Édouard Jourdain
Dans quelle mesure la démocratie peut-elle être conçue comme « sauvage » ? La sauvagerie en question a-t-elle quelque lien avec ces sociétés premières dont parlent les anthropologues ? Claude Lefort, en théorisant la division originaire du social, et Miguel Abensour, en insistant sur le principe d’anarchie qui vient travailler négativement tout ordre positif, ont en réalité une conception bien moderne du sauvage qui renvoie à l’irruption et au conflit qui sont autant de notions prises dans une signification précisément conjurée par les sauvages que l’on retrouve notamment chez Pierre Clastres. Pourtant le sauvage, dans son refus de la division sociale (et donc de l’État et des classes sociales), a encore bien des choses à nous rappeler quant à la possibilité d’une société exempte de relations de domination. En prenant acte de la nécessité du conflit et de la pluralité qui marque notre modernité lorsqu’elle n’est pas prise dans le fantasme du totalitarisme, il devient alors possible de concevoir un nouvel ordre qui ne se réduit pas à de la négativité, et qui est pourtant dans toute la force du terme anarchiste. Un nouvel ordre sauvage peut-être, mais qui dépasse le sauvage archaïque tout aussi bien que la démocratie sauvage en affirmant la possibilité d’une positivité sans archè.
Claude Lefort, dans le sillage de Merleau-Ponty avec ses « Notes sur Machiavel », a tenté de montrer que le propre de la démocratie était d’être conflictuelle alors que le totalitarisme, avec son fantasme d’obtenir une société transparente à elle-même, allait nier cette possibilité du conflit. Dans la perspective antitotalitaire d’une révision du marxisme, le recours à Machiavel semble à première vue judicieux dès lors que sont pris en compte l’irréductibilité du conflit mais aussi de l’imaginaire et du symbolique. Machiavel, donc, insiste sur la dimension conflictuelle du politique dont la dimension réaliste se détache de l’idéalisme kantien. En effet :
Machiavel n’est pas assez naïf pour imaginer que la loi n’a besoin de nulle autre garantie qu’elle-même. La loi est fondée sur la force, mais la force à son tour détruira la loi, à moins qu’elle ne soit bridée ; et la force ne peut être bridée que par une force opposée. Sociologiquement, donc, la fondation de la liberté consiste dans l’équilibre des forces, ce que Machiavel appelle un gouvernement « mixte ».1
Cet équilibre conjurerait ainsi l’émergence de la tyrannie dont l’aboutissement suprême serait la suppression de tout antagonisme et de tout contre-pouvoir au profit de l’Un.
Rottonara
Cette conflictualité s’articule chez Lefort et chez la plupart de ceux qui reprendront Machiavel pour envisager la possibilité d’une démocratie radicale ou sauvage. Hormis le conflit autour de la pluralité des valeurs liée à l’indétermination démocratique qui marque la modernité, le véritable conflit structurant est le conflit entre les Grands, catégorie que nous pourrions assimiler aux aristocrates et aux bourgeois, et le peuple. Lutte entre « classes », donc, qui explique que les lecteurs post-totalitaires de Machiavel restent marqués par le marxisme dont ils révisent l’issue communiste qui suppose un état pacifié. Cette révision est opérée par deux éléments : les luttes ne font plus exclusivement l’objet d’une explication économique, et elles deviennent irréductibles, constituant le moteur interminable de la démocratie où le peuple lutte pour ses droits. Lefort rend compte des mobiles de ce conflit comme suit :
Le désir des Grands vise un objet : l’autre, et il s’incarne dans des signes qui les assurent de leur position : richesse, rang, prestige. Le désir du peuple est en revanche, à rigoureusement parler, sans objet. [...] Ce qui fait la spécificité du désir qui lui est propre, c’est de ne pas être opprimé. Telle apparaît la négativité de ce désir qu’il s’accorde avec la liberté de la cité, avec la Loi.2
La liberté du peuple s’exprime alors par le désir de ne pas être opprimé par les Grands, tendant ainsi à briser la logique d’appropriation des grands dont le désir est avant tout de conserver ce qu’ils ont et de conquérir toujours davantage de richesses. Le conflit doit donc être ouvert, ouvrant la société à une réflexivité qui suppose la conjuration de l’idéologie qui nie la réalité du conflit au nom de l’ordre et de l’unité. La lutte du peuple s’inscrit donc dans la négativité : sa lutte étant sans objet propre, sa liberté est négative. Cette division supposée originaire viendrait ainsi s’inscrire comme constante du politique, et par conséquent comme élément structurant irréductible. Or cette assertion est susceptible d’être battue en brèche notamment par une relecture de l’œuvre de Pierre Clastres, l’essentialisme de Lefort concernant la division originaire du social se retrouvant selon nous dans sa mésinterprétation des thèses de l’auteur de La société contre l’État.
