à la fois, a permis de façonner les arguments qui conduisent à juger le roi comme coupable, puis les Anglais comme ayant choisi de trahir leur humanité. Cette sauvagerie particulière, est une fabrique alors de « criminels de lèse humanité5 ».

Je crois que cette sauvagerie particulière a été bien analysée par Patrice Loraux quand il décrit ce que les crimes contre l’humanité détruisent en chacun de ceux qui les commettent et de ceux qui en sont spectateurs. Il l’analyse à partir de la question des disparus en Argentine et évoque la pétrification de l’affectivité par « l’outre douleur. » Selon lui les sujets exposés à agir la violence ou à la voir se perpétrer développent un art de se défendre en perdant toute sensibilité à ce qu’ils agissent ou à ce qu’ils voient, la douleur serait trop forte, alors dit-il « on sent puissamment que l’on ne sent pas que l’on ne sent plus. » Une blessure qui saigne disait-il ce n’est pas grave, mais être outre douleur conduit à ne plus pouvoir faire de liens. Sans affections et sans souci pour les affections, l’humanité se dissout et sombre donc dans la « sauvagerie », l’absence de liens fervents et affectueux, la domination violente comme seul rapport social, par la force ou la soumission volontaire, c’est-à-dire la peur qui anticipe d’une manière imaginaire la violence à subir si l’on disait « non ». « Vous représentez-vous ce que vous avez fait » ou ce que vos aïeux ont fait ou regardé ou subi ? » Il insiste.

Une blessure ouverte n’est pas grave si elle fait souffrir, alors que cette impassibilité conduit au pire. […] De proche en proche, le trauma diffuse à travers les peuples où sont perpétrés les crimes. Il y a alors une réorganisation étrange du réel telle que tout ce qui serait faille réfractaire est annulé. Tout se fait compact tout se soude6.

Il y a donc dans chaque société qui a été exposée à ce type de sauvagerie, un véritable risque à lui laisser gagner la partie, c’est donc le cas particulièrement pour les sociétés européennes, qui ont assisté à l’extermination nazie et, en amont et en aval aux pratiques inhumaines des conquêtes, des administrations et des guerres coloniales de décolonisation. Ce sont d’ailleurs des pratiques analogues que l’on observe entre tortionnaires nazis, tortionnaires argentins et décolonisation de l’Indochine… nous ne pouvons pas penser que nous en avons fini avec ce qui avait été pointé par cette expression du paradoxe dans l’oxymore « sauvage policé ».

Peut-être sommes-nous tous désormais des sauvages policés qui avons besoin de soins pour redevenir humains, c’est ce que nous dit le livre et le film intitulés la Question humaine7 qui pointent le lien entre nazisme et déshumanisation des pratiques contemporaines de management.

L’ambition des révolutionnaires français en déclarant l’humanité une, et chacun des êtres humains dotés de droits égaux et de liberté réciproque consistait à sortir de cette sauvagerie policée de l’Ancien régime. Or ils constatent que ce n’est pas facile et rapide car les pratiques inhumaines perdurent depuis 1789.

C’est sans doute Collot d’Herbois qui est le plus explicite à ce sujet quand il évoque la vie que les riches Lyonnais font vivre aux pauvres dans son rapport sur « Commune affranchie8 ». Il explique pourquoi la position des fédéralistes lyonnais est inacceptable. Là encore, il s’agit de démonter les apparences et l’on retrouve les oxymores, métaphores ou qualifications qui connectent civilisation et barbarie, humanité et inhumanité. Je me permets de proposer ici une citation longue pour que ce texte trop souvent méconnu soit mis à disposition.

La Révolution serait un monstre politique et moral si elle eut eu pour but d’assurer la félicité de quelques centaines d’individus, et de consolider la misère de vingt-quatre millions de citoyens. C’eut donc été une dérision insultante à l’humanité, que de réclamer sans cesse le nom de l’égalité, quand des intervalles immenses de bonheur eussent toujours séparé l’homme de l’homme, et qu’on eût vu étouffée sous les distinctions de l’opulence et de la pauvreté, de la félicité et de la misère, la déclaration des droits qui ne reconnaissait d’autres distinctions que celle des talents et des vertus. Ceux qui, dès l’origine de la révolution, ont su en saisir l’esprit et en favoriser les progrès, ceux-là ont dû voir qu’elle tendait à faire disparaître de dessus le sol de la France, les monstruosités inhumaines ; ceux-là ont vu que si une égalité parfaite de bonheur était malheureusement impossible entre les hommes, il était au moins possible de rapprocher davantage les intervalles : [ils ont vu] qu’il y avait des disproportions épouvantables entre les travaux du cultivateur et de l’artisan et le modique salaire qu’il en retirait ; ils ont vu avec indignation que celui dont les mains robustes donnaient du pain à ses concitoyens, souvent en manquait lui-même et l’arrosait de ses larmes plus encore que de ses sueurs ; ils ont jeté le regard de la philanthropie et de l’humanité sur les campagnes, dans les ateliers, dans les greniers, dans les souterrains de l’indigence et à côté du travail qui devrait toujours être accompagné de l’aisance, ils ont vu les haillons de la misère, la pâleur de la faim, ils ont entendu les plaintes douloureuses du besoin, les cris aigus de la maladie.

D’un autre côté, ils ont vu les maisons de la richesse de l’oisiveté et du vice, tout le raffinement d’un luxe barbare ; et ce qui devait être la récompense de l’industrie et de la vertu, ils l’ont vu prodiguer aux sangsues du peuple, à des scélérats couverts d’opprobre et de dorure et plus engraissés de la substance des malheureux que du luxe insolent de leur repas.

Enfin pour comble d’infamie, ils ont vu le mépris de ces superbes poursuivre le pauvre dans sa chaumière ; ils ont vu ces monstres, au lieu de s’attendrir sur des maux que leur luxe seul avait causés, les aggraver par leurs dédains, se croire déshonorés s’ils étaient approchés par le malheur, et s’indigner s’ils avaient respiré le même air que le pauvre9.

Chacun des grands rapports de Saint-Just dans la lutte des factions a remis en jeu le récit de ce qui s’est déroulé afin de s’expliquer d’abord à lui-même et puis aux autres ce qui fait que la vie des Français n’est pas encore sortie de cette sauvagerie plus ou moins policée.

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« On a vécu comme des sauvages »

Dès le 13 novembre 1792 dans son premier discours lors du procès du roi Saint Just déclare « Nous cherchons la nature et nous vivons armés comme des sauvages furieux ! » Entendons comme ces bêtes féroces qui ont été nos rois, comme ces hommes qui loin de chercher à faire lien dans une aimable sociabilité, se comportent en rivaux, adversaires, ennemis.

Il reprend le même discours en l’an II, « On a vécu comme des sauvages sans confiance et sans bonne foi10 ».

Il ne se contente pas de pointer des ennemis étrangers et inhumains, il interroge la capacité des hommes révolutionnaires à redevenir humains, à sortir de la sauvagerie d’Ancien régime qui perdure selon lui et le désespère. La violence, la guerre, l’inimitié fruits de la corruption historique seraient entretenues par la contre-révolution et maintiendraient les Français dans cette sauvagerie, rendant encore inaccessibles les affections naturelles à retrouver dans l’énergie de la quête révolutionnaire comme quête d’une liberté authentique.

Pour Saint-Just la sauvagerie est entretenue par la confusion entre deux types de liberté et il demande « qu’on mette de la différence entre être libre et se déclarer indépendant pour faire le mal. »

Deux conceptions de la liberté s’opposent et se confrontent pendant la Révolution française, une liberté où l’autre est un obstacle et une liberté où l’autre est un moyen du bonheur. La première dessine un monde en guerre où l’autre est un rival, adversaire, ennemi, la seconde un monde de secours réciproques.

La sauvagerie est liée à la liberté rivale, l’humanité à la liberté qui par réciprocité fonde une communauté des affections. Une unité, l’humanité une par réciprocité d’homme à homme, de peuple à peuple et peut-être même de monde à monde, là est une cosmopolitique de la liberté.

Quelles sont les caractéristiques de cette vie sauvage maintenue par de mauvaises passions ?

La division qui isole chacun dans son quant à soi et dans son intérêt privé.