À son sujet Lefort écrit :
Quoique l’objet du refus ne soit pas représenté, quoique l’État ne soit pas connu de ceux qui se défendent contre son avènement, le discours et la pratique des primitifs témoignent d’une reconnaissance tacite de la division sociale et de la possibilité de son déploiement.3
Ici Lefort confond l’actuel et le potentiel pour mieux pouvoir justifier ses thèses, car précisément il n’existe pas dans les sociétés sans État décrites par Clastres de division du social rendue possible par une autorité coercitive. Si la conjuration de la division suppose la conscience d’une possibilité de son émergence, elle demeure rigoureusement consubstantielle à une société homogène et unitaire marquée par une hétéronomie qui n’est pas liée à l’État ou à la division en classes mais à l’autorité des Ancêtres : d’une part,
la communauté veut persévérer en son être indivisé et empêche pour cela qu’une instance unificatrice se sépare du corps social – la figure du chef commandant – et y introduise la division sociale entre le maître et ses sujets.4
D’autre part, le conservatisme primitif cherche
à empêcher l’innovation dans la société, il veut que le respect de la Loi assure le maintien de l’indivision, il cherche à empêcher l’apparition de la division dans la société. Telle est, tant au plan de l’économique (impossibilité d’accumuler les richesses) qu’au plan de la relation de pouvoir (le chef est là pour ne pas commander), la politique intérieure de la société primitive : se conserver comme Nous indivisé, comme totalité une.5
La division originaire du social est un mythe moderne pour justifier la division entre classes sociales et l’État. Elle n’a jamais existé dans les sociétés premières. La division originaire est imaginaire et symbolique : elle concerne la séparation de la société d’avec les fondements de la Loi qui leur est donnée et ne peut se discuter (cette division est soulignée à juste titre par Lefort et Gauchet, contrairement à Clastres, mais ils la confondent avec le social).
Les conflits entre les grands et le peuple sont donc inconcevables chez les sauvages, car ils augureraient la possibilité de la guerre civile au sein de la communauté et donc la possibilité de l’autodestruction. En réalité, nous retrouvons dans le réel de ces sociétés sauvages les mécanismes de conjuration qui ont permis d’empêcher ce que les philosophes politiques ont dès le début entendu conjurer à tout prix : à savoir la guerre civile, la stasis. D’une certaine manière, les philosophes politiques n’auraient ainsi que tenté de penser les conditions et les possibilités de retrouver ce qui avait été perdu : la paix civile et l’unité que l’on retrouve dans les sociétés premières. Pour autant, celles-ci ne sont pas pacifiques, tant s’en faut. La guerre constitue la rançon de cette paix, et elle est chère payée. La division interne est expulsée à l’extérieur : la conjuration de la guerre civile (entre exploiteurs et exploités, dominants et dominés, caractéristiques de la division sociale) est rendue possible grâce à la guerre de toutes les communautés contre toutes les communautés, garantissant leur indivision et la conjuration de l’émergence de l’Un. Ici Clastres prend le contre-pied de Hobbes en montrant que la guerre permet un certain mode de socialisation où l’état de nature ne se réduit pas à l’insécurité de chacun. Quelque chose de plus est en jeu dans la mise en place d’un système de conjuration par la guerre d’une violence se répercutant directement sur la société par le biais d’une autorité transcendante. Ainsi, alors que pour Hobbes, l’État est contre la guerre, la société primitive inverse cette proposition en affirmant que « la guerre est contre l’État. »6 Ici nous retiendrons cette idée fondamentale chez Clastres :
Non seulement le discours sur la guerre fait partie du discours sur la société, mais il lui assigne son sens : l’idée de la guerre mesure l’idée de la société.7
L’indivision de la société primitive suppose alors une homogénéité dont la garantie s’obtient grâce à la guerre en vertu d’un principe qui ne change pas : tous unis contre l’ennemi. Cette logique antagonique des sociétés primitives, qui conjugue la guerre avec la conjuration de l’émergence de l’État, semble par là même conjurer toute idée de paix confondue avec l’Un, et toute idée de conflit interne confondu avec la division sociale.
L’extériorité radicale entre Nous et Eux où l’Un est finalement absorbé (parfois au sens propre, d’où l’anthropophagie) dans chaque communauté en tant qu’entité homogène et met en péril l’équilibre des forces, risquant de dégénérer par une violence destructrice aussi bien vis-à-vis de l’Autre que du Nous. D’autre part, l’hétéronomie radicale de la loi, bien que naturellement acceptée par les sociétés primitives, n’en constitue pas moins une violence consubstantielle à une paix liberticide (d’un point de vue chronocentré nous sommes proches ici du fantasme de la société transparente à elle-même des régimes totalitaires). A contrario, les théories de la démocratie sauvage insistent sur la nécessité de la division du social et de la conflictualité interne pour conjurer l’Un. L’Un n’est pas ici l’État mais précisément le fantasme d’une société transparente à elle-même, complètement homogène. Ces lectures de Machiavel émettent la même confusion que celle des sociétés primitives de façon symétriquement opposée. Avec la guerre comme conjuration de l’Un dans les sociétés primitives nous pourrions retrouver une équivalence avec le conflit comme conjuration de l’Un totalitaire. Cependant ces lectures machiavéliennes entendent conjurer l’Un mais non l’État ou la division sociale, tandis que les guerres des sociétés primitives entendent conjurer l’État mais aussi la conflictualité liée à une pluralité qui ne suppose pas nécessairement la division sociale (au contraire pourrions-nous dire, puisque la pluralité n’est réellement possible que grâce à un équilibre des forces conjurant les monopoles).
Jordy Meow
Il n’est donc pas question de division originaire du social dans les sociétés primitives, cette division n’advenant qu’avec l’émergence de l’État. Ni division ni pluralité par ailleurs, puisque la communauté primitive est foncièrement homogène et par conséquent anti-pluraliste.
L’autonomie sociopolitique et l’indivision sociologique sont condition l’une de l’autre et la logique centrifuge de l’émiettement est un refus de la logique unificatrice de l’Un.8
Deux remarques : si l’autonomie sociopolitique est en effet indissociable de l’indivision sociologique, il convient de souligner que les sociétés primitives, en recevant leur loi de leurs ancêtres, qui ne peut être remise en question, sont radicalement hétéronomes. L’indivision est davantage liée à la conjuration de l’Un, autrement dit de l’État, ce que Clastres affirme par ailleurs. Cependant cette indivision est caractérisée par une homogénéité qui, elle, est consubstantielle à leur dimension hétéronome, la pluralité étant impossible en vertu de l’autorité d’une loi qui s’impose naturellement à tous. S’il est donc vrai que les sociétés primitives ne connaissent pas la réflexivité moderne qui consiste à avoir conscience que nous nous donnons à nous-mêmes nos propres lois, il n’en reste pas moins qu’elles connaissent une réflexivité quant à la possibilité de l’émergence de la division. La conscience de cette potentialité, conjurée dans la mesure du possible, constitue elle-même un soupçon quant à l’impossibilité de l’histoire dans ces sociétés, et l’irruption des prophètes annonçant la fin proche de l’unité vient confirmer la porosité du cycle de l’éternel retour dont l’autorité fait loi dans ces sociétés.