Le premier moyen de destruction des liens civils confiants et de la fabrique de la division est selon Saint-Just d’abord économique. Les assignats avaient été créés pour obtenir des financiers, l’argent nécessaire à rembourser la dette contractée pendant l’Ancien régime, en attendant de vendre les biens nationaux. Ils auraient donc dû disparaître au fur et à mesure de la vente de ces biens. Or en devenant du papier monnaie, ils permettent à leurs possesseurs de spéculer sur le prix de toutes les denrées, sans avantage conséquent pour l’État et au détriment des consommateurs de denrée de première nécessité. Ce nouveau papier monnaie creuse l’écart entre les riches et les pauvres et appauvrit l’État. Il fait cesser la circulation car nombreux sont ceux qui refusent de vendre leurs denrées pour un tel papier monnaie. Là commence le refus d’entrer en relation puisque cette relation n’est plus équitable. La possibilité d’accaparer les denrées pour spéculer, parfois les vendre à l’étranger, spéculer au mépris du droit à l’existence. C’est dans ce contexte que, toujours selon Saint-Just, la lettre de change, symbole de la confiance nécessaire au commerce, a disparu. Or cette perte de confiance produisait disette et famine par défaut d’approvisionnement. Premier malheur. Mais elle conduisait aussi chaque région, chaque département, chaque famille à se replier sur ses intérêts sans se soucier du bien commun ou du malheur des autres, c’est ce qu’il appelle le fédéralisme, qui n’est pas seulement politique mais aussi social.

Le fédéralisme ne consiste pas seulement dans un gouvernement divisé mais dans un peuple divisé.

Vous êtes des bêtes féroces vous qui divisez les habitants d’une république et tracez un mur semblable à celui de la Chine autour de toutes les peuplades. Vous êtes des sauvages vous qui isolez la société d’elle-même ou qui excitez des rumeurs pour effaroucher la confiance qui nourrit les citoyens. Bientôt les Français n’auraient plus parlé la même langue, il s’est fait depuis quelque temps peu de mariages éloignés, chaque maison était pour ainsi dire une société à part11.

On a vécu comme des sauvages, sans confiance, et sans bonne foi12.

La destruction de liens économiques moraux conduit à ce que Saint-Just appelle le fédéralisme civil, « un fédéralisme où chaque commune s’isole d’intérêt. C’est ce qui arrive en ce moment, chacun retient ses denrées dans son territoire, toutes les productions se consomment sur le sol, il faut empêcher que chacun s’isole de fait ». Le 23 ventôse, il affirmait déjà :

L’immoralité est un fédéralisme dans l’état civil, par elle chacun sacrifierait à soi tous ses semblables, et ne cherchant que son bonheur particulier, s’occupe peu que son voisin soit heureux et libre ou non.

Là serait la défaite de la réciprocité révolutionnaire : l’indifférence.

Comme ses homologues britanniques du XVIIe, il conçoit une société qui existe indépendamment du gouvernement et s’alarme de la disparition de cette société par la perte des liens entre citoyens, entre ceux mêmes qui ne seraient pas encore conscients d’être citoyens. Car Saint-Just affirme que dans « tout État, il n’est qu’un fort petit nombre d’hommes qui s’occupent d’autre chose que de leur intérêt et de leur maison13. » Mais même ainsi, s’ils sont en lien ce sont des membres d’un peuple. Par contre isolés, ils ne font plus peuple, mais collections d’êtres apathiques. Cette apathie et cet isolement ne sont pas pour Saint-Just synonymes d’indépendance, car l’indépendance n’empêche pas les êtres humains doués d’affects, de chercher à se lier. Les affects seraient ainsi comme le numéraire, ils permettraient la circulation, non plus des objets de commerce mais des personnes.

Sans affections et sans souci pour les affections, l’humanité se dissout et sombre donc dans la sauvagerie. Cette vie de sauvage comme on parlerait de capitalisme sauvage, ou des sauvages policés de la grande Bretagne, suppose d’inventer des remèdes.

Le 26 germinal an II, Saint-Just affirme que « ceux qui survivent aux grands crimes sont condamnés à les réparer14. »

Les grands crimes sont ceux qui ont détruit les rapports entre êtres humains, une certaine civilité qui rend les sociétés vivantes et habitables.

Selon Saint-Just seule l’abondance prouvera qu’on est sorti de ce qu’il appelle des « lambeaux » d’une société où « le change, le commerce, la confiance, les relations » ont été détruites. La civilité doit accompagner l’abondance retrouvée, c’est pourquoi il affirme :

Il faut que vous fassiez une cité, c’est-à-dire un peuple de citoyens qui soient amis, qui soient hospitaliers et frères. Il faut que vous rétablissiez la confiance civile. 

C’est dans ce contexte qu’il développe un sensualisme politique et déclare « honorez l’esprit mais appuyez-vous sur le cœur. »

Qu’entend-il par là ? Qu’il faut retrouver des sensations humaines non dénaturées par cette histoire destructrice. Retrouver ce qu’il appelle la nature et une sensibilité qui fait des humains des êtres indépendants mais sociables et solidaires. Il s’en était expliqué dans un texte théorique intitulé De la nature15.

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L’homme naturel n’est pas sauvage, ce sont les conventions qui le rendent tels. D’une politique sauvage (à la manière de Clastres) appelée naturelle puis républicaine

Affects et besoins au fondement de l’état social de nature

Dans le texte De la nature Saint-Just affirmait que ce sont les compétences affectives naturelles des hommes qui les font vivre en société. « Les sentiments de l’âme » sont dit-il « le présent de la nature et le principe de la vie sociale16 ». Cette nature où les sentiments conduisent les hommes à faire société n’est pas dénuée de lois. Il affirme ainsi que « tout ce qui respire est indépendant de son espèce et vit en société dans son espèce. […] Cette indépendance a ses lois sans lesquelles chaque être languirait seul sur la terre. Ces lois sont leurs rapports naturels, ces rapports sont leurs besoins et leurs affections ; selon la nature de leur intelligence ou de leur sensibilité, les animaux plus ou moins s’associent17 ».

En pointant résolument le rôle des affects dans le faire société, en donnant à ces affections le rôle d’aimants qui font que les hommes ne sont pas solitaires, isolés, Saint-Just affirme que l’humanité et l’humanisation dépendent fondamentalement des affections. Lorsque les affects font souffrir ils sont, non plus sentiments, mais passions « fruits de l’usurpation et principes de la vie sauvage18 ». Dans De la nature, Saint-Just considère que « les hommes sont policés tant qu’ils suivent leurs penchants », et qu’« ils deviennent sauvages quand les lois politiques prennent la place de ces penchants et qu’ils sont agrégés par la domination et l’esclavage ».

Il s’agirait donc pour Saint-Just de cesser de légiférer au sein des groupes humains pour leur faire retrouver leur état de société harmonieuse, leur permettre de reprendre conscience des lois de nature.

La plupart des erreurs de la cité sont venues de ce qu’on a regardé la législation comme une science de fait. De pareilles idées devaient perpétuer les peuples dans l’esclavage, puisqu’en supposant l’homme farouche et meurtrier dans la nature, on n’imaginait plus d’autres ressorts que la force pour le gouverner. Pour avoir confondu le droit social et le droit politique on a fait des agrégations et non point des sociétés19.

La république par la nature de sa convention a fait un contrat politique ou de force entre chacun et tous et ce contrat politique forme un pacte social. Mais quelle violence et quelle faiblesse, tandis que la nature est là qu’on oublie et qu’on outrage. Ces sociétés ressemblent à des traités de pirates qui n’ont garant que le sabre. Les flibustiers aussi avaient un pacte social sur leur navire20.

Le pacte social loin d’être la garantie d’un droit gouvernement fait donc signe chez Saint-Just vers le brigandage ou cette piraterie. Il renverse alors l’ordre des raisons de Montesquieu et de Rousseau et discute leurs points de vue avec véhémence. La nature n’est pas sauvage, c’est bien le pacte qui l’est. Il ne faut pas prendre les hommes pour des animaux sauvages à dompter mais leur reconnaître leur nature humaine, c’est-à-dire implicitement faite d’humanité. Certes Saint-Just ne fait pas l’hypothèse de la cruauté naturelle, il fait dériver la cruauté de la confusion entre lois naturelles et loi politiques, c’est-à-dire d’une situation où l’homme se comporte à l’égard des autres hommes comme un peuple qui se défend face à un autre peuple conquérant. Ce sont alors des comportements sans rapports moraux, où mais les rapports physiques sont violents, car soit l’on craint d’être dominé, soit l’on est prêt à vouloir dominer l’autre. « L’homme sauvage ou politique est un animal cruel », quand « l’homme social est un être simple. C’est la loi qui arrache l’homme à lui-même21. »

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Lois naturelles et lois politiques

Le texte de Saint Just propose un renversement de toutes les conceptions contractuelles de la loi au profit de ce qu’il appelle des lois naturelles, lois instinctives de l’homme avant qu’il n’ait été perverti par l’histoire politique qui lui a fait croire que seul le pacte fondait la société.