En « découvrant la grande parenté du pouvoir et de la nature, comme double limitation de l’univers de la culture, les sociétés indiennes ont su inventer un moyen de neutraliser la virulence de l’autorité politique »9 : elles instituent elle-même le pouvoir en le présentant tel qu’il est, c’est-à-dire négation de la culture, afin, de pouvoir le maîtriser immédiatement. C’est en effet en retournant contre le pouvoir la ruse de la nature que ces sociétés, en nommant un chef relégué au-delà d’une frontière qui lui retire tout pouvoir de coercition, ont la possibilité de conjurer l’émergence de la transcendance.
La société primitive sait, par nature, que la violence est l’essence du pouvoir. En ce savoir s’enracine le souci de maintenir constamment à l’écart l’un de l’autre le pouvoir et l’institution, le commandement et le chef. Et c’est le champ même de la parole qui assure la démarcation et trace la ligne de partage.10
Klaus Hausmann
Le problème demeure bien sûr que le chef parle au nom de la société et au nom des ancêtres. De plus, la substitution de la parole à la violence va de pair avec le conservatisme des sociétés primitives : la parole ici assigne les individus à une place dont ils ne peuvent bouger et qu’ils ne peuvent remettre en cause11. Lieu du pouvoir occupé par le chef garant de la tradition donc, de manière à s’assurer que n’importe qui ne vient pas s’en emparer et l’utiliser selon son bon vouloir. A contrario, dans la démocratie sauvage de Lefort, le lieu du pouvoir est « vide ». Il est le lieu d’un théâtre permettant à la société de se rapporter à elle-même et de mettre en scène les conflits qui la traversent. De par sa dimension symbolique, le pouvoir permet ainsi d’éviter le fantasme de la fragmentation ou de la fusion. Aussi le pouvoir chez Lefort ne peut-il être localisé nulle part, ni à l’extérieur de la société comme altérité fondatrice, ni à l’intérieur du corps social comme unité substantielle : c’est un organe de la négativité qui empêche qu’une personne ne se l’approprie en propre. Or cet organe de la négativité qui permet de garantir cette distance entre l’extérieur et l’intérieur, ainsi que la médiation des conflits, a un nom : la représentation. Il est ici nécessaire de s’entendre sur les mots : rien n’empêche de garantir une distance entre l’instituant et l’institué par des instances de médiation sans pour autant que cela suppose une division du social entendue au sens de division en classes et nécessité d’une représentation qui serait en réalité synonyme d’appropriation du pouvoir (quand bien même elle ne pourrait l’être symboliquement). Sans doute faut-il pour examiner un peu plus en profondeur les apories du raisonnement de Lefort revenir sur la question de l’origine.