L’état social ne dérive point de la convention, et l’art d’établir une société par un pacte ou par les modifications de la force est l’art même de détruire la société. […] La nature finit où la convention commence22.

Quand les pactes ont transformé les affections en passions, les rapports de force de fait les ensauvagent. Il appelle alors sauvages, « les hommes agrégés » par cette violence, et « dans ce sens la terre n’est maintenant peuplée que de sauvages. »

Ce faisant, il récuse non l’amour des lois mais l’amour des lois contractuelles au profit des lois de nature, leurs rapports naturels, besoins et affections.

Lorsque Saint-Just parle ainsi des besoins et des affections, il vient pointer le rôle des affects dans le faire société. On comprend alors que l’humanité et l’humanisation ne passent plus par les seules compétences d’usage de la raison. D’où l’opposition aux lois contractuelles qui résultent, elles, de cette raison qui ne fait aucune confiance aux affections. Cette raison en effet dégrade a priori l’état de nature comme état de violence et de force, quand Saint-Just en fait l’état d’harmonie affective. De ce fait, l’indépendance ne se confond nullement avec l’individualisme ou l’égoïsme. L’indépendance, c’est tout simplement la non-domination, des liens affectifs réciproques. Une non-domination qui repose donc sur ces lois de nature. On comprend ainsi ce que veut dire dénaturé. Celui qui ne respecte plus les lois de son espèce.

Pour autant, les lois politiques ne sont pas absentes chez Saint-Just. Ce sont celles qui permettent aux hommes indépendants d’une société de se liguer pour résister à la conquête extérieure :

Les hommes forment donc une société naturelle qui repose sur leur indépendance, mais tous ensemble forment un corps ou une force politique contre la conquête. L’état social est le rapport des hommes entre eux, l’état politique est le rapport d’un peuple avec un autre peuple23.

Cette distinction entre état social et état politique, loi de nature et loi politique permet de comprendre que l’amour des lois naturelles produit des affects qui sont ceux d’attachement à l’indépendance, à la non-domination autre nom de la liberté de chacun. Cet attachement est un attachement à la vie, qui consiste en fait en un certain sens de la vie, un certain amour de la vie. Quand il s’agit de « mourir pour » la patrie, c’est justement pour le défendre, pour défendre la vie bonne. Il n’y a donc plus de contradiction, aimer la patrie ce n’est pas avoir un penchant mortifère, mais aimer les lois de nature au point de savoir mourir pour les défendre en cas d’agression du groupe par un autre peuple conquérant. Ici encore on peut voir à quel point la notion d’indépendance de Saint-Just n’est pas un égoïsme mais la liberté même, celle qui peut être engagée pour autrui. Ce refus de l’épargne de la mort est l’engagement dans le processus social qui face à l’agresseur devient politique. Pour Saint-Just, il convient à nouveau de démêler les lois sociales qui sont donc de nature, reposent sur l’instinct non dénaturé ou régénéré, et les lois politiques qui sont de raison car face à la force d’un autre peuple il faut être unis par des lois différentes, la raison reprend ses droits.

Mais pourquoi ou comment cet état de nature a-t-il été perdu ? Pour Saint-Just,

Les hommes n’abandonnèrent point spontanément l’état social. La vie sauvage arriva à la longue et par une altération insensible24.

Quand les peuples perdirent le goût des assemblées pour négocier, pour cultiver la terre ou conquérir, le prince se sépara du souverain : ici finit la vie sociale et commence la vie politique ou la convention.

Mais ce n’est pas la seule figure du prince comme monarque qui pose problème à Saint-Just. C’est l’existence d’un pouvoir législatif conventionnel et du pouvoir exécutif faisant usage de la force qui sont pour lui contraires à la liberté. C’est ainsi une société sans État qui est imaginée à la manière dont Clastres avait décrit les sociétés dites sauvages non pas comme sociétés sans État mais comme société contre l’État.

Je ne fais point de différence entre toutes les formes de législation. Dans l’une le peuple est assujetti à un seul, dans l’autre à plusieurs. Dans la démocratie à soi-même […] toutes les législations étant organisées par la force, portent en germe l’oppression25.