Pour Lefort, la reconnaissance par la société de l’absence d’une origine sacrée qui la fonderait conduirait par là même à la reconnaissance de la division qui la traverse, division irréductible justifiant la permanence de l’État. Or il est possible d’affirmer au contraire que c’est la reconnaissance de l’absence d’origine sacrée qui ouvre la possibilité de l’autonomie, ne serait-ce que parce que les sociétés n’ont pas attendu la reconnaissance de cette absence pour justifier l’État et la division sociale (intégrée certes la plupart du temps dans un système harmonieux et non conflictuel). De même que Freud considérait que le sujet est clivé, ne pouvant briser son désir de fusion que grâce à la loi, Lefort estime que la société renonce à son fantasme d’unité en reconnaissant sa division originelle, seule la loi constituant l’instance symbolique de médiation permettant d’articuler les conflits. Or, la Loi ou l’institution ne se réduisent pas à un principe de réalité qu’il s’agirait d’accepter en tant que tels, mais d’une réalité située susceptible d’être transformée. Comme le remarque Castoriadis qui reprochait à Lefort de trop prendre Lacan au sérieux12 :
il n’y a pas de sens à appeler aliénation le rapport de la société à l’institution comme telle. L’aliénation apparaît dans ce rapport, mais elle n’est pas ce rapport – comme l’erreur ou le délire ne sont possibles que dans le langage, mais ce ne sont pas le langage.13
D’autre part, lorsque la loi se confond avec l’État pour réguler des conflits entre les classes ou entre les élites et le peuple, elle légitime un déséquilibre qui se manifeste par une désappropriation de fait dont l’injustice est toujours susceptible de dégénérer en guerre civile. Un véritable équilibre entre les forces, et donc un conflit positif, ne peut se concevoir que lorsqu’elles sont chacune en pleine possession de leur droit et capacité (politique, économique, sociale, etc.). Enfin, concernant le fantasme de l’unité : si le sujet ne peut jamais coïncider avec lui-même, ce n’est pas tant parce qu’il en est empêché ou parce qu’un vide fonde son désir, mais parce qu’au contraire une multitude de possibles excèdent l’actualité de son identité. Dans le même ordre d’idée, Simondon écrit :
L’individu n’est que lui-même, mais il existe comme supérieur à lui-même car il véhicule avec lui une réalité plus complète, que l’individuation n’a pas épuisée, qui est neuve encore et potentielle, animée par des potentiels [...] l’individu ne se sent pas seul en lui-même, ne se sent pas limité comme individu à une réalité qui ne serait que lui-même.14
Le problème du fantasme de la société transparente à elle-même ne remet donc pas en cause le projet d’autonomie, au contraire puisqu’une telle société Une ne peut se concevoir (sans toutefois que l’identité soit parfaite) qu’en lien avec une hétéronomie radicale comme nous avons pu le voir avec le cas des sociétés primitives. L’actualisation de la justice est certes sans fin, mais chacune de ses avancées est marquée par une progression de l’autonomie.
La démocratie sauvage est marquée par le principe d’anarchie qui vient travailler l’ordre, l’archè. Pour Abensour qui relit Heidegger via l’ouvrage de Reiner Schürmann, Le principe d’anarchie. Heidegger et la question de l’agir15, c’est le principe de l’archè, comme référent métaphysique, qu’il s’agit de remettre en cause.
Toujours l’archè fonctionne à l’égard de l’agir comme la substance fonctionne à l’égard des accidents, leur impriment sens et telos.16
La clôture métaphysique s’impose alors comme présence d’un principe Premier dont la fonction est la fondation positive d’un ordre. Mais cet ordre est troublé par le principe d’anarchie qui est toujours ante-politique et négatif, par-delà le chaos et l’ordre. Il est sans cesse interruption et irruption, préservant ainsi de toutes les clôtures liées à un principe Premier et donc à la domination. L’anarchie
ne peut que troubler – mais d’une façon radicale – et qui rend possibles des instants de négation sans aucune affirmation – l’État. L’État ne peut ainsi s’ériger en Tout.17
Miguel Abensour, en radicalisant les thèses de Lefort avec sa notion de « démocratie sauvage », affirme ainsi que :
le principe politique, outre qu’il doit remettre en question le recours au principe même, à l’arché, ne doit-il pas se laisser précisément affecter par l’idée d’anarchie détachée de son acception purement politique, ne doit-il pas se laisser atteindre par les effets de trouble qu’elle exerce dessinant les lignes d’une dialectique négative ?18
Plus loin, Abensour reprend Levinas pour qui l’anarchie désigne avant tout un trouble, un désordre,
dessinant les lignes d’une dialectique négative, spécifique en ce qu’elle est délivrée de toute essence affirmative, en ce que le moyen de la négation ou le jeu de la négativité cesse de produire du positif.19
La dimension négative de l’anarchie permettrait alors à l’homme de pouvoir échapper aux mailles du filet de l’État en particulier et de l’ordre social en général (la dimension existentialiste de la révolte étant privilégiée par rapport à la supposée prétention totalisante du révolutionnaire à fonder un nouvel ordre). Ce travail du négatif est en effet fondamental, mais il n’est conçu ici que dans un rapport à la confusion entre l’ordre positif et l’archè. Car n’est-ce pas l’éternel récit du pouvoir que d’affirmer l’unité de l’_archè _et de l’ordre ? N’est-ce pas ce qui lui permet de justifier la division originaire du social comme horizon indépassable ? En réalité le principe d’anarchie négative vient nourrir et renforcer l’État autant qu’il le trouble, car la maîtrise du chaos est ce qui justifie son pouvoir. En réalité, le désordre est conçu comme cause première ou comme prétexte par l’autorité transcendante pour légitimer sa coercition et maintenir l’anarchie négative qui lui donne sa raison d’être. Ce que l’on appelle
unité et centralisation n’est autre chose que le chaos éternel, servant de base à un arbitraire sans fin ; c’est l’anarchie des forces sociales prise pour argument du despotisme, qui sans cette anarchie n’existerait pas.20
À l’anarchie négative se superpose une _archè _qui la maintient en lui donnant la forme arbitraire d’un ordre. De la sorte, anarchie négative et _archè _se supportent l’un l’autre. En d’autres termes, nous pourrions avancer qu’il existe un principe d’ordre théologique (ou cause première et unique au fondement de tout) articulant à la fois le chaos et l’arbitraire.
C’est que l’ordre bien compris n’a rien à voir avec l’archè. L’anarchie positive est ainsi un ordre qui échappe à toute clôture métaphysique dans le sens où la Justice ne peut trouver d’accomplissement tant qu’il existera des rapports sociaux et donc de l’histoire. Aussi l’anarchie positive n’exclut-elle pas la négativité (conçue comme liberté, en bien ou en mal), elle l’englobe. Car il n’existe pas d’un côté le principe d’anarchie et de l’autre l’ordre positif : une telle représentation permet au contraire sur fond d’indifférenciation qu’émerge l’Un (comme émerge par exemple le bouc émissaire sur fond d’une violence mimétique). Principe d’anarchie et ordre positif s’intègrent l’un dans l’autre. L’ordre a toujours un fond de chaos en lui et le chaos est toujours porteur d’un ordre, et c’est lorsque les êtres collectifs s’organisent et différencient ce qui était une représentation homogène de l’Un qu’un ordre positif sans archè peut advenir. Pour ceux qui occupent la place de l’archè, gérant tant bien que mal l’anarchie négative, cela ne va évidemment pas de soi : les politiques,
quelle que soit leur bannière, répugnent invinciblement à l’anarchie, qu’ils prennent pour le désordre ; comme si la démocratie pouvait se réaliser autrement que par la distribution de l’autorité, et que le véritable sens du mot démocratie ne fût pas destitution du gouvernement.21
La distribution de l’autorité suppose ainsi la dissolution de l’_archè _dans un ordre positif, les êtres collectifs n’étant plus dépossédés par l’Un dépassent la polarisation entre le chaos et l’arbitraire pour construire une unité conjurant à la fois la division sociale et l’hétéronomie. Conjuration de la division sociale et de la guerre civile par la réappropriation du pouvoir de décision concernant la chose publique (économique et politique), et conjuration de l’hétéronomie par la réappropriation par tous de l’imaginaire qui était donné de l’extérieur dans les sociétés premières, garantissant ainsi le pluralisme. Ainsi pour ainsi dire,
le gouvernement n’existe plus, puisque, par le progrès de leur séparation et de leur centralisation, les facultés que rassemblait autrefois le gouvernement, ont toutes, les unes disparues, les autres échappés à son initiative : de l’anarchie est sortie l’ordre.22
La lutte contre l’Un entendu à la fois comme État (leçon des sociétés primitives) et comme société transparente à elle-même (leçon des lectures de Machiavel) a lieu en vertu du conflit et de l’équilibre des forces qui suppose la disparition de la guerre extérieure entre unités homogènes (propre aux sociétés primitives) et intérieure, au sein de la société (entre dominants et dominés, exploitants et exploités). Devient ainsi envisageable une unité qui conjure l’Un et une conflictualité qui conjure la guerre. Ici la division prend un tout autre sens que celui de la division originaire du social qui présuppose l’irréductibilité de la domination et de l’exploitation. Elle repose sur l’équilibre et la séparation des fonctions. Afin d’éviter la réémergence de l’Un (en tant qu’État et société transparente à elle-même) et assurer la possibilité d’un pluralisme radical conjurant à la fois monopoles économiques et politiques, les forces sociales retrouvent ainsi leur capacité à maîtriser le réel et multiplier leur potentiel.