Enfin :

La loi de nature fut perdue par la confusion entre lois civile fondée sur des rapports de force et loi civile dérivant du droit social ou loi de nature. La loi civile mit l’homme dans le commerce, il trafiqua de soi-même et le prix de l’homme fut déterminé par le prix des choses. Or comme il est certain que chaque chose fut inégale par sa valeur, l’homme et la chose étant confondues dans l’opinion civile, l’homme et l’homme furent inégaux comme la chose et la chose sont inégales26.

L’inégalité entre les hommes tient donc à leur réification, à la confusion entre objets de commerce et humains incessibles. Le commerce des hommes en devenant marchand signe la perte des sentiments naturels de sociabilité au profit des rapports de force.

On voit bien que pour Saint-Just, ce n’est pas l’abandon de la raison mais l’abandon des sentiments naturels qui conduit à l’usage de la force. Ainsi Saint-Just s’écarte fondamentalement de John Locke. Il faut réparer les humains en fondant des institutions civiles qui seront les lieux du jugement sensible, chants, poésie, théâtre, seront aux fondements des fêtes, et l’amitié l’institution par excellence pour faire lien là où les lois n’ont été que contraintes.

Le rire destituant/instituant

Si les lois devenaient mauvaises on pourra rire en société.

J’ose prédire que l’homme doit tôt ou tard fouler au pied ses idoles, quel peuple n’a pas fini par mépriser ses lois et ses dieux ; pourquoi cela ? C’est que corrompu par eux et éclairé par sa corruption, celle-ci le ramenait à la nature27.

Ainsi Saint-Just montre qu’à Rome et en Grèce on finit par rire « des lois, du magistrat et des dieux. »

Aussi pour lui, les sentiments que l’on doit cultiver à l’égard des lois politiques existantes qui maintiennent dans un état sauvage, ne sont pas des sentiments amoureux, mais l’ironie critique, le renversement amusé, l’humour qui produisent le rire. Or ce rire a pour effet de produire un lien horizontal sans qu’il soit nécessaire qu’il soit relayé par un lien vertical. Rire joyeux, vif, vivant, il ramènerait les lois de nature car c’est en société que l’on rit le plus volontiers. Le rire serait le passage obligé pour retrouver la socialité naturelle et communicative sans que cela passe par un apprentissage. Pour autant le rire n’est pas une pure physique, il est selon la thèse d’Aristote28 dans la Poétique, ce qui permet de juger spontanément le vice en sollicitant des sentiments de mépris envers ceux qui se conduisent de façon ridicule. Ce sentiment de mépris pour les efforts absurdes ou vain de l’humanité dominée par des lois conventionnelles, des magistrats et des dieux, est dit-on alors à l’origine du rire inextinguible de Démocrite. Le rire n’exprimerait pas la joie mais le dégoût. Or ce dégoût viendrait périodiquement régénérer grâce au rire, l’humanité devenue sauvage. Le rire serait ainsi d’une manière ultime la passion capable de produire sans apprentissage, une forme de résistance à l’oppression. Le rire est ainsi l’arme morale et politique des sociétés dégénérées. Il faut rire pour se réinventer.

Enfin l’héroïsme de la résistance à l’oppression est bien la manière de faire face au danger d’un État qui s’autoriserait à gouverner sans maintenir cette vie indépendante et bonne que chacun ne peut que souhaiter.

149 Andrea Alciato, Les emblêmes (1584).

La haine de la politique dessinée par Saint-Just comme haine des rapports de domination dessine une politique sauvage à la manière de Clastres quand il observe les manières de faire société contre l’État. Si le danger qui règne dans les tribus étudiées par l’anthropologue, c’est l’apparition d’un État oppresseur et que le roi doit être à cet égard un fusible qui signifie explicitement que l’État comme tel ne peut exister que comme simulacre que l’on sera prompt à remplacer s’il prétendait à une autre teneur de réalité, ne peut-on voir dans l’affirmation d’un héroïsme de la résistance à l’oppression une pensée et une praxis politique analogue ? Une lecture diachronique des textes théoriques, De la nature et fragments d’institutions républicaines, les va-et-vient de ces textes de méditation à des textes politiques d’action prononcés à la Convention et inaugurés par le discours pour le procès du roi, peut-être est-il possible de comprendre comment ce jeune homme avance politiquement avec ses rêves et comment l’expérience politique vient soit les nourrir soit les déchirer. L’expérience politique en actes le déplace à coup sûr, sans qu’il renonce à cette indépendance qu’il revendique la veille de mourir :

Je méprise cette poussière qui me compose et qui vous parle ; on pourra la persécuter et faire mourir cette poussière ! Mais je défie qu’on m’arrache cette vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles et dans les cieux29.

Or cette indépendance revendiquée, est certes pour Saint-Just fondement de la nature humaine, mais il faut bien désormais se la redonner et non attendre de la nature qu’elle vous soit donnée, se la redonner, la prendre n’est-ce pas faire de la politique sauvage ? La politique a été chez Saint-Just identifiée à l’Ancien régime. Le mot politique ne s’en relève pas, mais Saint-Just rêve et invente un art de vivre collectivement : la communauté des affections.



Nous vivons aujourd’hui dans un monde sauvage au sens de féroce, et cette férocité est accrue par les mots d’ordre de rivalité darwinienne qui sévissent au cœur même de l’institution de savoir. Il nous reste donc à approfondir ce que voudrait dire aujourd’hui la régénération d’une politique sauvage où la politique ne serait plus associée à la domination mais ne serait pas non plus associée à la fragmentation d’un monde où chacun s’isolerait d’intérêts. Tout reste à faire.

Sophie Wahnich


  1. Pierre Clastres, Recherches d’anthropologie politique, Paris, Seuil, 1980 

  2. Miguel Abensour (dir.), L’esprit des lois sauvages, Pierre Clastres ou une nouvelle anthropologie politique. Paris, Seuil, 1987. 

  3. Saint-Just, Œuvres complètes, présentées par Miguel Abensour et Anne Kupiec, Paris, Gallimard, 2004, p. 1055. 

  4. L’expression est de Reinhardt Koselleck, dans Le futur passé, contribution à la sémantique des temps historiques, Paris, Éditions de l’EHESS, 1990 (1979), p. 191. 

  5. Sur cette question, je renvoie à L’impossible citoyen : l’étranger dans le discours de la révolution française, Paris, Albin Michel, 1997, réédition 2010, et plus particulièrement au livre III, Fraternité et exclusion. 

  6. Patrice Loraux, « Les disparus », Le genre humain, n° 36, 2001, p. 41-57. 

  7. La Question humaine est un film français réalisé par Nicolas Klotz, sorti en 2007. Il s’agit de l’adaptation du récit de François Emmanuel, La Question humaine, Paris, Stock, 2000. Les liens entre management et idéologie nazie ont été mis en Lumières par Johann Chapoutot, Libres d’obéir, Le management du nazisme à aujourd’hui. Paris, Gallimard, 2020. 

  8. Nouveau nom donnée à la ville de Lyon fédéraliste et vaincue par la Convention. 

  9. Commission temporaire de surveillance de Ville Affranchie, Archives Nationales, ADXVIII A 18 dossier Collot d’Herbois. 

  10. Saint-Just,_ Œuvres complète_s, 26 germinal an II, p. 746. 

  11. Ibid., p. 749. 

  12. Saint-Just, 23 ventôse an II. Rapport sur les factions de l’étranger, p. 675 et suivantes, in Œuvres complètes, op. cit. 

  13. Troisième fragment, p. 1136. 

  14. Saint-Just, « Rapport sur la police générale », 26 germinal an II. Saint-Just, Œuvres complètes, p. 763.Illustration anonyme : portraits de la Révolution française (1794). 

  15. Date non connue entre 1792 et 1794, Saint-Just, Œuvres complètes, p. 1041-1084. 

  16. Ibid., p. 1043. 

  17. Ibid., p. 1044. 

  18. Ibid., p. 1043. 

  19. Ibid., p. 1045. 

  20. Ibid., p. 1046. 

  21. Ibid., p. 1050. 

  22. Ibid., p. 1043. 

  23. Ibid., p. 1045. 

  24. Ibid., p. 1051. 

  25. Ibid., p. 1053. 

  26. Ibid., p. 1054. 

  27. Ibid., p. 1055. 

  28. Sur le rire antique, on consultera Quentin Skinner, « La philosophie et le rire », 2001, en ligne : http://cmb.ehess.fr/54 

  29. Note insérée dans le Projet d’institutions, 1794. 

Un sage ensauvagement de la pensée ou le socialisme sauvage Transversales