Édouard Jourdain
J. Burnham, The Machiavellians : Defenders of freedom, Gateway éditions, (1943) 1963, p. 80. ↩
C. Lefort, « Machiavel, la dimension économique du politique », in Les formes de l’histoire. Essais d’anthropologie politique, Gallimard, 1978, p. 131 et p. 136. ↩
Claude Lefort, « Sur Pierre Clastres », Libre, dernier trimestre 1978, reproduit dans Claude Lefort, Le temps présent, Écrits 1945-2005, Paris, Belin, 2007, p. 386. ↩
P. Clastres, Archéologie de la violence. La guerre dans les sociétés primitives, Paris, Éditions de l’aube, 2005, p. 84-85. ↩
Ibid., p. 80-81. ↩
Ibid., p. 90. ↩
Ibid., p. 16. ↩
Ibid., p. 85-86. ↩
P. Clastres, _La Société contre l’Éta_t, op. cit., p. 41. ↩
Ibid., p. 111. ↩
« En contraignant le chef à se mouvoir seulement dans l’élément de la parole, c’est-à-dire dans l’extrême opposé de la violence, la tribu s’assure que toutes choses restent à leur place, que l’axe du pouvoir se rabat sur le corps exclusif de la société et que nul déplacement des forces ne viendra bouleverser l’ordre social. Le devoir de parole du chef, ce flux constant de parole vide qu’il doit à la tribu, c’est sa dette infinie, la garantie qui interdit à l’homme de parole de devenir homme de pouvoir. » (Ibid., p. 111). ↩
Il y aurait une véritable généalogie à faire de l’identité réalisée par les philosophes politiques entre concepts psychanalytiques et concepts politiques pour justifier la nécessité de l’hétéronomie et du tiers autoritaire. Sur le débat Castoriadis/Lefort sur ce sujet voir l’ouvrage de Nicolas Poirier, L’ontologie politique de Castoriadis, Payot, 2011, p. 366-369. ↩
C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Seuil, 1999, p. 169-170. ↩
G. Simondon, L’individuation psychique et collective, Aubier, 1989, p. 194. ↩
R. Schürmann, Le principe d’anarchie. Heidegger et la question de l’agir, Paris, Seuil, 1982. ↩
R. Schürmann, op. cit., p. 15, cité par Miguel Abensour in La démocratie contre l’État, Paris, éditions du Félin, 2004, p. 174. ↩
E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Martinus Nijhoff, p. 128, cité par M. Abensour in op. cit., p. 189. ↩
M. Abensour, La démocratie contre l’État, op. cit., p. 157. ↩
Ibid., p. 190. ↩
Proudhon, Idée générale de la révolution au XIXe siècle, Paris, Tops/Trinquier, (1851) 2000, p. 263. ↩
Proudhon, Confessions d’un révolutionnaire, Paris, Tops/Trinquier, (1849) 1997, p. 136. ↩
Ibid., p. 197. ↩